Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre VIII


Lorsque mon grand-père revint à lui, la neige tombait à flocons épais et serrés.
Il souleva la tête, comme ferait un mort hors de son linceul.
Son premier regard se porta sur le cadavre de Thomas.
La neige qui tombait le couvrait de son blanc suaire. Il avait déjà à peu près disparu, et sous les plis de l'enveloppe on ne faisait plus que deviner à peu près des formes humaines.
Mais, il faut le dire, ce n'était pas dans le cadavre de Thomas Pichet qu'était la plus grande terreur de Jérôme Palan.
C'était dans le grand lièvre blanc.
Par bonheur, il avait disparu.
Mon grand-père, voyant que de ses deux ennemis le plus terrible n'était plus là, se releva comme mû par un ressort.
Il avait déjà renoncé à ensevelir le corps de Thomas.
Il n'en avait plus ni la force ni le courage.
Plus que tout cela, il avait hâte de s'éloigner. S'il restait, le grand lièvre ne pouvait-il pas revenir ?
Il regarda autour de lui, ramassa son fusil, sa pelle et sa pioche, et, chancelant comme un homme ivre, la tête basse, le dos courbé, il reprit le chemin de Theux.
Cette fois, il rentra par la porte, déposa pelle, pioche et fusil dans la cuisine, gagna sa chambre à tâtons, et se fourra dans son lit, où une fièvre horrible le tint éveillé toute la nuit.
Le lendemain, à travers les carreaux, il vit la neige qui continuait de tomber.
Il se leva et alla à la fenêtre.
La fenêtre donnait sur le jardin.
Au delà du jardin s'étendait la plaine.
La neige couvrait la terre à plus d'un pied d'épaisseur.
Cela dura ainsi pendant quarante-huit heures.
La neige atteignit trente-six pouces de haut.
Pendant tout ce temps mon grand-père gardait le lit. Il n'avait pas besoin d'inventer un prétexte pour ne pas quitter sa chambre ; et quoique sa fièvre se fût un peu calmée, il était facile de voir qu'il était loin d'être, comme on dit vulgairement, dans son assiette ordinaire.
Cependant, en y réfléchissant, en songeant combien ce qui lui était arrivé rentrait dans les choses impossibles, il avait fini par mettre sa vision de la nuit du meurtre sur le compte de son effroi.
Dès lors, il restait seulement en face de son crime, et, à l'endroit de son crime, je dois dire que la conscience troublée de mon grand-père s'efforçait de lui fournir des excuses.
Puis, tout le servait.
Sans la neige qui était tombée, on eût déjà su que Thomas Pichet était mort, et la mort de Thomas Pichet était encore inconnue.
Mon grand-père faisait donc des voeux pour que cette neige providentielle continuât de couvrir la terre.
Mais cependant il comprenait que, si bien servi qu'il fût par cette neige, elle finirait par disparaître un jour ou l'autre.
En attendant, comme il gelait, la neige tenait.
On en avait jusqu'au dégel.
Avant le dégel, on ne retrouverait pas le cadavre de Thomas Pichet.
Mon grand-père eut bien l'idée de fuir, mais il se trouvait complètement dépourvu d'argent, et d'ailleurs la misérable existence qu'il eût dû mener à l'étranger, loin de sa femme et de ses enfants, lui faisait encore plus peur que l'échafaud.
Puis, la chose s'était passée dans la nuit, au milieu des champs, par la solitude la plus complète ; le meurtre n'avait eu aucun témoin, le meurtrier en était bien sûr.
Pourquoi le soupçonnerait-on, lui plutôt qu'un autre ?
Selon toute probabilité même, on le soupçonnerait moins ; on l'avait vu sortir dans la matinée du dimanche, et on l'avait vu rentrer à la tombée de la nuit.
Mais personne ne l'avait vu sortir pour la seconde fois ; et, à sa seconde rentrée, personne ne l'avait vu revenir.
Il est vrai qu'il avait eu la fièvre toute la nuit, qu'il avait été malade toute la journée du lundi. Mais parce qu'on est malade, parce qu'on a eu la fièvre, on n'est pas absolument obligé d'avoir assassiné son prochain.
Mon grand-père s'en remit donc au hasard du soin de le soustraire aux conséquences de son crime. Il est bien entendu que le mouvement de faiblesse qui s'était emparé de lui quand il avait voulu prier, quand il avait essayé de faire le signe de la croix, ne s'était jamais représenté. En tout cas, il se prépara une fable pour le cas où les soupçons se porteraient sur lui, et il attendit.
Un jour, en s'éveillant, – le premier regard de mon grand-père, depuis cette nuit terrible, était toujours pour interroger le ciel, – un jour, en s'éveillant, il s'aperçut que les nuages étaient bas et sombres.
Il alla à sa fenêtre et l'ouvrit.
Une bouffée d'un air épais et chaud lui vint au visage, puis la pluie se mit à tomber, d'abord fine et serrée, ensuite en gouttes larges et multiples.
C'était le dégel.
Le moment terrible approchait.
Malgré la fable qu'il avait préparée, la perplexité de mon grand-père était si grande que sa fièvre le reprit et que force lui fut de se recoucher.
Il se tint toute la journée au lit, la couverture rabattue par-dessus le nez.
De temps en temps il se demandait s'il ne ferait pas mieux de devancer l'heure où son crime serait découvert, et d'aller lui-même le dénoncer à la justice.
Le lendemain du jour où le dégel avait commencé, la neige avait presque disparu.
De son lit, mon grand-père voyait la campagne, et ses yeux ne pouvaient s'en détacher.
Or, partout dans la campagne, de larges plaques de terre noire surgissaient au milieu de la neige comme des îles sur l'Océan.
En ce moment même il se fit un grand bruit dans la rue.
Le coeur de mon grand-père se serra de belle façon, et la sueur perla à la racine de ses cheveux avec une telle violence, qu'il n'eut point de doute qu'il se passât quelque chose de nouveau, et que ce quelque chose eût trait à la mort de Thomas Pichet.
Mon grand-père eut bien l'idée d'aller regarder avec précaution par une ouverture du rideau. Il se leva même pour accomplir ce dessein.
Mais, au premier pas qu'il fit, les jambes lui manquèrent.
Il mourait d'envie d'interroger quelqu'un sur ce bruit qui allait croissant et qui passait juste en ce moment sous ses fenêtres.
Mais il sentait bien que sa voix tremblerait si fort, que ce tremblement ne paraîtrait aucunement naturel.
Il entendit des pas dans l'escalier, regagna vivement son lit, tourna le dos au mur, et remonta la couverture jusqu'à son nez.
C'était ma grand-mère qui venait au-devant de sa curiosité.
Elle ouvrit la porte brusquement.
Mon grand-père jeta un cri ; il crut qu'on l'enfonçait.
- Ah ! mon ami, s'écria ma grand-mère, excuse-moi !
- Je dormais, femme, dit mon grand-père, et tu m'as réveillé.
- C'est que j'ai pensé que la nouvelle t'intéressait, vois-tu, Jérôme.
- Quelle nouvelle ?
- Tu sais que Thomas Pichet avait disparu depuis quelques jours ?
- Oui... non... c'est-à-dire...
Et mon grand-père essuya avec le drap son front inondé de sueur.
- Eh bien, continua ma grand-mère, sans voir le mouvement de son mari, on rapporte son corps.
- Ah ! murmura le malade d'une voix étouffée.
- Oh ! mon Dieu, oui !
Mon grand-père avait bien envie de demander ce que l'on disait à l'endroit de la mort de Thomas Pichet, mais il n'osa.
Cette fois encore, sa femme alla au-devant de son désir.
- Voilà, dit-elle. Il paraît qu'il a été pris par le froid et qu'il a misérablement péri dans la neige.
- Et... et... son cadavre ? demanda mon grand-père avec un effort.
- A moitié dévoré par les loups, répondit la femme.
- Hein ? s'écria Jérôme.
- Oui.
- A moitié dévoré !... Pauvre Thomas ! la tête, les jambes, sans doute ?
- Presque tout le corps ; on n'a réellement retrouvé qu'un squelette.
Mon grand-père respira. Il pensa que si l'on n'avait retrouvé qu'un squelette, la trace de ses deux coups de fusil avait sans doute disparu avec les chairs.
Ma grand-mère continua d'un ton sentencieux :
- Tu vois Jérôme, la justice de Dieu est lente, et ses voies sont inconnues des hommes. Mais tôt ou tard sa main s'appesantit sur le coupable et va le chercher au milieu du calme et de l'impunité pour le punir.
Mon grand-père poussa un gémissement.
- Qu'as-tu, Jérôme ? demanda ma grand-mère tout effrayée.
- Donne-moi un verre d'eau, femme ; je ne me sens pas bien.
- En effet, tu es livide.
- C'est cette nouvelle, à laquelle je ne m'attendais pas.
- Tiens, mon homme, tiens, bois.
Mon grand-père porta le verre à ses lèvres, ses dents claquaient le long du bord, et sa main tremblait de manière que la moitié de l'eau tomba sur ses draps.
- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! cria ma grand-mère, mais tu es peut-être plus malade que tu ne crois, Jérôme. Si j'allais chercher M. Desprez, le médecin ?
- Non, non ! s'écria mon grand-père, n'en fais rien.
Et il arrêta sa femme par le poignet.
Sa main était humide de sueur.
Elle le regarda avec plus d'inquiétude que jamais.
Mais lui :
- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit-il, je suis dans l'accès de la fièvre ; mais c'est le dernier, et je sens que je vais me guérir.
Et en effet, à partir de ce moment, grâce à la satisfaction que lui causait cet heureux dénouement, comme un malade qui vient d'avoir une crise terrible, mais salutaire, Jérôme Palan alla de mieux en mieux ; et le soir, ayant appris que le corps de Thomas Pichet avait été pieusement déposé dans le cimetière de la ville et qu'on avait jeté sur lui six bons pieds de terre, il se trouva tellement soulagé qu'il ordonna à sa femme de faire monter ses enfants, et qu'il les embrassa ainsi que leur mère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis la terrible nuit du 3 novembre.
Mais la joie de la pauvre famille fut bien plus grande encore quand mon grand-père déclara qu'il se sentait si bien qu'il allait descendre.
On voulut le soutenir. Ma mère lui offrit le bras, mais il se redressa de toute la hauteur de sa grande taille.
- Pourquoi faire ? dit-il. Ah ça ! mais on me croyait donc mort ?
Et, en effet, il descendit l'escalier sans broncher.
La table était mise pour la mère et les enfants.
- Eh bien ! demanda-t-il gaiement en voyant qu'il n'y avait que trois couverts, et moi, je ne soupe donc pas ?
Ma grand-mère se hâta de mettre un quatrième couvert et d'approcher une chaise de la table.
Mon grand-père s'assit et se mit à tambouriner une marche sur son assiette avec sa fourchette et son couteau.
- Ma foi ! puisqu'il en est ainsi, dit ma grand-mère, il reste à la cave une vieille bouteille de vin de Bourgogne que je réservais pour une grande occasion. Voilà l'occasion venue.
Et la bonne femme descendit à la cave pour y prendre sa bouteille de vin de Bourgogne.
On se mit à souper.
Ma grand-mère était si joyeuse qu'elle versait rasades sur rasades à mon grand-père.
Tout à coup elle le vit pâlir et frissonner à la fois.
Puis courir à son fusil dans le coin de la cheminée.
Puis ajuster quelque chose dans l'angle le plus sombre de la maison.
Mais, sans faire feu, mon grand-père releva son arme d'un air découragé et la jeta dans un coin de la salle à manger.
Il se rappelait que son fusil n'avait pas été rechargé depuis la nuit du 3 novembre.
Ma grand-mère interrogea son mari sur les motifs de cette singulière action.
Mais mon grand-père refusa de répondre.
Il se promena pendant plus d'une demi-heure de long en large dans l'appartement.
Puis il remonta dans sa chambre et se coucha sans prononcer une seule parole.
Pendant la nuit, son sommeil fut sans doute agité par quelque affreux cauchemar, car il se réveilla plusieurs fois en sursaut, en poussant des cris d'angoisse et en agitant ses bras comme pour chasser quelqu'un ou quelque chose qui l'importunait.
Jérôme Palan avait revu le grand lièvre !

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