Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre VI


Mon grand-père prit le chemin de Remouchamps.
Comme il pensait que, la neige persistant, les lièvres descendraient dans les bas-fonds, il alla se poster entre la vallée qui s'étend de Remouchamps à Sprimont.
Arrivé à un carrefour, il s'arrêta.
La place était bien choisie.
Aujourd'hui un chasseur ne s'y posterait pas, attendu qu'il y a une croix.
Mais à cette époque il n'y avait encore que des buissons.
Il était là depuis un quart d'heure à peu près, et neuf heures venaient de sonner, lorsqu'il entendit, venant dans la direction d'Ayvailles à Louvaègnez, une voix qui chantait un refrain bachique.
- Ah ! diable ! fit mon grand-père, voilà un drôle qui va effaroucher le lièvre, en supposant qu'il y en ait un dans les environs.
La voix se rapprochait de plus en plus.
Le bruit de la neige qui craquait sous les pas du chanteur arriva bientôt distinctement à l'oreille de mon grand-père, qui ne bougea point de sa cachette.
La lune était dans son plein.
La réverbération de la neige qui couvrait la terre en redoublait l'éclat.
Aussi mon grand-père reconnut-il facilement l'homme qui venait à lui.
C'était Thomas Pichet.
Il était allé faire la veillée chez le magister d'Ayvailles et rentrait à Franchimont. Le magister d'Ayvailles était le beau-père de Thomas Pichet.
Tant que Jérôme Palan douta encore que ce fût Thomas Pichet qui s'avançait vers lui, il retint son haleine, perçant du regard l'obscurité de la nuit.
Mais lorsqu'il fut bien certain que c'était l'assassin de Flambeau et de Ramette qui allait passer dans ce carrefour près duquel il était embusqué, son coeur battit à lui briser les côtes, son regard commença de se troubler, et il serra convulsivement de ses doigts crispés le canon et le bois de son fusil.
Cependant, au fond, mon grand-père n'était point méchant, et n'avait point le coeur au mal.
Il était donc décidé à laisser passer Thomas Pichet, si Thomas Pichet passait sans rien dire.
Thomas Pichet passa sans rien dire.
Il n'avait pas même aperçu mon grand-père.
Mais le malheur voulut qu'il prît pour s'en aller le même chemin que mon grand-père avait pris pour venir.
Or, il vit les pas de mon grand-père marqués sur la neige.
La trace était fraîche.
Il ne l'avait pas vue de l'autre côté du carrefour.
Il se retourna, aperçut les buissons, et soupçonna un affûteur d'être caché dans ces buissons.
Il en résulta que, désirant savoir quel était cet affûteur, il revint sur ses pas.
En revenant sur ses pas, il revenait sur mon grand-père.
Celui-ci se sentit découvert.
Ne voulant pas donner à son ennemi la satisfaction de le prendre dans sa cachette, il se dressa tout debout.
Thomas Pichet n'avait aucunement pensé à lui.
Mais, du premier coup d'oeil, il vit bien à qui il avait affaire.
Alors, agité sans doute par le remords de la méchante action qu'il avait commise, il sembla tout déconcerté.
- Eh bien ! monsieur Palan, dit-il d'une voix presque caressante, nous voilà donc à l'affût ?
Mon grand-père ne répondit pas.
Seulement, il s'essuya le front avec sa manche.
La sueur lui coulait du front.
- J'aime mieux que vous y soyez que moi, continua Thomas Pichet, car la bise est aigre cette nuit à roussir le cuir d'un loup.
- Passez au large ! cria mon grand-père pour toute réponse.
- Comment ! passez au large ? demanda Thomas Pichet. Et pourquoi dois je passer au large, et de quel droit me l'ordonnez-vous ?
- Passe au large, te dis-je ! répéta mon grand-père en frappant la terre de la crosse de son fusil ; je te dis de passer au large !
- Oui, reprit Thomas, que je passe au large ! Je comprends, je dois passer au large parce que je vous trouve en contravention en vous mettant à l'affût, en faisant le métier de braconnier, en chassant dans la neige.
- Encore une fois, s'écria mon grand-père, passe au large, Thomas Pichet ! C'est un conseil que je te donne, passe au large !
Celui-ci hésita un instant.
Mais sans doute il eut honte de céder.
- Eh bien, non, dit-il, je n'y passerai pas ! Quand je vous ai reconnu, j'ai été sur le point de m'éloigner, attendu que depuis votre prison vous êtes toqué, à ce que l'on assure, et qu'aux fous comme aux enfants il faut bien leur passer quelque chose. Mais puisque vous le prenez sur ce ton, je vous arrêterai, monsieur Jérôme Palan, et vous montrerai une seconde fois que je sais faire mon devoir.
Et il marcha droit sur mon grand-père.
- Par le diable ! Thomas, ne fais pas un pas de plus ! Thomas, ne me tente pas ! s'écria mon grand-père d'une voix fiévreuse.
- Bon ! tu crois me faire peur, Jérôme Palan, dit Thomas en secouant la tête, mais je ne suis point si facile effrayer que cela !
- Pas un pas de plus, je te dis ! s'écria mon grand-père d'une voix qui devenait de plus en plus menaçante. Il y a déjà du sang entre nous, prends garde ! ou la neige boira le tien comme la terre a bu celui de mes pauvres chiens !
- Des menaces ! s'écria le garde ; c'est par des menaces que tu crois m'arrêter.. Oh ! oh ! oh ! il faut autre chose que des menaces et un autre homme que toi pour cela, mon bel ami.
Et faisant tournoyer son bâton sur sa tête, il avança sur mon grand-père.
- Tu le veux ! tu le veux donc ? dit celui-ci, eh bien ! que le sang qui va couler retombe sur celui de nous deux qui sera véritablement coupable !
Et portant rapidement son fusil à son épaule, il fit feu des deux coups à la fois.
Les deux coups n'en firent qu'un seul.
Et encore l'explosion fut-elle si faible, que mon grand-père qui, en ce moment, ne réfléchissait pas que la neige avait la propriété d'amortir complètement les sons, crut que l'amorce seulement avait brûlé.
Il saisit donc son fusil par le canon pour s'en faire une massue et recevoir son ennemi.
Tout à coup, il le vit lâcher son bâton, battre l'air de ses mains, pivoter sur lui-même, et tomber la face dans la neige.
Son premier mouvement fut de courir à lui.
Thomas Pichet était mort !
Il était mort sans pousser une plainte.
La double charge lui avait traversé la poitrine.
Mon grand-père resta quelques instants debout, muet, immobile à côté de cet homme, dont en une seconde il venait de faire un cadavre.
Il pensait alors que Thomas Pichet avait une femme et des enfants qui attendaient son retour.
Il les voyait anxieux, courant au moindre bruit vers la porte, et devant l'immense douleur qu'il prévoyait pour les innocents, il sentait la haine qu'il avait eue pour Thomas vivant s'effacer et disparaître.
Alors il lui sembla qu'une simple manifestation de sa volonté serait suffisante pour rendre Thomas à la vie, puisque c'était lui qui l'en avait privé.
- Allons ! Thomas, lui dit-il, allons, Thomas, relève-toi !
Il va sans dire que non seulement le cadavre ne se releva point, mais encore ne répondit point une parole.
- Mais relève-toi donc ! dit mon grand-père.
Et il se baissait pour le prendre par-dessous les épaules et l'aider à se relever.
Seulement alors, le sang qui s'échappait de la poitrine du garde, et qui, teignant la neige autour de lui, entourait le corps d'une auréole rougeâtre, seulement alors, ce sang, dis-je, ramena mon grand-père à l'effroyable réalité.
Il pensa à sa femme à lui, à ses enfants et pour eux, pour ne pas faire deux femmes veuves et quatre orphelins, il désira de vivre.
Mais pour vivre, il fallait dérober à tous les yeux ce cadavre, qui allait attirer sur lui la vengeance des hommes.
Il prit sa course du côté de Theux.
Il longea les haies de la ville, entra dans son jardin en escaladant une muraille, et sans réveiller personne, après avoir mis son fusil en bandoulière, prit une pioche et une pelle et revint à grands pas vers le carrefour.
En s'approchant du théâtre du meurtre, il tremblait comme si, à côté du cadavre, il devait trouver le juge et le bourreau.
Quand il ne fut plus qu'à une centaine de pas, la lune qui depuis quelques instants était voilée, se dégagea des nuages bas et sombres dans lesquels elle était ensevelie et éclaira vivement le tapis blanc qui couvrait la campagne.
Tout était muet, désert, désolé.
Alors mon grand-père, tout frissonnant, ramena son regard sur le carrefour.
A l'endroit qu'il ne connaissait que trop bien, une forme noire se détachait sur le sol.
C'était le cadavre de Thomas Pichet.

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