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Chapitre I
Avignon

« Voir Naples et mourir », dit le Napolitain. « Qui n'a pas vu Séville n'a rien vu », dit l'Andalou. « Rester à la porte d'Avignon, c'est rester à la porte du paradis, » dit le Provençal.
En effet, s'il faut en croire l'historien de la ville papale, Avignon est non seulement la première ville du Midi, mais encore de la France, mais encore du monde.
Ecoutez ce qu'il en dit :
« Avignon est noble pour son antiquité, agréable pour son assiette, superbe pour ses murailles, riante pour la fertilité du solage, charmante pour la douceur de ses habitants, magnifique pour ses palais, belle pour ses grandes rues, merveilleuse pour la structure de son pont, riche par son commerce, et connue par toute la terre. »
Voilà un bel éloge, j'espère ! Eh bien ! à cet éloge quoique nous arrivions cent ans après celui qui l'a fait, nous n'enlèverons presque rien et nous ajouterons même quelque chose.
En effet, pour le voyageur qui descend le fleuve auquel Tibulle donne l'épithète de celer, Ausone celle de praeceps, et Florus celle d'impiger ; pour celui qui commence, depuis Montélimar, à s'apercevoir qu'il est dans le Midi, au ton plus chaud des terrains, à l'air plus limpide, aux contours plus arrêtés des objets ; pour celui qui passe enfin en frissonnant sous les arches meurtrières du pont Saint-Esprit, dont chacune a son nom, afin que l'on sache à l'instant même où un bateau se brise contre une d'elles à quel endroit il faut porter secours ; pour qui laisse à droite Roquemaure, où Annibal traversa le Rhône avec ses quarante éléphants ; à gauche le château de Mornas, du haut duquel le baron des Adrets fit sauter toute une garnison catholique ; Avignon, à l'un des détours du fleuve, se présente tout à coup avec une magnificence vraiment royale.
Il est vrai que la seule chose qu'on aperçoive d'Avignon, au moment où l'on perçoit Avignon, c'est son gigantesque château, palais des papes, édifice du quatorzième siècle, seul modèle complet de l'architecture militaire de cette époque, et qui est bâti sur l'emplacement où s'élevait autrefois le temple de Diane, qui a donné son nom à la ville.
Maintenant, comment un temple de Diane a-t-il pu donner son nom à la future demeure des papes ? Nous allons le dire, en réclamant pour nous cette indulgence dont nous avons toujours vu les lecteurs être prodigues envers les étymologistes.
Ave, Diana ! salut, Diane ! disait le voyageur du plus loin qu'il apercevait le temple de la chaste déesse, au temps de la belle latinité, au siècle de Cicéron, de Virgile et d'Auguste ;
Ave, Niana ! commencèrent à dire les bateliers au siècle de Constantin, c'est-à-dire à une époque où l'idiome du pays avait déjà corrompu la pureté de la langue latine ;
Ave Nio ! dirent les soldats des comtes de Toulouse, de Provence et de Forcalquier ; de là, Avignon.
Notez bien que ceci est de l'histoire ; nous serions autrement positif que nous ne le sommes si, au lieu d'histoire, nous faisions du roman.
Vous voyez donc que de tout temps Avignon a été une ville privilégiée ; d'ailleurs, une des premières, elle a eu un pont magnifique, un pont bâti en 1177 par un jeune berger nommé Bennezet, qui après avoir été pasteur de brebis se fit pasteur d'âmes, et eut la chance d'être canonisé. Il est vrai qu'il ne reste plus aujourd'hui que trois ou quatre arches de ce pont, ruiné sous le règne de Louis XIV l'an de grâce 1669, c'est-à-dire cinquante-huit ans à peu près avant l'époque où commence l'histoire que nous allons raconter.
Mais c'est surtout vers la fin du quatorzième siècle qu'Avignon était splendide à voir. Philippe le Bel, qui avait cru donner à Clément V et à ses successeurs des gardes, une prison et un asile, leur avait donné une cour, un palais et un royaume.
C'était bien en effet une cour, un palais et un royaume que possédait cette reine du luxe, de la mollesse et de la débauche, que l'on appelait Avignon ; elle avait une ceinture de murailles qu'avait nouée autour de ses flancs rebondis Hernaudy de Herodia, grand-maître de l'ordre de Saint-Jean-de- Jérusalem ; elle avait des prêtres dissolus qui touchaient le corps du Christ avec des mains ardentes de luxure ; elle avait de belles courtisanes, soeurs, nièces et concubines des papes, qui arrachaient les diamants de la tiare pour s'en faire des bracelets et des colliers ; elle avait enfin les échos de la fontaine de Vaucluse, qui répétaient amoureusement le doux nom de Laure, et qui la berçaient au bruit des molles et voluptueuses chansons de Pétrarque.
Il est vrai que lorsque, à la sollicitation de sainte Brigitte de Suède et de sainte Catherine de Sienne, Grégoire XI quitta Avignon, en 1376, et partit pour Rome, où il arriva le 17 janvier 1377 ; il est vrai qu'Avignon, déshéritée de sa splendeur, tout en gardant ses armes, qui sont de gueules à trois clefs d'or posées de face et soutenues par une aigle avec cette devise « Unguibus et rostris », ne fut plus qu'une veuve en deuil, un palais solitaire, un sépulcre vide. Les papes gardèrent bien Avignon, qui était d'un bon rapport, mais comme on garde un château qu'on n'habite plus ; ils y envoyèrent bien un légat pour les remplacer, mais le légat les remplaça comme l'intendant remplace le maître, comme la nuit remplace le jour.
Avignon demeura cependant la ville religieuse par excellence, puisqu'à l'époque où commence cette histoire, on y comptait encore 109 chanoines, 14 bénéficiers, 350 religieux, 350 religieuses, qui, avec plusieurs ecclésiastiques subalternes attachés au service des huit chapitres, formaient un total de 900 personnes consacrées au service des autels, c'est-à-dire le vingt-huitième de la population.
En outre, Avignon, après avoir eu sept fois sept papes, qui avaient régné sept fois dix ans, Avignon possédait encore en 1727 sept fois sept choses importantes pour la beauté, l'agrément et la moralité d'une grande ville.
Elle avait sept portes, sept palais, sept paroisses, sept églises collégiales, sept hôpitaux, sept couvents de religieux et sept monastères de filles.
Quant à ce charme qui résulte pour Avignon de la douceur de ses habitants vantée par son historien, François Nouguier, il nous paraît moins bien établi que tout le reste, et c'est sur ce point seulement que nous nous inscrirons en révision contre son jugement, en rappelant à l'écrivain national les éternelles querelles des pénitents blancs et des pénitents noirs, qui s'assomment à chaque occasion et divisent la ville en deux camps toujours largement approvisionnés de horions.
Bien entendu que nous ne lui parlerons ni des massacres de la Glacière en 1791, ni de l'assassinat du maréchal Brune en 1815. Ce sont là deux événements que ne pouvait prévoir, – si savant qu'il fût, – le bon François Nouguier, à l'époque où il écrivait.
Mais à part cette charmante douceur, un peu contestable au dix-neuvième siècle, Avignon se présentait, au commencement du dix-huitième, dans des conditions encore fort agréables à l'oeil et à l'esprit du voyageur.
D'abord, outre les dominicains qui s'étaient établis chez elle en 1226, outre les cordeliers qui y avaient été reçus en 1227, outre ses grands augustins, ses grands carmes, ses mathurins, ses bénédictins, ses célestins, ses minimes, ses capucins, ses récollets, ses pères de la doctrine chrétienne, ses carmes déchaussés, ses antonins, ses augustins, ses prêtres de l'oratoire et ses observantins, Avignon avait son collège et son noviciat des jésuites, fondé en 1587 par Louis d'Ancezune.
Or, qui disait jésuites à cette époque disait savantes gens, gens aimables, gens mêlés à tout le mouvement du siècle, soit que le commerce les entraînât comme médiateurs vers ces mers lointaines et inconnues où se jettent le Gange et le fleuve Bleu, ces Rhônes de l'Inde et de la Chine ; soit que le zèle de la mission, les poussant vers un monde nouveau, les conduisit aux plaines du Brésil ou dans les montagnes du Chili ; soit que, stationnaires en Europe, la politique, livre sans fin, leur déroulât ses pages, dont chaque mot est une espérance déçue ou une ambition satisfaite, un trône fondé ou une couronne brisée ; soit enfin que la poésie ou la littérature les confinât, doux héritiers des bénédictins, sous les arceaux blanchis du cloître, entre un maigre gazon avare de fleurs et un splendide rayon de soleil découpé par les hauts profils de la collégiale.
Avignon, cette ville privilégiée qui avait tout ce qu'ont les autres villes et mille choses encore, Avignon avait donc ses jésuites ; et c'est dans la chapelle du noviciat que nous conduirons tout d'abord notre lecteur, en le prévenant que nous sommes aux premiers jours du mois de mai 1727, sous le règne du roi Louis XV, alors âgé de dix-sept ans.
Au sommet d'une rue qui s'appelait la rue des Novices, – nous disons au sommet, parce que les rues d'Avignon, ville bâtie contre le mistral et le soleil, sont pour la plupart formées de raides montées ou des descentes rapides ; – dans la rue des Novices, disons-nous, s'élevait le bâtiment du noviciat, logis et chapelle.
Le bâtiment, semblable pour la forme et surtout pour la pensée à tous ceux que les jésuites ont élevés en France et même hors de France, affectait ce style sobre et modeste qui n'est d'aucune époque et qui ne peut compromettre ceux qui l'emploient, attendu qu'il ne révèle rien aux yeux matériellement, et qu'il faut être un archéologue bien savant pour trouver l'âme des pierres dans une société où beaucoup de gens nient l'âme des hommes.
Les jésuites, voyageurs parasites, conquérants masqués, tout en rêvant l'empire du monde, conquis pas à pas, devaient en s'établissant, quelque part qu'ils s'établissent, veiller à ce que leur tente, destinée à devenir un jour une citadelle, n'offusquât point la vue. Tout parasite a soin, quand il s'assied à une table, de ne pas s'habiller comme le riche ou de ne pas se dégueniller comme le pauvre : il attirerait la vue sur son opulence ou sur sa misère. Tout ambitieux doit affecter la modestie, sinon l'humilité, quitte, au moment donné, à étendre sa griffe comme le tigre ou à ouvrir sa gueule comme le requin.
Aussi la société de Jésus, soit dans les Flandres, soit en France, soit en Espagne, où étaient ses principales maisons, n'avait-elle permis aux créateurs de ces établissements que l'architecture insignifiante du cloître ou de la caserne, qui consistait à cette époque en grands murs de briques ou de pierres, avec de longues fenêtres treillissées de fer, quelques portiques sobres d'ornements, çà et là des demi-colonnes, comme si la colonne ronde bosse eût été un luxe trop manifeste.
Même sévérité à l'intérieur, jointe à un soin minutieux de l'hygiène et de l'ordre du jour : et la ligne droite partout où les pères avaient à surveiller leurs novices, de l'ombre et des méandres partout où les pères avaient à rencontrer le public.
Au reste, nous n'entreprendrons pas de décrire l'intérieur des pères jésuites d'Avignon ; l'un de nos acteurs nous attend dans la chapelle des novices, où, vu son importance, nous avons hâte de le joindre.
Cependant, comme à tout drame il faut sa mise en scène, nous dirons un mot de cette chapelle où nous introduirons nos lecteurs, comme nous leur avons dit un mot de la villa qu'ils viennent de traverser avec nous.
Qu'ils s'arrêtent donc sur le seuil, et ils verront un vaisseau circulaire d'un diamètre modéré, avec des vitraux sans figures, qui, prenant la lumière au dessous de la coupole, l'envoyaient toute entière aux voûtes, mais la tamisaient par degrés, afin qu'elle arrivât tempérée sur les dalles du sol ; un autel long et peu orné, tendu comme une corde sur l'arc de l'abside ; derrière cet autel, quelques stalles de chêne, abritées et sombres pour la plus grande facilité de la surveillance ou de la méditation des pères, qui s'y plaçaient pendant les offices.
Voilà en peu de traits le dessin de la localité.
Il était une heure, tous les offices terminés ; le soleil dévorant la ville, l'église était déserte.
Seulement, à gauche de l'autel, à côté d'un étroit passage qui menait à ces stalles dont nous avons parlé, un jeune novice avec la robe noire de l'ordre se tenait assis sur une chaise et contre une colonne, la tête à moitié ensevelie dans un Livre, qu'il ne lisait pas mais qu'il dévorait.
Cependant, ce jeune homme n'était pas tellement absorbé dans sa lecture, que par moments il ne jetât un regard furtif à sa droite et à sa gauche.
A sa gauche, c'est-à-dire du côté de la petite porte par laquelle les pères pouvaient passer du noviciat dans la chapelle ;
A sa droite, c'est-à-dire du côté de la grande porte par laquelle les fidèles pouvaient entrer de la rue dans l'église.
Etait-ce simple curiosité, était-ce distraction ? distraction, hélas ! bien naturelle à la jeunesse, pour laquelle le bréviaire et le rituel sont creuse et monotone pâture.
Mais nous avons dit que le jeune novice semblait dévorer les pages de son livre ; regardait-il ainsi de droite et de gauche pour quêter l'admiration d'un surveillant, et, au lieu d'être un distrait, était-ce un hypocrite ?
Ce n'était ni l'un ni l'autre.
Quiconque se fût avancé derrière lui et eût lu en même temps que lui dans son livre, se fût aperçu que dans le missel se cachait une brochure d'un format plus petit, d'un papier plus blanc et plus frais ; une brochure dont la justification typographique était irrégulière, c'est-à-dire formée de ces lignes inégales qui vingt-neuf ans plus tard devaient servir de critérium à maître André pour distinguer les vers de la prose, quand il les mesurait avec une ficelle pour ne les faire ni trop longs ni trop courts.
Il n'était donc pas étonnant que ce novice craignît les surprises. – C'est le propre de tout écolier qui cache en classe un livre défendu dans son livre de leçons. – Seulement il y a livre défendu et livre défendu, comme il y fagot et fagot ; – il y a le livre un peu défendu et le livre très défendu, – il y a ceux qui impliquent les pensums de cinq cents vers, et ceux qui impliquent la retenue et même le cachot.
A quelle classe appartenait ce livre que lisait le disciple de Loyola et dans lequel il plongeait ardemment ses yeux et sa pensée ?
Or, pour résoudre ce problème, un observateur n'eût pas même eu besoin de s'approcher de lui : il eût pu tout deviner au mouvement balancé de sa tête, à certaine cadence mystérieuse de sa voix, cadence qui s'éloignait de la psalmodie de l'église pour se rapprocher de cette espèce de chant adopté au théâtre à cette époque. Enfin, sa conviction eût pu être complète à certains gestes développant imprudemment le bras et les doigts du novice, non pas comme les bras moelleux et les doigts bénins d'un prédicateur qui fait un sermon, mais comme le bras menaçant et les doigts crispés d'un acteur qui joue un rôle.
Et, depuis plus d'une demi-heure, le novice psalmodiait et gesticulait ainsi, lorsque l'arrivée soudaine d'un étranger qui apparut à la porte de l'église, et dont les pas précipités et inégaux retentirent sur les dalles, interrompit le psalmodiste et restreignit le geste du biceps au poignet, seule articulation qu'il soit permis au fidèle de développer dans une église avec la rotule, cette dernière devant fonctionner pour la génuflexion et l'autre pour l'opération du mea culpa.

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