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Chapitre XLII
Où Bannière prend sa revanche.

Bannière demeura un instant sans voix et sans mouvement. Il était tout simplement stupéfait de ce qu'il venait d'apprendre. Tout était blessé à la fois en lui : son amour et son amour-propre.
Enfin, au bout d'un instant, la parole lui revint.
- Volé ! murmura-t-il, tandis qu'un frisson courait par tout son corps. Quoi ! le marquis della Torra, capitaine au régiment des Abruzzes ; quoi ! ce digne marchand millionnaire, se sont réunis pour me voler ! Impossible !
Ces réflexions furent faites rapidement, si rapidement, qu'elles étaient complètement formulées dans l'esprit de Bannière que Marion n'était pas encore au milieu de la cour des écuries, et cependant bien légère était la gracieuse petite femme.
Mais Bannière, lui aussi, était fort léger, surtout lorsque quelque violente passion le poussait. En un premier bond il fut dans la salie, en un deuxième bond il fut dans la cour, et du troisième bond il l'atteignit, et du même coup l'enveloppa dans ses deux bras.
Alors, en sentant ces bras qui la retenaient, ce souffle qui l'embrasait, elle commença de pâlir et de frémir comme sous l'influence d'un fascinateur.
La Nuit aidait : si la sombre déesse, fille du Chaos et soeur de l'Erèbe, protège parfois les voleurs, à ce que dit la fable, elle a, il faut l'avouer, si peu émérite qu'on soit, parfois aussi des faveurs pour les honnêtes gens.
- Qu'avez-vous donc voulu me dire, ma chère Marion, murmura tout bas Bannière à l'oreille de la jeune femme, en me disant que j'étais volé ?
- J'ai voulu dire ce que je vous ai dit, et pas autre chose.
- Volé !
- Oui. Savez-vous ce que c'est qu'un grec ?
- Un Grec ? fit Bannière surpris ; certainement, je l'ai appris au collège : c'est un homme qui est né en Grèce.
- Eh ! non, non, mon cher monsieur.
- Qu'est-ce donc alors ?
- Les grecs sont des gens adroits qui corrigent par leur habileté les caprices de la fortune.
- Des filous, alors ?
- Des filous, c'est bien dur ; des grecs, c'est plus poli.
- Alors le marchand est un grec ?
- Parfaitement.
- Alors le marquis est un grec ? Alors votre mari, le capitaine...
- Eh ! monsieur, il n'est pas capitaine ; il n'est point mon mari.
- En tout cas, s'il n'est point tout cela, vous êtes un ange, vous.
Et pour prouver Marion que son esprit était d'accord avec ses paroles, il lui prit deux gros baisers dont palpita fort le coeur de la jeune femme.
- Voyons, encore un mot, ma petite Marion. Comment le marquis m'a-t- il... Je l'appelle marquis, parce qu'il faut bien que je l'appelle d'une façon quelconque.
- Il vous a volé en s'entendant avec le marchand, parbleu !
- Mais tout cet argent et tous ces billets de caisse qu'ils ont étalé devant moi, c'était bien de l'argent, c'étaient bien des billets de caisse, cependant ?
- L'argent était vrai, et c'était le fond de la caisse de nos prétendus millionnaires ; les billets étaient faux, et, en y regardant de près, vous l'eussiez reconnu aisément.
Ils en étaient là de leur conversation, lorsqu'une fenêtre du premier étage s'ouvrit, et que l'on entendit la voix du capitaine qui criait ;
- Marquise Marion ! marquise Marion ! Eh bien ! s'il vous plaît, où êtes vous ?
- Il m'appelle, entendez-vous ? dit la jeune femme ; il m'appelle. Oh ! monsieur, lâchez-moi, il me tuerait.
Elle se dégagea, rendit un baiser à Bannière, et disparut dans l'obscurité.
Bannière resta seul au milieu de la cour sombre.
Alors tout ce qu'il avait entendu dire de ces habiles prestidigitateurs, faisant sauter une coupe sous le nez de leur adversaire sans que celui-ci y vît rien, lui revint à la mémoire. Il se rappela que, pendant toutes les parties qu'il venait de faire avec le prétendu marquis, il avait presque constamment vu, senti, deviné, comme on voudra dire, dans le jeu, une carte plus longue que les autres, et qu'en mêlant les cartes machinalement deux ou trois fois, il avait essayé de faire rentrer cette carte dans le niveau qu'elle excédait.
Il se souvint aussi que le noble marquis, en coupant, laissait toujours cette carte dessous, de sorte qu'elle formait le talon pour le premier en carte.
- Marion avait raison, dit-il ; je tiens mon affaire. Voyons, Bannière, mon ami, il s'agit d'être aussi fin que ces messieurs. A grec, grec et demi.
Et Bannière se mit à réfléchir ; et, s'il eût fait jour, on eût pu voir sa figure assombrie s'éclairer graduellement au rayon de cette flamme intérieure qu'on appelle la pensée.
Au bout de cinq minutes, la physionomie de Bannière paraissait complètement rassérénée : il avait pris son parti.
- Je tiens mon affaire, dit-il.
Et sur-le-champ, se dirigeant sur la fenêtre éclairée qui lui servait de fanal, il arriva chez le faux marquis della Torra, lequel, avec le faux marchand, prenait le café, le double café, accompagné de plus ou moins de liqueurs agréables à la vue et à l'odorat.
Marion venait de rentrer toute rouge et toute essoufflée, la pauvre enfant !
Elle essuyait une petite algarade, que Bannière interrompit en heurtant à la porte.
- Entrez ! fut-il répondu sans trop d'hésitation.
Bannière entra. Il était rose, gracieux, avenant ; tout dans son maintien décelait une parfaite urbanité.
Le comédien venait de refaire un visage au joueur.
- Monsieur le marquis, dit-il, j'ai un petit secret à vous communiquer.
Le marchand se leva.
C'était un homme fort discret. Il voulait se retirer afin de laisser seuls et libres Bannière et le marquis.
Mais Bannière devina son intention, et le retint avec insistance.
- Comment donc, monsieur, restez, dit-il, je vous en supplie. Est-ce que devant un galant homme comme vous tous les secrets ne sont pas en sûreté ?
Le marquis, malgré cet air courtois, n'était pas tout à fait à son aise.
- Qu'est-ce, mon cher, en prenant ses allures nobles, et que me voulez vous ?
- Monsieur, reprit Bannière, je sais bien que c'est difficile à dire, mais enfin il faut que j'en prenne mon parti.
- Dites, dragon.
- M'y voici, monsieur.
- J'écoute.
- Monsieur, je ne me retire pas du régiment, je m'en sauve.
- Et nous nous en doutions bien, répondit durement le capitaine. Mais prenez garde, jeune homme, ce ne sont point là de ces secrets que le marquis della Torra, capitaine au régiment des Abruzzes, puisse couvrir de son approbation.
- Hélas ! c'est vrai, monsieur, mais j'espère cependant que vous aurez de l'indulgence pour un pauvre jeune homme, et que vous me rendrez un service.
Le marquis della Torra crut qu'il s'agissait de l'ouverture d'un emprunt, et il prit le visage d'un banquier qui ferme sa caisse.
Il allait donc interrompre Bannière, lorsque Bannière l'interrompit lui même.
- Chut ! écoutez, fit-il mystérieusement.
Instinctivement les deux hommes se rapprochèrent ; ils commençaient à flairer quelque chose d'inconnu.
- Ma bourse, continua bien bas Bannière, n'était pas la seule ressource que j'eusse en venant ici. J'avais encore...
Il regarda autour de lui.
- Quoi ! qu'aviez-vous ? demandèrent les deux hommes.
- J'avais encore un gros sac d'argent.
- Ah ! firent d'une seule voix le capitaine et le marchand, ramenés par cette confidence à un intérêt réel. Un sac !
- Oui !
- Un gros sac ?
- Contenant dix mille livres.
- Dix mille livres !
Et les deux hommes se passèrent la langue sur les lèvres en se regardant de côté.
- Et qu'en avez-vous fait, dragon, de ce précieux sac ! demanda paternellement le marquis ; dites ?
- Je me crus poursuivi, à un quart de lieue d'ici à peu près, en entrant sur le territoire de ce bourg, et, comme mon cheval était horriblement fatigué, comme ce malheureux sac pesait beaucoup, je l'ai jeté dans un fossé, sous des saules, tout en remarquant parfaitement la place où je le laissai pour revenir le chercher la nuit.
- Oh ! oh ! firent les deux hommes.
- De sorte que, maintenant que la nuit est venue...
Bannière fit un signe d'intelligence aux deux grecs, lesquels se regardèrent tout ébahis. Ils n'avaient jamais vu stupidité pareille à celle du dragon, qui, déjà dépouillé une fois, avait si grande hâte de se faire dépouiller encore.
- Eh bien ! dit Bannière, vous comprenez, maintenant ?
- Non, point parfaitement, dit le marquis.
- Et si monsieur le marquis ne comprend pas parfaitement, dit le marchand, vous comprenez bien que moi je ne comprends pas du tout.
- Eh bien ! vous allez m'accompagner.
- Volontiers.
- Avec une lanterne ?
- Oui.
- Mais pourquoi vous accompagner ?
- Ah ! d'abord parce que vous connaissez mieux le pays que moi, et que vous m'aiderez à me retrouver ; ensuite, parce que la nuit je n'aime pas beaucoup sortir seul ; enfin, parce que, me voyant sortir seul, la nuit, de son hôtel, avec une lanterne, l'hôte pourrait s'inquiéter, prendre des soupçons... Il a déjà paru assez étonné que de dragon je fusse devenu... ce que je suis.
- Bon ! bon ! bon ! dirent les deux hommes ; à vos ordres.
- Alors, dit Bannière au marchand, prenez un bâton, vous ; monsieur le marquis prendra son épée, moi, je prendrai mon sabre.
- Pourquoi faire, tout cela ?
- Mais de peur des voleurs, donc ; un sac de dix mille livres vaut la peine qu'on le défende.
- C'est juste, dirent les deux hommes.
- Et moi, dit Marion, je ne porterai donc rien, moi ?
- Vous, madame la marquise, fit Bannière moitié galant moitié niais, vous, vous porterez la lanterne et nous éclairerez.
Chacun fit comme il était convenu : Marion prit la lanterne, le marchand s'arma d'un bâton, le marquis ceignit son épée qu'il avait posée sur un meuble pour savourer le café plus à son aise, et Bannière, jugeant sans doute le fourreau et le ceinturon inutiles, mit son sabre nu sous son bras. Toute la caravane sortit de l'hôtellerie, le pied léger, l'oreille au guet et le nez au vent.
Marion, inquiète et intriguée, pleine d'admiration pour le sang-froid de Bannière, brûlant de curiosité pour le dénouement, Marion marchait à la tête, faisant avec sa lanterne l'office de feu follet.
Bannière réglait la marche, et Bannière allait vite ; aussi fut-on bientôt hors du bourg.
Il était onze heures du soir ; la campagne était obscure, solitaire et calme. Seulement, à l'horizon, on voyait briller quelque lumière attardée pareille à une étoile, et de temps en temps, dans les lointains, on entendait retentir l'aboiement d'un chien de ferme.
A droite du chemin que l'on suivait s'étendait le fameux fossé bordé de saules, longeant d'un côté ce chemin et de l'autre une prairie dont, à la lueur de la lanterne, on voyait verdoyer comme une émeraude le moelleux tapis.
On fit ainsi un quart de lieue à peu près.
Bannière s'arrêta et parut s'orienter.
- C'est ici, dit-il. Madame la marquise, donnez-moi la main, et sautez le fossé.
Marion avait envie de répondre qu'elle avait sauté bien d'autres fossés que celui-là ; mais elle aimait à toucher la main de Bannière, la jolie fille, et elle accepta cette main pour sauter le fossé.
Le marquis della Torra ouvrit le compas de ses grandes jambes et se trouva de l'autre côté. Le marchand fit un petit bond court, trop court, car il tomba sur le talus, et, les pieds lui manquant, il glissa sur le ventre jusqu'au fond du fossé.
Le marquis ni Bannière ne s'inquiétèrent de lui, et force lui fut de se tirer d'embarras tout seul.
Ce à quoi il arriva sans autre perte que celle de son bâton, qu'il avait lâché en tombant, et qui fut entraîné au fil de l'eau.
Pendant ce temps, Bannière s'était arrêté, et le marquis et Marion faisaient avec lui un groupe auquel vint se joindre le marchand, tout ruisselant de la ceinture à la plante des pieds.
- Eh bien ? fit le marquis quand le groupe fut au grand complet.
- Eh bien ? fit Bannière.
- Ou est ce que nous venons chercher ? demanda le marquis.
- Ce que nous venons chercher ?
- Oui, ce que vous avez perdu, enfin ?
- Ce que j'ai perdu est là, dit Bannière ; là, dans votre poche, et vous l'allez restituer à l'instant même.
- Plaît-il ? s'écria le marquis stupéfait.
- Oh ! murmura le marchand.
- Pas de cris, continua Bannière ; vous n'êtes pas marquis, vous n'êtes pas capitaine, vous ne vous appelez pas della Torra : vous êtes un grec, un filou, un voleur.
- Moi ?
- Oui, vous ! je vous ai vu toute la soirée me faire la carte large.
- Drôle !
- Allons, pas de mots ; vous avez une épée, j'ai un sabre, dégainons, et vite, si vous ne voulez pas que je vous tue tout bellement sans que vous dégainiez, ce qui m'est parfaitement égal, pourvu que je vous tue.
Le marchand voulut venir en aide au compagnon, et, à défaut du bâton nageur qui s'en allait tout seul du côté du village il tira un couteau de sa poche ; mais Bannière espadonna, et en espadonnant lui allongea un si rude coup de rapière que l'habit gris-brun en fut éventré depuis les chausses jusqu'à l'épaule.
Le marchand ne demanda point le reste de son compte ; il s'enfuit au contraire avec un gémissement qui prouvait que la doublure du pourpoint avait été entamée.
Quant au marquis, pâle et tremblant, il semblait avoir pris racine, et ne songeait pas même à tirer son épée.
- Allons, allons, dit Bannière, exécutons-nous. Puisque nous ne nous battons pas, vidons les poches.
Marion assistait, tout effarée et toute ravie en même temps, à ce triomphe du dragon sur le capitaine ; elle souriait, elle criait, elle trépignait.
C'est incroyable comme la femme préfère toujours l'homme qu'elle connaît de la veille à l'homme qu'elle connaît depuis longtemps !
Cela veut-il dire que la femme est changeante ou que l'homme ne gagne pas être connu ?
Enfin le marquis, exaspéré par les insultes de Bannière et par les airs de Marion, fit un effort et mit l'épée à la main.
Mais cette main tremblante était fort peu solide ; avec la forte lame de son sabre, Bannière lia le fer et fit sauter l'épée du marquis.
Le marquis se crut mort et tomba à genoux.
Mais Bannière avait le coeur miséricordieux ; il se contenta de rouer le marquis de coups de plat de sabre, puis il passa à la chose principale, à l'examen des poches.
Mais il eut beau tourner et retourner les malheureuses poches, des soixante louis que le marquis venait de lui escroquer au jeu, Bannière en retrouva deux ou trois à grand-peine.
- Ah ! s'écria Morion avec douleur, si j'avais su que c'était cela que vous cherchiez !
- Eh bien ? demanda Bannière, continuant de fouiller, mais inutilement, le capitaine.
- Eh bien ! je vous eusse dit que c'était le marchand qui tenait la caisse.
- Ah ! s'écria Bannière avec une exclamation de rage.
Puis, comme c'était un garçon qui prenait vite son parti,
- Courons, dit-il, courons, nous le rejoindrons peut-être avant qu'il n'arrive à l'hôtel.
- Oui, courons, dit Marion, qui en avait pris son parti, et qui faisait cause commune avec Bannière ; courons, nous le rejoindrons peut-être.
Et Bannière, après avoir donné au marquis un post-scriptum de deux ou trois coups de plat de sabre pour faire bonne mesure, reprit sa course vers l'hôtellerie.
Marion s'accrocha à son bras et courut à ses côtés, légère comme Atalante.
Le marquis demeura éperdu de douleur et de honte en voyant Marion heureuse à ce point de sa défaite, Marion complice d'un inconnu.
Le cri qu'il poussa ressemblait fort à un rugissement. Il essaya de courir après la fugitive, mais Bannière fit volte-face et le marquis resta court.
Ce que voyant Bannière, il fit un pas vers le marquis.
Le marquis tourna les talons et s'enfuit.
Bannière reprit sa course ; il comptait sur les petites jambes du marchand pour le rejoindre ; mais la peur les lui avait allongées, et non seulement Bannière ne put le rattraper, mais encore, quand il arriva à l'hôtellerie, le fugitif avait eu le temps de faire maison nette.
Comme Bilboquet, il avait sauvé la caisse.
Bannière courut à l'écurie, espérant qu'il avait au moins oublié le cheval.
Mais le marchand était homme de bonne mémoire ; et malgré ses tares et ses infirmités, il lui avait mis la selle sur le dos, la bride au col, et était parti au grand galop.
Il ne restait donc plus rien absolument à Bannière que deux louis et Marion.
Ce fut une désolation bien grande pour le pauvre garçon quand il se fût assuré de ce contretemps ; mais le malheur était irréparable ; il fallut bien faire contre fortune bon coeur. Bannière appela l'hôte et commença de lui conter son histoire ; il en résulta que l'hôte lui fit payer à l'instant même son dîner et celui des trois autres convives, exigence à laquelle souscrivit Bannière, sans trop discuter, peu soucieux qu'il était d'avoir des démêlés avec les autorités du lieu.
Sur les deux louis, restaient huit écus et Marion ; Marion qui, pleine de grâce et d'amour, eût été en toute circonstance, et Olympe oubliée, une consolation suffisante.
Mais Bannière n'avait plus le coeur qu'à un amour ; aussi, voyant la belle enfant larmoyer en le regardant et implorer les mains jointes :
- Hélas ! ma charmante, lui dit-il, vous avez par malheur affaire à un homme ruiné de coeur et de bourse ! Je n'oublierai jamais vos bonnes grâces, mais je ne vous offenserai point en vous offrant moins que vous ne valez. Ecoutez, vous êtes assez belle pour savoir ce que c'est que l'amour. Eh bien ! j'aime éperdument une femme après laquelle je cours, qui m'a fait déjà déserter deux fois : la première fois les jésuites, la seconde fois les dragons. Je sais bien que pour moi vous avez quitté ce scélérat de marquis, et c'est une considération ; mais peut-être, à tout prendre, vous ai-je rendu service. Quelque jour il vous eût compromise, et vous eussiez été perdue ou tout au moins emprisonnée. Séparons-nous donc ici, s'il vous plaît, ma chère Marion.
Marion poussa un gros soupir et regarda Bannière.
- Quoi ! au milieu de la nuit, dit-elle.
Et elle prononça ces mots d'un si doux accent, que Bannière en eut le coeur tout ému.
Il la regarda en secouant tristement la tête.
- Sans argent, sans asile, ajouta-t-elle plus bas.
Et elle baissa la tête, et Bannière sentit instinctivement que les larmes devaient lui venir aux yeux.
- J'ai huit écus, dit Bannière. En voilà six.
- Mais, puisque le gîte est payé, dit Marion, pourquoi ne pas en profiter, monsieur ?
C'était une grande sirène que cette femme, et elle avait dans la voix des intonations qui eussent attendri le sage Ulysse, à plus forte raison Bannière, qui n'avait jamais eu la prétention de lutter de sagesse avec le roi d'Ithaque.
Et cependant l'histoire ne dit pas si Bannière adopta le conseil dans sa teneur exacte. Elle ne dit pas davantage comment il se sépara de cette compagne improvisée ; mais, le lendemain matin, Marion, bien certainement, était toute seule à l'auberge.
Elle méritait un sort plus doux, la pauvre fille ! Certaines, si elles fussent arrivées à temps, eussent été les anges d'une vie dont toute la place était prise lorsque leur amour se présenta.

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1998-2010
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