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Chapitre XIV
La sérénade.

Cette fois les vingt louis de Bannière, ou plutôt de son ami, mieux ménagés que les premiers, durèrent quatre heures.
Au bout de quatre heures, après avoir failli gagner vingt fois les cent mille livres auxquelles il était obligé de réduire son ambition, Bannière avait perdu les vingt louis.
Il sortit furieux.
Cette fureur, nous n'essaierons pas de la peindre : elle se doublait de toutes les souffrances de l'amour-propre.
Déjà raillé, déjà humilié, déjà pardonné pour un crime semblable, il revenait avec la honte d'un filou, après avoir juré de n'être plus voleur.
Le désespoir s'empara de lui. En passant sur un pont, il eut presque l'envie de se noyer.
Mais pour se noyer, Bannière était encore trop amoureux. Chez Bannière, l'amour dominait tous les sentiments. Qu'est-ce que l'honneur pour un fou ?
Bannière ne se noya donc point, et revint à pas lents chez Olympe.
- Pauvre femme ! se disait-il, je suis le seul qui aurai manqué à son triomphe ; je suis le seul qui ne l'aurai point applaudie, qui ne l'aurai point félicitée. Elle m'attend comme la dernière fois, elle va me gronder ; mais je me courberai sous la gronderie ; je me coucherai à ses pieds, et elle me pardonnera encore. Elle verra bien que je suis maudit. Et puis désormais, plus de tentatives pour sortir de notre misère ! Non, elles réussissent trop mal. Olympe me montre le chemin ; elle travaille ; je l'imiterai. Cette fortune que nous poursuivons et qui nous fuit, viendra peut-être quand nous ne la chercherons plus.
Et Bannière passa une main glacée sur son front brûlant.
- Mille livres ! s'écria-t-il ; deux de nos mois dévorés en quatre heures ! Oh ! Cette fois, du moins, Olympe ne m'accusera pas de l'avoir ruinée ; car sur les cent louis auxquels la recette était assurée, je n'en ai pris que vingt. Il est vrai que j'en dois vingt autres. Bah ! ces vingt autres, je les rendrai sur mon premier bénéfice. On ne peut pas toujours perdre.
On le voit, en moins de dix minutes, Bannière jurait de ne plus jouer, et se promettait de rendre l'argent qu'il avait emprunté sur ses bénéfices de jeu.
C'est en roulant ces idées dans son esprit que Bannière continuait de regagner son domicile.
La nuit était sombre ; une heure sonnait aux Carmes, dont les clochers bornaient la vue du balcon d'Olympe.
Quand les dernières vibrations du bronze eurent cessé dans l'air, Bannière continua de prêter l'oreille.
Il lui semblait qu'un autre son qui n'était pas celui des cloches succédait à celui-là.
Bannière ne resta point longtemps dans le doute.
C'était un bruit d'instruments auquel se mêlait une voix passablement harmonieuse.
Bannière entendit la symphonie tout entière en pénétrant dans sa rue.
Ayant entendu la symphonie, il chercha les symphonistes.
Ils étaient rangés sous les fenêtres de la chambre à coucher d'Olympe.
Bannière, en ce moment, n'aimait pas grand chose au monde, et la musique moins que tout le reste. Rien, en effet, ne pouvait agacer plus désagréablement ses nerfs que l'expression douloureuse et câline des flûtes et des violons qui accompagnaient la guitare du principal exécutant.
Cette guitare accompagnait elle-même la voix que Bannière avait remarquée en entrant dans sa rue, voix qu'il croyait bien avoir déjà entendue quelque part. En effet, en approchant davantage, il reconnut dans le guitariste, chanteur et chef d'orchestre à la fois, l'abbé d'Hoirac vêtu en cavalier, prenant des airs languissants, affectant des poses langoureuses et tordant son cou vers le balcon.
L'air était long, difficile, et, il faut le dire, l'abbé le chantait fort bien.
Derrière sa jalousie à moitié levée, Olympe, très reconnaissable puisqu'elle ne cherchait aucunement à se cacher, apparaissait vêtue de blanc, et, bien que Bannière ne pût distinguer l'expression de son visage, il ne doutait point qu'elle ne dût sourire.
La puissance de l'imagination, et surtout d'une imagination jalouse, est si forte que Bannière voyait ce sourire à travers la jalousie.
La rage entrait dans son coeur aussi vite que l'harmonie dans ses oreilles.
Justement le morceau difficile finissait par ces paroles :

          Belle Philis, dis-moi : Je t'aime !
          Et je n'ai plus rien à chanter.

L'abbé d'Hoirac, après avoir, selon qu'il est d'usage dans tout final, répété les deux derniers vers une douzaine de fois, s'arrêta et conclut par un point d'orgue qui acheva d'exaspérer Bannière.
Il s'élança sur d'Hoirac, et, d'une voix de tonnerre :
- Ah ! vous n'avez plus rien à chanter ! dit-il ; eh bien ! dansez maintenant !
Et là-dessus il le saisit à la gorge.
L'abbé n'y voyait pas, et avait en outre le désavantage de la surprise, ce qui ne l'empêcha pas, car il était brave, de se défendre avec sa guitare contre cet ennemi de la musique qui sortait ainsi de dessous les pavés.
Les symphonistes voulurent venir en aide à leur chef ; mais Bannière avait cent bras comme Briarée ; il brisa deux ou trois violons, tordit cinq ou six flûtes, ce qui mit immédiatement en fuite tous les musiciens, car en général un musicien craint plus pour son instrument que pour sa peau.
Aux cris d'Olympe, l'abbé avait fini par reconnaître Bannière. Il le chargea bravement à coups de guitare, car l'abbé était assez riche pour ne pas craindre pour son instrument, mais Bannière lui arracha la guitare des mains et la lui brisa en dix morceaux sur la tête.
- Vous êtes fort heureux, dit l'abbé en recevant le coup, que je n'aie pas d'épée.
- Ah ! qu'à cela ne tienne, répondit Bannière, vous pouvez en avoir une dans dix minutes.
- Triple animal ! répliqua l'abbé ; triple butor ! vous savez bien que je ne me battrai pas avec vous.
- Et pourquoi cela ? hurla Bannière ; dites, voyons, dites ?
- D'abord parce que je vous tuerais, tout myope que je suis, attendu que vous n'avez jamais manié une épée.
- Qui vous l'a dit ?
- Parbleu ! cela se voit à vos façons de croquant ; et puis, vous savez bien que je suis abbé, et que par conséquent je n'ai point le droit de porter l'habit sous lequel vous m'insultez ; de sorte que si je vous tuais, ou si je me faisais faire justice autrement, je serais doublement condamné par l'autorité civile et par l'autorité ecclésiastique. Voilà en quoi, monsieur le drôle, vous avez agi comme un malhonnête et comme un lâche. Mais, soyez tranquille, je vous rattraperai.
Bannière comprit ses torts, et craignant la menace, toute vaine qu'elle était, lâcha l'abbé, qui s'enfuit.
Le peu de fenêtres que les maisons avaient sur la rue s'étaient ouvertes au bruit qu'avait fait Bannière. On allumait des flambeaux, on criait, on commentait.
Cela sentait le guet et les prisons.
En effet, on vit bientôt apparaître sortant des sombres ténèbres amassées à l'angle de l'église des Carmes, les buffleteries des archers et Bannière n'eut que le temps de se glisser chez lui par la porte qu'Olympe effrayée lui tenait ouverte.
Le guet, suivant sa mémorable coutume, arrivait dix minutes trop tard ; il ne trouva donc sur le champ de bataille que des morceaux de violons, des débris de flûte et le manche de la guitare. Les respectables militaires s'empêtrèrent dans les cordes de boyau, maugréèrent, et l'affaire en demeura là.
Mais une fois sauvé, Bannière n'en fut que plus enragé.
Lui qui cherchait, dix minutes auparavant. le moyen de fléchir Olympe, il venait de trouver celui de l'accuser.
Il prit donc, une fois rentré, la pose la plus majestueuse qu'il put prendre, se croisa les bras et commença par interroger.
Olympe, qui s'était d'abord assez tendrement enquise de lui, cherchant à savoir s'il avait été blessé, Olympe, arrêtée court dans l'intérêt qu'elle témoignait à cet énergumène, lui tourna le dos dès qu'il voulut faire le méchant.
Bannière s'irrita de ce silence méprisant bien plus qu'il n'eût fait d'une ardente réponse. Il courut après Olympe qui rentrait dans sa chambre et l'arrêta brutalement par le bras.
La belle jeune femme pâlit à la fois de douleur et de honte, et jeta un cri de lionne blessée qui fit accourir ses femmes.
Bannière eût donné sa vie pour broyer ces trois frêles créatures debout devant lui et qui semblaient prêtes à braver sa rage.
Après ce cri d'Olympe, il s'était fait de toutes parts un grand silence.
Au milieu de ce silence, Olympe releva la manche de son peignoir, et l'on vit au-dessus du coude la marque rouge et déjà violacée des doigts de Bannière.
La coiffeuse se précipita en pleurant sur le beau bras meurtri, qu'elle couvrit de baisers en rugissant des imprécations contre Bannière.
Bannière disparut dans sa chambre, accablé de honte, de remords et de terreur.
Jusqu'au lendemain dix heures, le silence le plus absolu régna dans la maison.
A dix heures Olympe sonna Claire, qui accourut accompagnée de la coiffeuse.
Celle-ci avait bien quitté la maison après la scène que nous venons de décrire, mais elle y était rentrée dès le matin.
Claire reçut l'ordre de faire préparer le déjeuner.
La coiffeuse resta seule avec sa maîtresse, qui lui demanda indifféremment ce qu'il était devenu.
- Oh ! répliqua la coiffeuse, il est parti depuis le matin.
Olympe trouva que la réponse de la coiffeuse était accompagnée d'un singulier accent, qu'elle avait étrangement appuyé sur le il, et elle pensa que peut être ce il, devenu pronom ne démontrait point assez.
- De qui parlez-vous ? demanda sèchement Olympe et qui désignez-vous par ce il ?
La coiffeuse comprit qu'elle faisait fausse route et que l'abbé d'Hoirac n'en était pas encore au il.
- Je voulais dire que monsieur est sorti, répliqua humblement la coiffeuse. Mais, reprit la femme en s'animant. mademoiselle est bien bonne, avec sa beauté, son talent, ses succès, de se rendre ainsi malheureuse.
- Qui vous dit que je suis malheureuse, ma mie ? demanda dédaigneusement Olympe.
- Eh ! madame ne le voit-on pas ?
- A quoi ?
- A ce que vous avez pleuré toute la nuit.
- Vous vous trompez.
- Vos beaux yeux sont à moitié éteints ; des yeux qui font l'adoration de toute la ville !
Olympe haussa les épaules.
- Vous en doutez, madame ? continua la tentatrice.
Olympe ne répondit pas même par un geste.
- Mais sachez donc, reprit la coiffeuse, qu'il y a des gens qui se feraient tuer pour obtenir un regard de ces yeux-là dont vous semblez vous défier.
- Oh ! murmura Olympe chatouillée, si distinguée qu'elle fût, par la flatterie ou plutôt par la louange ; oh ! comme je crois peu à tant de pouvoir....
La louange est comme le parfum : de quelque part qu'elle vienne, la femme la sent et l'apprécie.
- Si vous vouliez essayer, vous ne douteriez pas longtemps.
- Essayer de quoi ?
- Voyons donc, madame, réfléchissez un peu. Est-il digne de vous, d'une artiste de votre mérite, d'une femme de votre beauté, est-il digne d'aller en chaise au théâtre, d'habiter ce quartier perdu, de n'avoir plus de diamants et d'attendre au lendemain d'une représentation à bénéfice pour acheter trois robes ?
- Cela ne vous regarde point, ma chère.
- C'est cela, reprit la coiffeuse en larmoyant, faites-moi un crime de vous aimer, et de ne pas aimer ceux qui s'opposent à votre bonheur !
- Ceux-là, je vous défends d'en dire du mal, entendez-vous ?
- Défendez-leur donc alors de noircir votre beau corps, défendez-leur de vous voler votre argent pour aller, non pas le jouer, ce ne serait rien, mais le dépenser, qui sait avec qui !
- Qui vous instruit si bien ? dit-elle.
- Des gens bien renseignés, soyez tranquille, madame.
- Ceux qui donneraient leur vie, n'est-ce pas, pour obtenir un de mes regards ?
- Et qui prêteront, en outre, ce qui est plus solide et par conséquent plus rare à trouver, dix mille livres par mois à madame pour l'aider à tenir son rang.
- Dix mille livres par mois, reprit Olympe dissimulant son dégoût ; ainsi, vous venez me faire des offres ?
- Officielles, oui, madame, dit la coiffeuse enhardie par ce qu'elle croyait être un commencement de capitulation ; oui, cent vingt mille livres par an, rien que cela, payables par trimestre. Le premier trimestre est là tout prêt, je l'ai vu.
Olympe se leva, tira ses beaux cheveux des mains de la coiffeuse et lui dit :
- Mademoiselle, on vous a chargée là d'une commission trop délicate et trop importante pour qu'on ne vous ait pas promis une belle récompense. Allez donc la quérir, je vous prie, et cela sans perdre une minute. Allez !
- Comment ? fit la coiffeuse avec surprise.
- Vous me comprenez bien, je présume ?
- Mais non.
- Je vous dis de quitter ma maison, mademoiselle, et de n'y plus mettre les pieds.
- Mais, madame, dit l'officieuse à voix basse, monsieur n'est point caché là, monsieur est sorti.
- Ah ! oui, vous ne pouvez pas comprendre que l'on refuse sérieusement cent vingt mille livres payables par trimestre, dit mélancoliquement Olympe. Pour qui me prenez-vous, s'il vous plaît ?
- Mais, madame, à ce que m'a dit Claire, vous receviez cependant de monsieur de Mailly...
- Ce que je lui demandais, mademoiselle, et je demandais beaucoup à monsieur de Mailly, parce que je l'aimais beaucoup. Et je refuse beaucoup pour garder monsieur de Bannière, parce que j'aime beaucoup monsieur de Bannière. Tenez-vous cela pour dit, mademoiselle, et sortez de chez moi.
La coiffeuse, toute pâle de colère, essaya de se défendre.
- Inutile, je vous comprends, interrompit Olympe. Ce que vous craignez surtout en ce moment, c'est de perdre la prime qui vous a été promise. Je vous dois donc quelque chose comme dédommagement. Prenez ces dix louis et.... adieu.
La coiffeuse allongea d'abord la main pour recevoir, mais tout à coup, la colère prenant le dessus :
- Que de vertu, dit-elle, dans une femme qui se sauvait il y a un an avec un homme qu'elle connaissait à peine depuis une heure !
- Oui, je comprends, dit Olympe, je conçois très bien votre dépit, ma chère. On vous a offert vingt fois ce que je vous donne. Mais prenez toujours, et, à mon refus. allez offrir vos services à la Catalane. Ils vous rapporteront plus d'argent avec moins de difficultés.
Les yeux de la coiffeuse s'enflammèrent tout à coup.
- Ah ! dit-elle, tu me chasses et tu me donnes des idées comme celle-là ! C'est bon, j'en profiterai.
Et jetant les dix louis sur le tapis du boudoir, elle s'enfuit précipitamment chez la Catalane, qui demeurait dans les environs du théâtre.
Olympe se trouva heureuse, la coiffeuse partie, de ne pas éprouver le moindre regret d'avoir fait une belle action.

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