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Chapitre XLVII
Erotomanie.

Aucun incident ne se manifesta pendant la route ; seulement Bannière resta muet, ce qui dut énormément étonner les archers, qui lui avaient entendu crier Vive le roi ! d'une façon si violente et si acharnée.
On conduisit Bannière au Fort-l'Evêque, comme il avait été dit, et, avec les formalités d'usage, on écroua Bannière.
Bannière, pendant tout le temps de son écrou, ne souffla pas plus le mot qu'il n'avait fait devant le commissaire et durant la route.
Puis, une fois écroué, il respira, tira son diamant de sa bouche, et le cacha dans une petite fente de sa muraille, ou plutôt de la muraille du roi, puis il tira son grabat devant cette fente, et se coucha sur son grabat, pour ne pas perdre son diamant de vue, même pendant son sommeil, comme eût dit monsieur de La Palisse, qui disait de si bonnes choses.
Ce n'était point sans raison qu'il en agissait ainsi, car on le fouilla minutieusement, ce qui n'était point difficile, attendu qu'il était plus qu'à moitié nu.
On examina surtout le scapulaire, qui fut reconnu vide et innocent, respecté même, comme il était d'usage en ces temps où les prêtres peut-être ne croyaient plus, mais où les archers croyaient encore à la religion qu'ils étaient chargés de faire respecter.
Cette fois ce ne fut pas un commissaire qui vint interroger Bannière, ce fut un juge du Châtelet ; la cérémonie fut imposante.
Bannière avait jusque-là trop peu parlé, mais cette fois il parla trop.
- Votre nom ?
- Bannière.
- Votre âge ?
- Vingt-cinq ans.
- Votre profession ?
- Je n'en ai pas.
- Votre domicile ?
- Je n'en ai pas encore, puisque j'arrivais ce matin à Paris.
- Vos moyens d'existence ?
Bannière montra ses bras ; fameux moyen d'existence ! les archers en savaient quelque chose et pouvaient en certifier au besoin.
Le juge alors entra dans le détail des griefs qu'on reprochait à Bannière.
- Pourquoi avez-vous battu la garde ? demanda-t-il.
- Parce qu'elle m'empêchait d'entrer au théâtre.
- Qu'alliez-vous y faire ?
- Pardieu ! voir le spectacle.
- Mais on vous a fouillé, vous n'aviez pas d'argent.
Ici Bannière fut embarrassé, plus embarrassé encore qu'auprès de madame de Mailly, car, au lieu d'une mauvaise réponse, cette fois il ne trouva point de réponse du tout, et cependant, avec un peu de présence d'esprit, la réponse était facile ; il n'avait qu'à montrer les nombreuses blessures de son habit et à dire ;
- Voyez si ma bourse a pu rester dans un habit déchiré de la sorte !
Et de cette façon encore, c'était dire qu'on pouvait réclamer des dommages et intérêts.
Mais Bannière ne trouva pas ce mensonge, si simple qu'il fût.
Il resta donc stupéfait à la demande du magistrat.
C'est qu'aussi il faut bien que nous disions toute la vérité, afin que notre lecteur ne fasse pas Bannière plus niais qu'il n'était en réalité.
Pendant que le magistrat instrumentait, Bannière ne pensait qu'à une chose, c'était à sortir de la prison.
Ce désir se manifesta tout à coup et au moment où le magistrat s'y attendait le moins.
- Quelle heure est-il ? demanda-t-il au magistrat qui le regarda tout pantois.
- Pourquoi faire ? répliqua celui-ci d'un air quelque peu goguenard.
- Pourquoi faire ? mais parbleu ! pour m'en retourner à la Comédie ! s'écria Bannière.
Le juge regarda les archers.
- Allons, vite, vite, réitéra Bannière, je puis très bien encore arriver pour le moment où Junie dit : – O mon prince ! et c'est surtout ce moment-là que je voudrais voir. Olympe y était si belle ! si pathétique ! si touchante !
- Eh ! fit le juge.
- Dépêchez-vous donc ! continua Bannière, car si vous tardez encore, je ne pourrai jamais arriver pour le moment où elle dit encore à Agrippine, vous savez : – Pardonnez, madame, à ce transport !
- Ah çà ! mais, balbutia le juge, qu'a-t-il donc ce diable d'homme.
- Voyons ! en finit-on ? continua Bannière d'un ton qui sentait le retour d'une colère contenue un instant mais qui menaçait d'éclater de nouveau.
- 0à ! s'écria le juge en regardant Bannière avec une certaine terreur, êtes- vous fou ? Comment, je vous trouvais presque innocent et j'allais avoir de l'indulgence pour vous...
- Parbleu ! il vaudrait mieux, dit Bannière, qu'on usât de rigueur à mon égard. Est-ce que j'ai rien fait, moi ? on m'a battu, on m'a déchiré un habit tout neuf, mis en déroute des chausses de basin que je portais pour la seconde fois, et tout cela parce que je voulais voir le spectacle et que je criais Vive le roi !
- Et il le criait même de grand coeur, dit un archer, il faut lui rendre cette justice.
- Ce n'est pas un méchant homme et il s'exprime bien, dit le juge.
- Vite, vite, alors, ouvrez-moi les portes, s'écria Bannière, puisque je suis si fort innocent !
- Mais, dit le juge, il est fou !
- Fou ! moi ! allons donc !
- Calmez-vous, et nous allons voir.
- Que je me calme !
- Oui.
- Mais je vous dis qu'elle va sortir de scène !
- Qui ?
- Junie.
- Qui cela, Junie ?
- Junie, mille diables ! Voulez-vous donc m'empêcher de la voir à la sortie.
- Oh ! oh ! voilà que l'accès revient, dit le magistrat regardant les archers en homme qui interroge à l'avance leur courage dans le cas où il aurait un appel à lui faire.
- Voyons, mon petit juge, continua Bannière, voilà qu'elle se déshabille.
- Mais qui donc ?
- Mais Junie !
- Junie se déshabille ? dit le magistrat scandalisé.
- Sans doute ! croyez-vous qu'elle va rentrer chez elle avec sa tunique et son peplum ?
- Eh bien ! qu'est-ce que cela me fait, à moi ?
- Mais à moi cela me fait beaucoup ; je n'ai que le temps de courir pour arriver au moment où elle sortira du théâtre. Lâchez-moi.
- Décidément, dit le juge, c'est un fou !
- C'est un fou ! répétèrent les archers enchantés de dire comme le juge.
- Un fou de l'espèce obscène ! continua le magistrat.
- Cependant, hasarda un des archers, il me semble l'avoir vu raccommoder avec soin ses chausses effarouchées.
- C'est qu'il a des moments lucides, dit le juge.
Bannière s'élança.
Les archers, sur un signe du magistrat, le retinrent.
Bannière recommença la lutte.
Les archers couchèrent Bannière sur la dalle. Puis, quand Bannière fut couché sur la dalle, où le maintenaient trois bras vigoureux, le magistrat fit le tour de Bannière, et le regardant avec une attention mêlée de curiosité :
- Messieurs, dit-il, cet homme est atteint d'une de ces crises dangereuses que les médecins nomment l'érotomanie. C'est fort désagréable, il ne faut pas le laisser voir aux jeunes filles.
Les archers rougirent.
Puis, ce jugement porté, le magistrat grommela quelques mots, en écrivit quelques autres sur un morceau de papier qu'il remit au principal archer, et ensuite il s'esquiva, non sans recommander aux quatre archers qui maintenaient Bannière de le garder dans la même position jusqu'à ce que lui, magistrat, fût dehors.
Bannière, qui ne l'avait pas perdu de vue, au lieu de se calmer, s'était aigri, l'avait menacé, il avait frappé même. Sa folie, hélas ! n'était pas celle que signalait le juge, mais c'était bien aussi une folie d'amour.
Le juge parti, on lâcha Bannière du côté des jambes, tout en continuant de le maintenir du côté des bras.
- Allons, mon garçon, dit le chef des archers, levez-vous de bonne grâce.
- Me lever ? Nous allons...
- Nous allons voir Julie, dit l'archer qui avait entendu ce nom français au lieu du nom latin de monsieur Racine, auteur de Britannicus.
Bannière bondit, croyant qu'on allait effectivement le rendre a la liberté.
Mais il eut soin de déplacer du bout de ses doigts la bague d'Olympe et la glissa dans le scapulaire, asile devenu désormais inviolable depuis qu'on l'avait si parfaitement visité.
Il eut bien raison, le pauvre Bannière, de cacher le diamant avec tant d'adresse ; car après avoir eu fait beaucoup de marches dans Paris, à ce qu'il en pût juger, dans une direction qui n'était pas celle de la Comédie Française, les archers le firent monter dans un fiacre et dirent au cocher :
- Touche à Charenton.
Une heure après, Bannière descendait avec son escorte devant une grande maison ; en le faisant passer sous un guichet, on écrivait, d'après le dire des archers, car Bannière n'avait rien voulu répondre, ne comprenant rien à ce qui se passait :
- Fou érotomane !
Les archers s'éloignèrent, il resta seul. On venait, sur le rapport du magistrat qui l'avait interrogé, de renfermer dans l'hospice des fous.
Et comme il s'insurgeait encore contre cette épouvantable persécution du sort, il vint des hommes robustes qui lui lièrent les mains et les pieds et le jetèrent dans une cellule froide où ils le laissèrent avec son désespoir, qu'une seule chose adoucissait, c'est qu'au milieu de tout cela il avait toujours la bague d'Olympe.

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