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Chapitre XXXIX
Comment le cheval de Bannière courut jusqu'à ce qu'il s'arrêtât, et de quelles honnêtes personnes notre héros fit connaissance dans un bourg dont nous avons oublié le nom.

Le cheval était bon coureur, Bannière sentait le besoin de courir. Il en résultait que lorsque le cheval, par trop fatigué, ralentissait le pas, Bannière lui mettait les éperons dans le ventre, et que le généreux animal repartait au galop. Il en résulta que l'homme et le cheval fournirent d'une seule traite une course longue et rapide.
Cependant, deux heures après le départ de Lyon, Bannière avait été obligé de donner quelques instants de repos à lui-même d'abord, et ensuite à sa monture. Ces moments de repos, il les employa pour son compte à entamer une excellente bouteille de vin de Bourgogne, et pour le compte de son cheval à lui faire servir une double ration d'avoine, dans laquelle il versa généreusement le reste de sa bouteille.
Pendant cette course de deux heures, Bannière avait fait huit lieues à peu près. L'homme rafraîchi, le cheval repu, l'homme remonta sur le cheval et reprit sa course.
Le vin et l'avoine avaient fait merveille : l'animal avait le diable au corps ; ses pieds ne touchaient pas la terre. On eût dit la monture de Faust se rendant au sabbat.
Il est vrai qu'aux flancs de Faust on eût vainement cherchée Méphistophélès ; mais visible ou invisible, tout homme a son Méphistophélès galopant à ses côtés.
Le Méphistophélès de Bannière, c'était en ce moment un composé de toutes les passions : c'était d'abord pour Olympe un amour plus violent que jamais ; c'était pour monsieur de Mailly une haine profonde qui allait s'aigrissant de minute en minute, car il songeait, le pauvre Bannière, que ces minutes pendant lesquelles s'aigrissait sa haine, monsieur de Mailly les passait près d'Olympe ; puis de temps en temps se joignait à cela un autre sentiment, qui, pour être moins élevé que ces deux belles passions avec lesquelles on a fait tant de belles tragédies et tant de beaux drames, la haine et l'amour, n'en était pas moins pressant.
Nous voulons parler de la peur.
Bannière avait peur d'être poursuivi, Bannière avait peur d'être rejoint ; c'était la seconde fois qu'il fuyait ainsi : la première, les jésuites ; la seconde, les dragons. Mais la première fois il fuyait avec Olympe, et cette fois il fuyait seul, sauf le Méphistophélès invisible qui lui disait tout bas :
- Alerte ! Bannière, alerte ! et tu rejoindras Olympe, et tu rejoindras monsieur de Mailly, et tu échapperas aux dragons comme tu as échappé aux jésuites.
Alerte ! Bannière, alerte ! Et chaque suggestion de ce dieu qui aiguillonnait Bannière se traduisait en coups d'éperons pour le pauvre cheval.
Enfin le cheval, épuisé, s'arrêta de lui-même tout tremblant sur ses jambes, haletant, ruisselant de sueur.
Notre écuyer improvisé venait de faire en cinq heures quinze lieues de pays bien comptées, qui, au calcul le plus bas, équivalent toujours à vingt-cinq lieues de poste.
Bannière, quand son cheval s'arrêta, était en conversation suivie avec son Méphistophélès, et ne s'était point aperçu qu'il était arrivé dans un gros bourg dont les habitants, debout au seuil de leurs portes ou assis sur des bancs accolés à la façade de leurs maisons, regardaient avec une sorte de bien être égoïste, qu'ils ne prenaient pas même la peine de déguiser, ce cavalier si blanc de poudre, ce cheval si blanc d'écume, harassés tous deux, tandis qu'eux, les braves campagnards, se contentant de laisser tourner la tête sans s'agiter à sa surface, n'avaient point cessé d'être parfaitement heureux, tranquilles et immobiles, jouissant de ce bien-être que les poètes latins, gens éminemment paresseux, ont admirablement compris.
Voyez le berger de Virgile remerciant Auguste du repos qu'il lui a fait ; voyez Lucrèce se félicitant d'être bien tranquille au rivage lorsque la mer fait bondir sur ses vagues courroucées, navires et matelots.
Quand le cheval s'arrêta et que Bannière put ouvrir ses yeux gonflés par la poussière et alourdis par le sang, il vit d'abord ce grand bourg dont nous avons parlé et qui se composait d'une seule rue à l'extrémité de laquelle on apercevait la plaine. Puis, comme cela arrive souvent, lorsqu'il eut ramené son regard des objets éloignés aux objets plus proches, il vit un homme de bonne figure qui tenait la bride de son cheval, et un autre homme moins fleuri qui tenait l'étrier au côté montoir. En même temps, une voix qui affectait un accent gracieux dit à ses oreilles :
- Bonjour, monsieur le dragon !
- Oh ! oh ! fit Bannière encore un peu étourdi, est-ce à moi par hasard que l'on parle ?
Mais un instant de réflexion lui suffit pour s'apercevoir que la voix ne pouvait saluer la bienvenue d'aucun autre, par la raison qu'il était seul sur la route, et que de dragons il n'en existait probablement pas à dix lieues à la ronde.
Il s'aperçut en outre que son cheval venait de faire halte précisément à la porte d'une de ces vastes auberges qui émaillaient les routes de notre vieille France et qui sentaient d'une lieue à la ronde le foin pour les quadrupèdes et les rôtis pour les bipèdes.
La broche tournait : poulets et perdreaux grésillaient au feu, tandis que le foin odorant descendait du grenier par la poulie et qu'une belle avoine noire craquait sous les dents de trente chevaux qui peuplaient l'écurie.
- Bonjour, monsieur le dragon, avait dit quelqu'un.
- Bonjour, messieurs, avait répondu Bannière, tâchant de donner à sa voix l'accent d'une politesse reconnaissante en voyant les deux hommes qui s'empressaient autour de lui.
- Oh ! le beau dragon, dit une troisième personne, qu'à la douceur du timbre Bannière reconnut pour une personne du sexe féminin.
- Diable ! diable ! pensa Bannière, tout en cherchant des yeux la propriétaire de ce timbre charmant, qui, tout en l'effrayant, lui caressait doucement l'oreille. Diable ! il faudra que je change de costume ; je suis un peu trop militaire pour tout le monde en ce pays-ci.
Cependant il se rassura en voyant que ses interlocuteurs étaient deux habits bourgeois et sa panégyriste une jolie fille de vingt ans.
Les deux habits bourgeois étaient, comme nous l'avons dit, l'un à la bride, l'autre au côté montoir du cheval de Bannière. La jolie fille de vingt ans se tenait debout sur le seuil de l'hôtellerie. Bannière jeta sur tout ce qui l'entourait un regard rapide, et voyant que rien ne sentait la prévôté, ni dans cette auberge, ni autour de cette auberge, il mit pied à terre d'un air tout à fait résolu.
A peine était-il séparé de son cheval que la bête était conduite à l'écurie par le garçon et que lui Bannière se laissait tout doucement entraider vers la salle, à manger.
Il y a, chacun le sait, de ces courants irrésistibles qui mènent toujours l'homme où il désire aller. Or, l'animal désirait aller à l'écurie et l'homme au réfectoire ; tous deux arrivaient donc en même temps au but de leurs désirs.
Les deux particuliers à la mine rassurante accompagnaient Bannière comme pour lui faire les honneurs de la maison. Bannière se laissait faire, assez étonné de ces prévenances.
La jolie dame, Bannière ne savait comment, grâce à des ailes de sylphide, sans doute, la jolie dame avait disparu du seuil de l'hôtellerie pour reparaître sur le seuil de la salle à manger.
Bannière, conduit à la fois par le coeur, les yeux et l'estomac, cédait à la triple attraction.
Et tout d'abord il lui fallut essuyer plusieurs questions, bien naturelles d'ailleurs de la part de gens qui lui prodiguaient de telles prévenances, et qui toutes en somme venaient se confondre dans celle-ci.
- Où allez-vous, dragon ?
- Où je vais ? répondit Bannière, pardieu ! c'est bien simple, je vais à Paris.
- Pardon, vous pourriez aller ailleurs.
- Il parait que c'est le chemin de monsieur, dit un des deux interlocuteurs de Bannière. Je ne vois pas de mal à ce que monsieur aille à Paris ; j'en viens bien, moi.
Bannière jugea qu'il était temps de se rendre compte des personnages qui l'entouraient, et, tandis qu'on mettait le couvert, tout en époussetant ses bottes avec son mouchoir, il fit d'eux un examen assez détaillé.
L'un, celui qui ne voulait pas que Bannière allât à Paris, était un petit bourgeois d'une cinquantaine d'années, haut en couleur, rondelet, cossu, aux mains courtes et lourdes ; il était vêtu d'un habit gris-brun, braies pareilles, bas à côtes gris-bleu.
L'autre, assez grand, assez maigre d'encolure, portant, malgré son habit bourgeois, un plumet sur l'oreille, avait les bras longs, le nez comme les bras, la main sèche, un petit oeil rond tout noir, et dans ce nez long, qu'on nous permette d'y revenir, la chose en vaut la peine, certaine déviation de la ligne droite que les gens affligés de cette imperfection devraient faire corriger avec le plus grand soin par l'orthopédie, attendu qu'aucun indice physionomique n'est plus concluant à prouver l'irrégularité de la morale.
Malheureusement Lavater, chez lequel nous puisons ces renseignements, n'était pas encore né, ou, s'il était né, n'avait pas encore écrit ; il en résultait que Bannière ne pouvait par conséquent avoir lu Lavater.
Il pensa que l'homme au nez long et de biais avait pris l'habitude de se moucher de gauche à droite, et que de cette désastreuse habitude avait résulté l'infirmité que nous venons de mentionner.
Peut-être même ne vit-il rien du tout, ne pensa-t-il rien du tout, et ne fit-il attention aucunement, tant il était préoccupé du joli petit nez d'Olympe, à ce grand vilain nez de travers de l'homme au plumet.
Ce personnage, d'ailleurs, se cambrait d'une façon très hautaine, et caressait en même temps sa hanche qu'il jetait cavalièrement en avant, et la pomme autrefois dorée d'une longue rapière.
Parfois il abaissait avec complaisance son petit oeil noir sur la jolie femme, sa compagne, dont le portrait mérite bien aussi que nous lui consacrions une douzaine de lignes.
Au reste, nous autres romanciers ne comptons jamais avec les jolies femmes, et la femme de l'homme au plumet, car il était visible que c'était sa femme, était jolie.
Au reste, voici ce qu'elle était : regardez bien.
Petite, blonde et fraîche ; oeil grand, d'un bleu ferme ; bouche charnue et fine de dessin, souriant souvent, minaudant parfois, et alors faisant le coeur ; mains mignonnes, charmante aux yeux.
Elle vit que son tour venait d'être examinée, et elle fit une charmante révérence à Bannière.
La conversation s'engagea généralement, comme il est d'usage entre gens qui ne se connaissent pas, sur des lieux communs.
La route, le temps et le cheval du voyageur en firent les frais.
Bannière fut sobre sur le premier point : il avait toutes sortes de raisons de ne pas dire d'où il venait.
Il fut complaisant sur le second ; avoua qu'il faisait une chaleur du diable.
- Moins chaud cependant que dans les Abruzzes, interrompit l'homme au plumet.
Pourquoi : Que dans les Abruzzes ? nous le verrons tout à l'heure.
Mais, sur le troisième point, sur celui du cheval, il fut prolixe, prolixe comme Ovide.
Cela se conçoit ; Bannière avait trois raisons pour agir ainsi :
La première, nous l'avons dite : il ne se souciait pas que l'on sût d'où il venait.
La seconde, il ne pouvait pas empêcher que le temps ne fût ce qu'il était, très chaud. Il pouvait cependant discuter le degré de chaleur, et soutenir qu'il était aussi chaud que dans les Abruzzes ; mais il ne le fit pas, soit qu'il fût sur ce point de l'avis de son interlocuteur, soit que la chose lui fût absolument égale.
La troisième, il voulait vendre son cheval, marqué, comme les chevaux de cavalerie, d'une fleur de lis à la fesse, et, reconnaissable, c'est à dire compromettant pour toute la route.
L'homme aux bas gris-bleus et l'homme au plumet se mirent alors à analyser le cheval.
Le plumet ne tarissait pas sur sa beauté.
- Permettez, cependant, monsieur le marquis, dit le petit homme, permettez que je vous contredise.
- Oh ! oh ! pensa Bannière, j'ai affaire à un marquis. Diable ! voyons.
Et plus il voyait, plus il trouvait, lui, ramant du beau, plus il trouvait disons nous, ce nez de travers désagréable.
- Mais en quoi, dit le marquis, pouvez-vous blâmer ce cheval ? Il est ce qu'il est.
- Il est fourbu, monsieur.
- Hé ! fit Bannière, si la chose n'était pas si impolie à vous dire, je vous répondrais que vous ne vous y connaissez guère.
- Oh ! quant à cela, répliqua le marquis, je ne serai point de votre avis. Je défends la bête qui me paraît être une excellente bête, et pour laquelle j'ai de la sympathie ; mais dire que monsieur ne se connaît pas en chevaux, oh non ! oh non ! oh non ! je ne dirai jamais cela.
- Cependant... fit Bannière.
- Cher dragon, dit l'homme au plumet d'un petit ton protecteur qui caressa Bannière à rebrousse-poil, monsieur est un gros marchand de soieries qui a tué plus de chevaux dans ses voyages que votre régiment et le mien n'en ont jamais eu de tués à la guerre, eussent-ils fait la guerre contre le prince Eugène et monsieur de Marlborough.
- Oh ! vous avez un régiment ? fit le dragon.
- C'est-à-dire, monsieur, que je suis capitaine dans un régiment, répondit modestement le marquis.
- Monsieur le marquis, dit à l'oreille de Bannière le petit homme aux bas gris-bleu, est capitaine au régiment des Abruzzes.
- Ah ! fit Bannière, voilà donc pourquoi il disait tout à l'heure, quand je disais qu'il faisait chaud sur la route de Paris : Pas si chaud que dans les Abruzzes.
- Justement !
- Je comprends cela alors.
- Un gentilhomme terrible, et dont vous devez bien certainement avoir ouï parler.
Bannière se tordit à la fois la bouche et l'oeil, ce qui est un signe que l'on cherche à se rappeler.
Bannière ne se rappela point.
- Comment l'appelle-t-on ? demanda-t-il.
- Le marquis de la Torra.
- Non... non, fit Bannière. Le marquis de la Torra ?... C'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.
- Enfin, maintenant vous savez que c'est un capitaine.
- Et un marquis, dit Bannière.
- Et un marquis, répéta le petit marchand de soieries.
- Vous dites donc que le cheval est fourbu ? poursuivit le marquis.
- J'en ai bien peur.
Le marquis prit une sonnette et appela. Un garçon parut.
- Allez à l'écurie, dit le marquis, et venez me dire ce que fait le cheval de monsieur.
Au bout de cinq minutes le garçon reparut.
- Eh bien ? demanda le marquis.
- Eh bien ! il mange, répondit le garçon.
- Vous voyez bien, dit Bannière.
- Quoi ? fit le petit homme aux bas bleus.
- Un cheval qui est fourbu ne mange pas.
- Eh ! eh ! fit le marquis paraissant se rapprocher du sentiment de son compagnon, nous avons des chevaux qui tout fourbus qu'ils sont, vont encore deux ou trois jours quand ils sont de race comme est le cheval de monsieur.
- Oh ! quant à être de race, dit le petit homme aux bas gris-bleu, faisant concession pour concession, oh ! pour être de race, il en est ; quant à cela, je l'ai vu tout de suite.
- Ils vont, dis-je, continua le marquis de la Torra, pendant quelques jours en soufflant, puis ils tombent tout d'un coup.
- Eh bien ! dit le petit bonhomme, prenez seulement la peine de venir à la porte de l'écurie, monsieur le marquis, et vous verrez souffler le cheval de monsieur.
- Que dira-t-on à votre régiment, dragon, dit le marquis de la Torra avec l'aplomb d'un supérieur, quand on verra l'état où vous avez mis votre cheval, pour une amourette sans doute ! Moi, continua le marquis devenant capitaine, je fais fouetter mes soldats quand ils me gâtent mes chevaux.
Le rouge monta au visage de Bannière ; il trouvait l'apostrophe impertinente, en face surtout de la jolie fille.
- En France, monsieur, on ne fouette pas les cavaliers, dit Bannière avec hauteur.
- Non, c'est vrai, on ne les fouette pas, mais on les met en prison dit le marchand de soieries.
- Le cheval est à moi et non pas au régiment, dit tranquillement Bannière ; c'est un cadeau de mon père quand je me suis engagé. Je fais donc de mon cheval ce que je veux.
- Pardon ! dit le marchand avec politesse. Il est incontestable que si le cheval vous a été donné par monsieur votre père, le cheval est à vous, comme vous dites, et étant à vous, vous pouvez en faire ce que vous voulez.
- Monsieur, excusez-moi, dit le marquis ; mais vous voyant en uniforme, je vous ai pris pour un soldat ordinaire, quoiqu'en vous entendant causer, je me disais bien : Voilà un singulier soldat ; et vous prenant pour un soldat ordinaire, vous comprenez, par bonté d'âme, je m'inquiétais, comme je m'inquiéterais, par exemple, si vous vous aventuriez par les routes sans permission.
- Je quitte le service, monsieur ; j'ai mon congé.
- Oh ! tant mieux ! s'écria la jeune femme qui n'avait pas encore parlé, tant elle mettait de féminine curiosité à dévorer des yeux Bannière.
- Eh bien ! madame ! fit le marquis de la Torra avec un accent plein de dignité.
- Eh bien, quoi ? demanda la jeune femme avec un accent beaucoup plus simple.
- En quoi cela vous touche-t-il, je vous le demande, que monsieur quitte ou ne quitte pas le service ?
- En rien, monsieur.
- Cependant vous avez dit : Tant mieux !
- C'est possible.
- Et vous avez eu tort, Marion ; le métier de militaire est un magnifique métier.
Et il secoua son plumet.
- Eh bien ! si magnifique qu'il soit, dit Bannière, je le quitte, ce qui veut dire que je me déferais volontiers de mon cheval.
- Vrai ? dit le capitaine.
- A quoi me servirait-il, je vous le demande ? dit Bannière, du ton d'un bourgeois retiré. Un cheval de bataille est bon pour un militaire.
- C'est vrai, c'est ma foi vrai ! dit le marquis de la Torra.
- En effet, si monsieur quitte le service..., dit le marchand de soieries.
Marion ne dit rien : elle regarda Bannière d'un air qui voulait dire seulement que s'il était sans condition et qu'il voulût s'adresser à elle, elle se chargerait de lui en trouver une.
- Et vous déferiez-vous de votre habit ? demanda le capitaine.
- Oh ! de l'habit, de la veste, de la culotte et des bottes, dit Bannière ; avec le plus grand plaisir. Mais que feriez-vous de tout cela, monsieur le marquis ? ajouta Bannière en riant.
- Eh ! eh ! j'ai bien envie de prendre cet habit-là pour modèle d'un uniforme. Je veux essayer de faire changer celui du régiment, et je suis sûr que si le colonel voyait votre habit....
- Oh ! pardieu ! il est bien à votre service, monsieur le marquis, dit Bannière.
- Combien le vendriez-vous ?
- Oh ! je ne le vendrais pas.
- Que dites-vous alors ! Je ne comprends plus.
- Je le troquerais pour un habit bourgeois. Vous êtes grand, moi aussi ; vous êtes plus maigre que moi, c'est vrai, mais j'aime à être serré. Vous voyez que nous pouvons faire affaire. Donnez-moi un habit quelconque.
- Quelconque ! En effet, vous êtes d'humeur accommodante. Un habit quelconque ! Comme c'est fâcheux que mes bagages ne soient pas arrivés ; je vous eusse donné mon habit de velours gris de lin doublé de satin rose, qui est tout neuf.
- Mais non, monsieur, c'eût été trop.
- Allons donc ! jeune homme, dit le marquis en se cambrant ; en vérité, il ferait beau voir qu'un homme comme moi fît troc pour troc avec un dragon. J'aime à obliger, mon cher ; cela me coûte cent mille écus par an ; mais on ne se refait pas, que voulez-vous ? Et d'ailleurs, c'est pour cela que Dieu a mis les gentilshommes au monde ; c'est pour cela qu'il les a faits riches et capitaines de régiments.
- Monsieur.... murmura Bannière en s'inclinant, subjugué par tant de grandeur.
- Quel charmant homme vous faites ! s'écria le marchand comme s'il n'eût pas pu se retenir, tout ravi qu'il fût par l'admiration.
- En effet, dit Bannière.
La jeune femme regardait une mauvaise image collée aux vitres.
- Mais, malheureusement, reprit le capitaine, mes malles n'étant point arrivées....
- Eh bien ! demanda Bannière.
- Eh bien ! je n'ai pas ces habits.
- Mais, dit Bannière, vous en avez bien un autre. Un homme comme vous n'est pas embarrassé pour un habit.
- Si, ma foi ! Pour voyager plus lestement, j'ai tout laissé en arrière. Je n'ai qu'une veste de chambre en velours et des chausses de basin.
- Diable ! mais c'est un costume de nuit que vous m'offrez là, dit Bannière.
- Eh ! ma foi ! oui, mon cher monsieur.
Bannière regarda le marquis avec un certain étonnement. Il était visible qu'il se demandait comment un homme si considérable pouvait se mettre en route sans autre habit que celui qu'il avait sur le corps, aussi ses yeux errèrent-ils du capitaine au marchand.
Le marchand crut que ses yeux l'interrogeaient sur l'état de sa garde-robe.
- Ma foi ! dit-il, moi je suis comme monsieur le marquis, non point par accident mais par habitude je n'ai que mon habit ; jamais je n'en change. On n'oublie pas les commencements pauvres. Economie, monsieur, économie !
- C'est avec cette économie qu'on grossit les fortunes, dit emphatiquement le capitaine. D'ailleurs, eussiez-vous deux habits de rechange que de ces deux habits on aurait peine à en faire un à monsieur : il est un tiers plus grand que vous.
- Voyons, dit Bannière prenant son parti, ce costume de nuit est-il bien ridicule ?
- Comment, ridicule ! fit le plumet en fronçant le sourcil et en regardant Bannière de travers.
- Pardon, monsieur, je veux dire bien risible.
- Risible ! risible !...
- Eh ! sans doute, monsieur ; on est toujours risible ainsi costumé, dit Bannière avec une certaine impatience.
- Ah ! fort bien, fort bien, j'entends vos raisons, dit le marquis se radoucissant.
- C'est qu'il est fort susceptible, dit le marchand à l'oreille de Bannière.
La chose était assez égale à Bannière, cependant il voulut se montrer courtois.
- Monsieur ne pense pas que j'aie voulu lui être désagréable en rien ! dit-il.
- Mais non, mais non, fit madame Marion, soyez donc tranquille.
- Je vais faire apporter le costume, dit le marquis della Torra. Je vois que c'est une bonne oeuvre.
- Ne vous dérangez pas, monsieur le marquis, dit le marchand ; je vais moi-même à votre chambre.
Et il sortit.

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