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Chapitre II
Où éclate la vérité du vieux proverbe français "l'habit ne fait pas le moine."

Le nouveau venu était un homme de vingt-huit à trente ans, d'une organisation nerveuse et maladive, pâle, grand, gracieux dans ses mouvements, distingué dans sa tenue ; vêtu proprement, mais cependant avec une sorte de désordre qui n'était pas sans charme et qui tenait le milieu entre le débraillement des grands seigneurs et le laisser-aller de l'artiste. En proie à une forte préoccupation, il écrasait pour le moment son chapeau sous son bras, et passait une main blanche et soignée dans ses cheveux baignés de sueur.
Sa figure agréable, douce et mélancolique, portait un certain caractère d'inquiétude et d'égarement que le novice eût facilement remarqué sans cette attention profonde qu'il mettait à ne plus regarder ni à droite ni à gauche depuis l'arrivée du personnage que nous venons de mettre en scène.
Après être entré assez rapidement dans l'église, s'être arrêté et avoir regardé autour de lui, ce dernier parut essayer de reprendre ses esprits un peu troublés, et se mit à arpenter la chapelle de long en large, jusqu'à ce que, rencontrant le novice dans le rayon de son oeil, il prit soudain sa résolution et marcha droit à lui.
Ce que devinant le novice, plutôt qu'il ne le voyait, il ferma son double livre avec rapidité, ensevelit son visage dans ses deux mains jointes, et s'absorba hypocritement cette fois dans une kyrielle d'oraisons.
Cependant le nouveau venu s'était approché de telle façon qu'il touchait presque l'épaule du novice, lequel à cette approche parut se réveiller tout à coup et surgir du gouffre de piété dans lequel il s'était abîmé.
- Pardon, mon frère, si je vous trouble dans vos prières, dit l'étranger entamant le premier la conversation.
- Mon frère, répondit le novice en se levant et en cachant sans affectation son livre derrière son dos, je suis à vos ordres.
- Mon frère, voici ce qui m'amène. Je voudrais avoir un confesseur ; voilà pourquoi je me suis approché de vous et vous ai troublé dans vos prières, ce dont je vous demande humblement pardon.
- Hélas ! je ne suis que novice, répondit le jeune homme, et, n'ayant pas reçu les ordres, je ne puis confesser. C'est un de nos pères qu'il vous faudrait.
- Oui, oui, c'est cela, dit l'étranger en martyrisant plus que jamais son chapeau ; oui, c'est cela qu'il me faudrait, un des pères. Pourriez-vous me faire la grâce de m'introduire près de celui que vous croiriez pouvoir m'accorder quelques instants, ou de le faire venir jusqu'à moi ?
- C'est qu'il est justement l'heure du dîner, et en ce moment tous les pères sont au réfectoire.
- Ah ! diable ! fit l'inconnu avec un mécontentement visible, tous au réfectoire ; ah ! diable !
Puis, s'apercevant sans doute qu'il venait d'invoquer le nom de l'ennemi du genre humain dans une église.
- Que viens-je donc de dire ? s'écria-t-il. Mon Dieu ! pardonne-moi !
Et il fit un signe de croix rapide, presque furtif.
- Cette difficulté d'avoir un confesseur vous contrarie, mon frère ? dit le novice avec intérêt.
- Oh ! oui, oui, beaucoup.
- Vous êtes donc bien pressé ?
- Très pressé.
- Quel malheur que je ne sois que novice !
- Oui, c'est un malheur. Mais vous êtes bientôt d'âge à être ordonné, et vous le serez, et alors, alors... Ah ! mon frère, mon frère, que je vous trouve heureux.
- Heureux ! et pourquoi ? demanda naïvement le novice.
- Parce que, dans un an, vous aurez atteint le but que doit se proposer toute âme chrétienne, c'est-à-dire le salut, et qu'en attendant, demeurant au noviciat des jésuites, vous pouvez vous confesser à ces dignes pères quand vous voulez et tant que vous voulez.
- Ah ! oui, c'est vrai : quand je le veux et tant que je le veux, répondit le novice avec un soupir qui prouvait qu'il n'appréciait pas tout à fait au même prix que l'étranger l'insigne faveur qu'il avait reçue du ciel.
- Et puis, continua l'étranger avec un enthousiasme croissant, vous êtes ici chez vous ; cette église, cet autel, ces vases sacrés, tout ceci est à vous.
Le novice regarda son interlocuteur avec une stupéfaction qui n'était pas dénuée d'inquiétude. Il était évident qu'il commençait à craindre d'avoir affaire à un homme, dont le cerveau était légèrement détraqué.
Mais l'étranger continua, s'animant de plus en plus :
- Cet habit, il est à vous ; ce chapelet, il est à vous ; ce livre, livre saint dans lequel vous pouvez lire du matin jusqu'au soir, il est à vous.
Et en prononçant ces mots d'un ton passionné, il secoua si énergiquement le bras du novice, que de la main qui terminait ce bras tomba le livre si envié, en même temps que du livre tombait la brochure que nous avons décrite.
A la vue de cette séparation entre le livre et la brochure, le novice fondit tout effaré sur la brochure, qu'il engloutit dans les mystérieuses profondeurs d'une des poches de sa soutane ; après quoi, tout frissonnant encore d'une émotion qui ressemblait à de la terreur, il ramassa le livre.
Puis il reporta timidement son regard sur l'inconnu.
Mais l'inconnu n'avait rien remarqué, tant son exaltation religieuse était grande.
Les yeux des deux hommes se rencontrèrent, et presque en même temps l'inconnu saisit les deux mains du nonce.
- Tenez, mon cher frère, s'écria-t-il, c'est Dieu qui m'a conduit dans votre église, c'est la Providence qui vous a mis sur mon chemin ; vous m'inspirez la plus tendre confiance ! Pardonnez cet épanchement à un homme bien à plaindre ; mais, en vérité, votre figure me donne du courage.
Et en effet, la figure du novice, dont nous n'avons rien dit encore, était une des plus charmantes qui se pût voir, et, par conséquent, bien digne de l'éloge qu'elle venait de recevoir.
- Vous vous dites malheureux, mon frère, et vous voulez vous confesser ? répondit le novice.
- Oui, je suis bien malheureux ! s'écria l'inconnu. Oh ! oui, je voudrais bien me confesser.
- Est-ce que vous auriez eu le malheur de commettre quelque faute ?
- Quelque faute ! Eh ! ma vie toute entière est une faute ; une faute qui dure du matin jusqu'au soir ! s'écria l'inconnu avec un soupir qui indiquait que chez lui la contrition était à l'état de contrition parfaite.
- Alors je parle à un coupable ? demanda le jeune homme avec une espèce d'effroi.
- Oh ! oui, à un coupable, à un grand coupable !
Le jeune homme fit malgré lui un pas en arrière.
- Jugez-en vous-même, continua l'inconnu avec un geste désespéré : je suis comédien !
- Vous ! s'écria le jeune homme du ton le plus affable, et en se rapprochant, tandis qu'au contraire le malheureux artiste s'éloignait, comme si, après l'aveu qu'il venait de faire, il n'était plus digne du contact de ses semblables ; vous, comédien !
- Mon Dieu ! oui.
- Ah ! vous êtes comédien !
Et le jeune homme se rapprocha encore.
- Comment ! s'écria l'artiste, vous savez qui je suis, et vous ne me fuyez pas comme on fuit un pestiféré ?
- Mais non, dit le novice ; je ne hais pas les comédiens, moi. Et il ajouta, si bas que son interlocuteur même ne put l'entendre : – Au contraire.
- Comment ! répéta l'artiste, vous ne vous révoltez pas à la vue d'un hérétique, d'un excommunié, d'un damné ?
- Non.
- Ah ! vous êtes encore si jeune ! mais un jour...
- Mon frère, dit le novice, je ne suis pas de ceux qui haïssent par préjugé.
- Hélas ! mon frère, reprit l'artiste, les comédiens traînent après eux une sorte de péché originel simple pour les autres, double, triple, quadruple pour moi, qui suis fils, petit-fils, arrière-petit-fils de comédien. Si je suis damné, moi, je le serai du côté d'Adam et d'Eve.
- Je ne vous comprends pas bien, répondit curieusement le novice.
- Je veux dire, mon frère, que je suis comédien de naissance, et que je serai damné par mon père et ma mère, par mon grand-père et ma grand-mère, enfin par mes aïeux paternels et maternels jusqu'à la troisième et la quatrième génération ; en un mot, monsieur, je m'appelle Champmeslé !
Le novice ouvrit de grands yeux, où perçait un profond étonnement mêlé d'une légère nuance d'admiration.
- Comment ! monsieur, s'écria-t-il oubliant l'appellation fraternelle usitée dans les ordres, seriez-vous par hasard le petit-fils de la fameuse comédienne ?
- Justement, monsieur. Ah ! ma pauvre grand-mère ! voilà une femme bien damnée !
- Alors, monsieur votre grand-père était le comédien Champmeslé, qui jouait les rois ?
- Vous l'avez dit. Marie Desmares, ma grand-mère, épousa Charles Chevillet, sieur de Champmeslé ; il avait remplacé le fameux Latorillière à l'hôtel de Bourgogne. Quant à sa femme, elle débuta par le rôle d'Hermione, que jouait à merveille la Desoeuillet, dont elle reprit l'emploi.
- De sorte que votre père, continua le novice mordant avec ardeur à la conversation, de sorte que votre père était Joseph Champmeslé, qui jouait les valets, et votre mère, Marie Descombes, qui jouait les jeunes premières ?
- Justement. Ah çà ! mais, dites-moi, mon frère, s'écria Champmeslé avec étonnement, savez-vous que je vous trouve un peu bien avancé dans la science des coulisses pour un novice jésuite ?
- Monsieur, reprit le jeune homme effrayé de s'être ainsi laissé aller au penchant de la conversation, si fort éloignés que nous soyons du monde, nous avons toujours perception de ce qui s'y passe ; d'ailleurs, je ne suis pas né aux jésuites, et ma première éducation fut faite dans ma famille.
- A qui ai-je l'honneur de parler, mon frère ?
- Je m'appelle Jacques Bannière, novice indigne.
Champmeslé salua courtoisement sa nouvelle connaissance, qui, non moins courtoisement, lui rendit son salut.

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