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Chapitre XXXI
Ce qu'on a pour quarante-huit mille livres, quand on traite la nuit et qu'on est myope.

- L'abbé, exact au rendez-vous, bien que furieux, n'attendit pas longtemps la fausse Olympe.
Quant à elle, elle arriva telle qu'elle était tous les autres jours, et s'inquiétant peu de la bordée de reproches que monsieur d'Hoirac allait lancer.
- Ah ! s'écria-t-il lorsqu'il entendit ouvrir la porte, voilà donc enfin le moment de venger tous les affronts que me fait endurer la plus perfide des femmes.
La Catalane s'arrêta au point de la chambre où elle était arrivée, et, sans faire un pas de plus :
- Quels affronts ? dit-elle tranquillement.
- Mais ceux que j'ai endurés ce soir, scélérate !
- Où cela ?
- Chez vous.
- C'est-à-dire chez monsieur Bannière.
- Ah ! bon ! s'écria l'abbé, sentant sur quel terrain on l'engageait ; voilà encore que vous allez vous retrancher derrière ce misérable rempart du logis de monsieur Bannière et du logis de monsieur d'Hoirac.
- C'est mon fort.
- Je le sais, parbleu ! bien.
- Il y a eu trêve convenue, ce me semble.
- Oui, mais il y avait aussi d'autres conventions que vous avez violées.
- Vous voulez parler de cette amitié que me témoigna tantôt monsieur Bannière.
- Eh bien ! qu'avez-vous à dire à cela ? dit l'abbé avec un redoublement de rage.
- Rien.
- Comment, rien ?
- Non, rien, sinon que je ne pouvais pas l'en empêcher.
- Comment, vous ne pouviez pas l'empêcher devant moi !
- Est-ce ma faute ? Pauvre garçon ! il ignore vos droits et croit en avoir.
- C'est odieux, vous dis-je, et je ne supporterai pas plus longtemps un semblable supplice.
- Et vous avez raison, monsieur l'abbé.
- Ah ! c'est bien heureux.
- Aussi vous ai-je fait donner ce rendez-vous pour vous voir une dernière fois.
- Comment ! une dernière fois ! s'écria l'abbé.
- Sans doute.
- Ainsi je suis joué ?
- Comment cela ?
- Sans doute, puisque lorsque vous avez à prononcer entre le comédien Bannière et monsieur l'abbé d'Hoirac, vous choisissez monsieur Bannière.
- Dame !
- Ainsi, après m'avoir abandonné tout, vous reprenez tout.
- Mais vos exigences, monsieur ?
- Mes exigences, madame, sont celles d'un homme dont l'amour s'est augmenté par la possession. Oh ! vous n'êtes pas jalouse, vous, on le voit bien.
- Mais alors, que faire ? dit la Catalane d'un air dolent.
- Si vous ne trouvez pas dans votre coeur le moyen de me satisfaire, je n'ai plus rien à dire.
- Eh ! s'écria la fausse Olympe, croyez-vous qu'il soit si facile, en ce monde, d'accorder son penchant avec sa gloire ?
- Votre gloire ! Eh madame ! dit l'abbé un peu raffermi, ne trouvez-vous pas qu'il soit aussi glorieux pour vous d'appartenir à monsieur d'Hoirac qu'à monsieur Bannière ?
- Sans doute, mais...
- Oh ! tout cela, tout ce que vous dites, pitoyables raisons, madame. Si vous aimiez cet homme un peu moins et que vous m'aimassiez plus...
Et la Catalane feignit de pleurer.
Pour l'abbé, ces larmes, c'était Olympe qui les versait, et pourtant il tint bon.
- C'est que vous devez comprendre une chose, dit-il.
- Laquelle ?
- C'est que je suis à bout.
Les sanglots de la fausse Olympe redoublèrent. Un des grands talents de la Catalane à la scène, c'était de savoir pleurer.
- Voyons, qu'avez-vous encore ? dit l'abbé, qui commençait à s'attendrir.
- Eh mais ! vous le voyez bien, monsieur, je pleure.
- Pleurez, mais décidez quelque chose.
- Oh ! c'est tout décidé, monsieur, de votre part, du moins. Quittez-moi, quittez la femme qui vous a tout abandonné, comme vous le disiez tout à l'heure.
- Quitter, quitter ! je sais bien que c'est cela que vous désirez, que je vous quitte, dit l'abbé, se détendant peu à peu.
- Moi !
- Sans doute, vous. En effet, toute cette scène que vous me faites est le résultat d'un caprice.
- D'un caprice ?
- Sans doute.
- Ce pauvre Bannière, vous ôte-t-il donc plus aujourd'hui qu'il ne vous ôtait hier ?
- Oui, sans doute ; car il m'ôte la foi que j'avais en vous.
- Alors, s'écria la fausse Olympe, si vous n'avez plus foi en moi, je suis bien malheureuse.
Et les larmes coulèrent de plus belle avec accompagnement de sanglots.
L'abbé se taisait.
- Enfin, s'écria-t-elle, que me commandez-vous ?
Il s'approcha pour calmer et guérir les blessures de l'orgueil avec les baumes du pardon d'amour.
Elle le repoussa.
- Oh ! non, dit-elle ; laissez-moi, vous êtes un cruel.
- Et vous, ne l'êtes-vous pas aussi cruelle, et cent fois, mille fois plus que moi ?
- Oh ! s'écria la Catalane, sachez ceci, c'est que je veux avoir affaire à un ami et non à un tyran.
- Parlez, alors.
- Non. C'est à vous de dicter les conditions, puisque vous êtes venu pour cela, et moi je verrai si je dois les accepter, ces conditions ; je verrai si j'ai affaire à un homme qui m'aime réellement, ou à un homme qui prétend me dicter chaque condition de ma vie.
- Oh ! à Dieu ne plaise !
- Cependant...
- Mais vous savez bien que vos plaisirs sont mon unique bonheur.
Elle secoua la tête dans l'obscurité, mais l'abbé devina ce mouvement.
- Vous m'en avez donné la preuve tantôt, n'est-ce pas ? dit-elle.
- Oh ! s'écria l'abbé irrité, vos plaisirs sont donc d'être caressée devant moi par cet histrion.
- Oh ! vous êtes un méchant fou, répliqua la Catalane, et vous ne savez pas ce que vous dites.
- Mais il me semble que j'ai vu, repartit l'abbé.
- Vous ?
- Oui, moi !
- Allons donc, vous n'avez rien vu.
L'abbé bondit sur son sofa.
- Ah ! par exemple, s'écria-t-il, voilà qui est fort !
- Non, vous n'avez rien vu, continua la Catalane, sans quoi vous m'adoreriez à cette heure.
- Voilà qui est fort ! Je n'ai pas vu qu'il vous appuyait des baisers sur les joues ? Je n'ai pas vu qu'il vous attirait sur ses genoux ? Non, je n'ai rien vu de cela ?
- Non, car si vous eussiez vu cela, vous eussiez vu aussi tous les signes que je vous faisais, tous les sourires que je vous adressais pour vous faire prendre le jeu en patience.
- Je n'ai rien vu de cela ; enfin ce c'est pas ce que vous m'aviez promis.
- M'aviez-vous promis, vous, de venir à brûle-pourpoint m'offrir des deux mille louis et des six mille livres de rentes ? M'aviez-vous promis que pendant vos tendres discours et vos belles propositions, pendant vos serrements de doigts et vos agenouillements béats, monsieur Bannière ne se cacherait point, jaloux aujourd'hui, dans un cabinet voisin, m'aviez-vous promis que de là il n'entendrait pas tout ce que vous diriez ; qu'il ne verrait pas ce que vous feriez ? M'aviez-vous promis enfin que vous vous attireriez cette horrible leçon à vous et cette scène affreuse à moi ?
- Il fallait me prévenir, dit-il adouci.
- Qu'ai-je donc fait, affreux myope que vous êtes ?
- Vous m'avez prévenu ?
- Je me suis désossé la mâchoire à vous grommeler des avertissements ; je me suis désemboîté l'arcade sourcilière à vous rouler des yeux ; j'ai l'orteil tout noir d'avoir frappé dans votre fauteuil, que vous approchiez indiscrètement de mon sofa.
- Et je n'ai rien vu !
- Vous êtes le dernier des étourneaux ou des aveugles. Tout le mal qui vous est arrivé est venu par votre faute.
- Hélas !
- Et maintenant gémissez, c'est fort beau ; récriminez, c'est bien charitable. Moi, pendant ce temps, je souffrirai.
- Vous souffrirez ?
- En doutez-vous ? Croyez-vous qu'après votre départ Bannière m'ait ménagée, le croyez-vous aveugle et sourd comme vous ? S'il est aveugle et sourd, je vous réponds qu'il n'est pas manchot.
- Oh ! mon Dieu ! il vous aurait menacée ?
- Menacée ! Vous êtes bien bon. Il m'a battue.
- Battue ?... Vous, pauvre ange ? ce scélérat vous a battue !
- Heureusement a-t-il passé sur moi sa colère, bien triste après tout. J'ai eu assez peur, allez, qu'il ne la passât sur vous. Il vous eût tué sur place. Il est violent.
- Oh ! oh ! Dieu merci ! j'ai des bras.
- Oui mais pas d'yeux et lui il a des bras, des yeux et une épée.
- Croyez-vous. que j'aie peur ?
- Je ne vous crois pas peureux ; d'ailleurs vous n'êtes pas exposé, vous, c'est moi.
- Je vous défendrai. Ah ! vous haussez les épaules ?
- Parbleu ! commencez par vous défendre vous-même.
- Ma mie, vous me paraissez trop oublier ce que je suis.
- Je ne l'oublie pas, mais je sais aussi que votre caractère exige que vous preniez toutes les mesures dont se dispenserait un homme d'épée. Si vous étiez un dragon comme monsieur de Mailly, vous me rassureriez plus avec un regard que l'abbé d'Hoirac ne peut le faire avec toute une armée.
- Je puis, sinon me venger moi-même, du moins solliciter pour...
- Et quel prétexte avez-vous pour nuire à un honnête homme, qui défend après tout son bien ?
- Son bien ! son bien ! Vous n'êtes pas sa femme.
- Non, mais j'étais sa maîtresse.
- Il est comédien.
- Je suis comédienne, si vous le prenez par là.
- Enfin, je ne veux pas qu'il vous nuise et qu'il vous batte.
- Il se souciera peu de vos défenses, et si vous criez trop fort, il criera plus haut que vous. Tant pis pour vous alors ; un comédien n'a rien à risquer contre un abbé.
- A ce compte-là, madame, vous subirez éternellement cet homme ?
- Oh ! non ! non !
- Comment cela ? Pourquoi dites-vous non ?
- Parce que, moi, je sais un moyen de me débarrasser de lui quand il sera trop embarrassant.
- En vérité, que ne l'employez-vous ce moyen, car il me semble que nous sommes bien embarrassés.
- Diable ! il est violent.
- Confiez-le moi.
- Que nenni !
- Vous ne m'aimez donc pas ? Vous prétendez donc toujours me subordonner, vous aussi, aux brutalités de ce drôle.
- Je ne dis pas cela, mais autre chose est de chasser un homme qui vous gêne, ou de perdre un malheureux qui s'est fié à vous et dont on tient le secret.
- Ah ! il y a un secret ?
- Un beau, allez !
- Dites-le à votre bon petit ami.
- Non, non, il n'est pas d'amis...
- Vous niez pour votre seul ami, moi !
- Ai-je donc tort ?
- Il me semble...
- Qu'avez-vous donc fait pour que je vous appelle mon ami ? Est-ce parce que vous êtes mon amant ?
- Mais... Olympe...
- Ce n'est pas une preuve, cela. Un ami est celui qui se livre si bien, si entièrement, qu'on ne peut plus douter de lui.
- Je me suis livré, ce me semble !
- Corps et biens ?
L'abbé sentit le coup.
- Corps, je n'ai rien à dire. Biens, exigez, dit-il, j'ai déjà formulé mes propositions ; je ne sache pas qu'il y ait ici de monsieur Bannière dans le cabinet.
- Mon Dieu ! monsieur l'abbé, dit la fausse Olympe, c'est une haute et délicate question à traiter ; mais une femme doit parfois s'y résoudre, quand il s'agit de son indépendance.
- Votre indépendance, ma mie, ne sera jamais assurée, dit avec empressement l'abbé, tant que vous vivrez avec ce Bannière : il vous faut donc le quitter.
- Ce point n'est presque plus en litige, monsieur.
- Ce qu'il y a, c'est de savoir si votre appréhension sera plus forte que vos scrupules.
- Précisément.
- Eh bien ! avec deux mille louis, comme je vous les ai offerts.
- Oh ! voilà que vous parlez argent tout cru, dit la Catalane en tressaillant de joie.
- Il le faut bien, pour vous décider, pour vous prouver que, moins pauvre, vous serez plus libre. Il faut bien aussi que vous me donniez le moyen d'ôter à Bannière, en cas d'abus, et en ce cas seulement, les facultés de nuire qu'il vous paraît avoir.
- C'est à quoi je ne me déciderai jamais.
- Ecoutez, dit l'abbé, devenant plus ardent à mesure qu'il sentait moins de résistance, si vous m'aimez, vous me livrerez cet homme.
- Non, non, n'exigez pas cela.
- Vous m'avez accusé tout à l'heure de n'être pas un ami ; je m'en vais vous montrer que vous avez tort. Un ami, voilà comme vous le définissiez, c'est celui qui se livre sans ressources, corps et biens... Je suis à vous, mon bien est à vous, ma main serait à vous si je pouvais me marier.
- Voilà parler, dit la Catalane.
L'abbé voulait battre le fer tandis qu'il était chaud.
- Les deux mille louis, dit-il, je les ai là en caisse. J'ai voulu savoir si vous feriez les choses aussi généreusement que moi.
- Qu'appelez-vous générosité, s'il vous plaît ?
- Je veux dire que j'ai voulu savoir si, contre une misérable somme qui vous donnera la tranquillité, vous consentiriez à quitter le théâtre et à me donner toute votre personne à moi seul. Ah ! voici les deux mille louis ; prenez-les et payez-moi à votre tour.
L'abbé tendit les billets à la Catalane, qui les saisit avidement de sa main crochue.
L'abbé profita de ce moment pour dérober un baiser qu'on ne lui contesta point.
Quand la perfide eut senti le contact de cette richesse inespérée, inouïe pour elle, un étrange effet s'opéra dans son coeur ; l'abbé lui devint cher et sacré, Bannière lui devint inutile, fade et gênant.
Elle étreignit à son tour la pauvre dupe, et d'un ton qui marquait plus de tendresse réelle qu'elle n'en avait jamais ressentie,
- Vous êtes un bon coeur, dit-elle, et vous méritez qu'on fasse pour vous par amour, ce que rien ne m'eût décidée à faire. Vous méritez que je vous rassure complètement. Vous méritez d'avoir sous votre dépendance le seul homme qui vous soit redoutable. Et comme vous redoutez la rivalité de ce Bannière, comme vous ne seriez peut-être pas le plus fort en luttant contre lui, voici les armes que j'ai : elles sont mortelles. La persuasion, l'estime, l'amour, me les ôtent des mains pour les transmettre aux vôtres.
L'abbé ouvrait ses oreilles et fermait ses bras.
- Apprenez, dit-elle, que monsieur Bannière s'est échappé d'un noviciat de jésuites.
L'abbé tressaillit.
- De quel pays ? demanda-t-il.
- D'Avignon.
- Le proviseur de ce collège est un de mes amis ; il s'appelle...
- Mordon, n'est-ce pas ?
- C'est cela.
- Et il cherche par mer, par terre, par monts, le transfuge que j'ai caché jusqu'à ce jour entre mes bras.
- Bonté du ciel ! fit l'abbé ivre de joie.
- Vous comprenez, reprit la Catalane, que ce secret, je le confie à vous, galant homme. Vous comprenez que s'il en était autrement et que je ne vous connusse pas bien, le malheureux serait perdu.
- Oh ! oui.
- Un élève jésuite, enfin...
- Certes.
- Un élève jésuite qui se fait comédien !
- Peste !
- Un élève jésuite, enfin, qui, après s'être fait comédien vit avec une comédienne et insulte à des ministres de la religion tels que vous !
- Oui ! oui !
- Le pauvre garçon ne sait pas où cela s'arrêterait.
- On ne le sait pas, dit l'abbé tremblant de joie.
- Ainsi donc, mon cher d'Hoirac, je vous donne là une arme dont vous n'userez jamais que si Bannière vous menaçait trop fort et trop haut.
- Merci, mon âme !
- J'ai souffert beaucoup, voyez-vous, de vous savoir aux prises avec cette mauvaise tête, à qui votre caractère et votre habit interdisaient de répondre comme votre coeur et votre nom vous y portent.
- Oh ! oui, j'ai souffert ! dit l'abbé avec rage, mais...
- Mais désormais, poursuivit la Catalane, vous voilà en garde et cuirassé. Maintenant, ayez la vertu des forts, soyez patient.
- Ne craignez rien.
- Je vous en supplie, ne vous irritez pas en vain ; rappelez-vous qu'en vous livrant ce pauvre jeune homme, j'ai assez prouvé que vous n'aviez rien à redouter de sa part, quant à moi...
- Je suivrai de point en point vos recommandations.
- Merci ! Vous êtes aussi généreux envers les hommes qu'envers les femmes. Comment ne seriez-vous pas aimé, que dis-je ? adoré !
L'abbé, plus heureux qu'un pape, ne s'aperçut pas que ce soir-là il était adoré pour quarante-huit mille livres.
La Catalane n'avait plus rien à tirer de lui : elle le savait. En vraie courtisane, elle ne songea qu'à elle. L'abbé, jeune, beau et riche, n'avait qu'un défaut, sa myopie, le défaut auquel la Catalane devait toutes les qualités qu'elle avait déployées depuis leur connaissance.
Ayant ainsi conduit sa barque menacée, la scélérate personne, grâce à sa complice, avait l'argent et l'impunité. L'abbé, grâce à son argent, avait eu quatre ou cinq heures d'illusion.
Voyons ce qu'allait avoir Bannière.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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