Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre V


Mais le caractère de mon grand-père était bien changé.
Autant il était autrefois gai et insouciant, autant il était devenu triste et morose. Il ne riait jamais, lui, le joyeux rieur ; il ne parlait plus, lui, le conteur interminable ; il rudoyait mon père, lui qui n'avait jamais eu un mot désagréable, même pour un enfant étranger.
Ce n'était point tout. Parfois, et sans aucune raison il s'emportait en paroles violentes et amères contre l'humanité en général et contre ses voisins en particulier.
Aussi, ceux-ci peu à peu se retirèrent-ils de lui, sans que mon père dit un mot, fit un signe pour les retenir.
Quant à son irréligion elle avait grandi encore.
Autrefois elle ne se manifestait guère que par des plaisanteries, par les couplets qu'il chantait à ses soirées de chasse ; il trinquait alors volontiers avec le curé de Theux, et faisait même enrager ma grand-mère, lui disant que c'étaient les beaux yeux de la nièce du pasteur qui l'attiraient au presbytère.
Mais, après sa sortie de prison, il cessa même de saluer M. le doyen.
La vue d'une soutane le mettait en fureur.
S'il passait devant un crucifix et qu'à cause de la chaleur il tînt son chapeau à la main, il le remettait avec affectation sur sa tête, et non seulement il se répandait en invectives contre les ministres du Seigneur, mais encore contre toutes les croyances divines, qu'il attaquait en blasphémant.
Ce qui attristait surtout ma pauvre grand-mère, c'est que comme, depuis son retour à Theux, mon grand-père n'avait pas été une seule fois à la chasse, elle n'avait pas été une seule fois à la messe.
Elle recommandait bien à ses enfants, lorsqu'ils allaient à l'école, ou qu'ils en revenaient, ou qu'ils sortaient simplement jouer, d'entrer à l'église et de prier pour eux, pour elle, et surtout pour leur père.
Les enfants disaient bien qu'ils le faisaient mais ses inquiétudes n'en étaient pas moins grandes ; ses enfants disaient-ils à Dieu tout ce qu'elle lui eût dit elle-même, si elle eût pu entrer dans son saint temple ?
Il est vrai qu'aussitôt qu'elle était seule à la maison ou à sa chambre, elle se hâtait de dire au Seigneur toutes les prières qu'elle savait.
Mais ces prières dites ainsi à la maison et à bâtons rompus avaient-elles la valeur qu'elles eussent eue dans une église ?
Aussi ma pauvre grand-mère pleurait-elle sans cesse ; mais elle était forcée de dévorer même ses larmes.
Leur vue, comme celle des robes noires, avait le don d'exaspérer son mari.
- Que me reproches-tu, voyons ? disait-il, quand il la surprenait ainsi. Je travaille, n'est-ce pas ?
- Ce n'est pas cela, mon cher Jérôme, répondait la pauvre femme.
- Tu ne manques de rien, ni tes enfants non plus ?
- Non, Dieu merci ! mais ce n'est pas cela.
- Je ne chasse plus, continuait mon grand-père ; je n'ai pas touché à mon fusil, ni lâché mes chiens depuis mon retour.
- Je le sais, je le sais, disait ma grand-mère ; mais, je le répète, Jérôme, ce n'est pas cela.
- Qu'est-ce donc, alors, et que veux-tu ? Parle, explique-toi clairement. Tu sais bien que je ne te mangerai pas.
- Eh bien ! répondait la pauvre femme, je voudrais que tu ne te fisses pas des ennemis de tous tes anciens amis ; je voudrais que tu reprisses un peu de ta gaieté d'autrefois quitte à chasser, non pas tous les jours comme tu faisais, le Seigneur nous en garde ! mais les fêtes et les dimanches ; je voudrais enfin, et cela c'est mon suprême désir, je voudrais que tu ne blasphémasses plus ni Dieu, ni les saints.
- Pour ce qui est de nos amis, répondit mon père, je les oblige en me détournant d'eux, car nul d'entre eux ne se soucie de l'amitié d'un homme pauvre.
- Jérôme !
- Je sais ce que je dis, femme ; quant à ma gaieté, elle a été tuée dans les bois de Franchimont, et rien ne peut la ressusciter.
- Mais..., murmura ma grand-mère, et elle n'osa achever.
- Oui, je comprends, dit en s'assombrissant Jérôme Palan, tu veux parler de Dieu et des saints.
- Hélas ! mon bon Jérôme, je vois avec douleur...
- La façon dont je parle d'eux n'est-ce pas ?
La bonne femme fit de la tête un signe affirmatif.
- Eh bien ! reprit mon grand-père, si la façon dont je parle d'eux les contrarie, qu'ils me le fassent savoir eux-mêmes.
La grand-mère frémit de la tête aux pieds.
- Pourtant, se hasarda-t-elle à dire, il en est un dans lequel tu avais toute dévotion, au temps jadis, tu te le rappelles ?
- Non, je ne me le rappelle pas, répondit mon grand-père.
- Saint Hubert.
- Bon ! je l'aimais comme mes amis m'aimaient, à cause des bons dîners dont il était le prétexte ; seulement, dans ces dîners-là, c'était moi qui payais l'écot, et quoique l'on ne manquât jamais de boire à la santé du saint, il a toujours oublié, lui, de demander la carte ; aussi j'ai rompu avec lui comme avec les autres.
Puis, avec un mouvement bien visible d'impatience :
- Tiens, femme, continua-t-il, cessons de plaisanter ; je t'aime, toi et nos enfants, mais je n'ai pas besoin d'aimer autre chose, et, en effet, je n'aimerai que vous. Je travaillerai rudement, et c'est doublement méritant, car je n'en avais pas l'habitude ; je travaillerai pour vous faire la vie douce ; mais, écoute-moi, c'est à une condition.
- Laquelle ?
- C'est à condition que tu laisseras ma conscience en repos, et que tu ne me rompras plus la cervelle de tes momeries.
Il n'y avait rien à répondre.
Ma grand-mère connaissait son mari.
Elle soupira et se tut.
Mon grand-père alors prit son fils et sa fille sur ses genoux, et se mit à les faire sauter en imitant le mouvement du cheval.
Ma grand-mère releva la tête et le regarda avec étonnement.
Jamais, depuis six mois, son mari n'avait été de si belle humeur.
- Femme, dit-il, voyant l'étonnement de ma grand-mère, c'est demain dimanche, jour de chasse, comme tu le disais tout à l'heure. Eh bien ! sur ce point du moins, tu me verras suivre tes conseils. Quant à la gaieté, que veux tu ? faut espérer qu'elle reviendra à son tour.
Et il se frottait les mains.
- Tu vois, tu vois, disait-il, je m'égaye.
Ma grand-mère ne savait point ce que voulait dire cette espèce de surexcitation.
- Tiens, femme, lui dit mon grand-père, donne-moi une goutte de genièvre, il y a longtemps que je n'en ai bu.
Ma grand-mère lui apporta un petit verre pareil à ceux où d'habitude on boit les liqueurs.
- Qu'est-ce que cela ? qu'est-ce que cela ? s'écria mon grand-père ; un verre à vin de Bordeaux ! je veux rattraper le temps perdu.
Et comme sa femme hésitait, il déposa les enfants à terre, se leva et alla chercher le verre, qu'il choisit de la taille qui lui convenait.
Puis il le tendit à sa femme.
Ma grand-mère le lui remplit bord à bord, sur son ordre trois fois réitéré.
- Femme, dit-il, c'est demain dimanche, et, de plus, c'est demain le 3 novembre : par conséquent, c'est demain la Saint-Hubert. Je suis décidé à me conformer entièrement à tes instructions ; en conséquence, je vide ce verre à la santé du saint, à sa gloire éternelle en ce monde et dans l'autre, et nous verrons un peu quel gibier sa reconnaissance nous enverra. Celui-là, femme, quel qu'il soit, nous ne le vendrons pas ; nous le mangerons en famille, n'est-ce pas, les enfants ? Voyons, qu'aimez-vous le mieux, mes mioches ?
- Moi, dit le garçon, je voudrais un lièvre, avec une de ces bonnes sauces au sirop comme maman sait si bien les faire.
- Oh ! oui, oui, papa, dit la petite fille, qui était fort gourmande ; c'est cela, un lièvre au sirop, il y a si longtemps que nous n'en avons mangé !
- Eh bien ! de par le diable ! vous aurez votre lièvre, enfants ! s'écria le grand-père en embrassant les deux mioches, comme il les appelait ; et voilà Liégeois, qui est là-haut, – il montrait son fusil suspendu à la cheminée, - voilà Liégeois qui saura bien en dénicher un. Tu entends, grand saint Hubert ? un lièvre ! un lièvre ! Il nous faut un lièvre ; les enfants le demandent, et sacrebleu ! j'en rapporterai un, dussé-je aller relancer jusque entre tes deux jambes celui qui y est caché !
En effet, au-dessous du fusil de mon grand-père était un portrait de saint Hubert ayant un lièvre au gîte entre ses jambes.
On comprend que la fin de l'oraison de mon grand-père avait gâté le commencement.
Rentrée dans sa chambre, ma grand-mère se mit à genoux pour réciter sa prière, plus dévotement encore que de coutume.
Mais sans doute l'insolence du blasphème de son mari empêcha le doux murmure qui s'échappait de ses lèvres de monter jusqu'à Dieu.
Le lendemain, fidèle à sa parole, mon grand-père était levé avant le soleil, et, suivi des deux chiens qui lui restaient, c'est-à-dire de Ramoneau et Spiron, il battait la campagne.
Bien qu'on ne fût qu'au 3 novembre, comme aujourd'hui, la terre était couverte de neige.
Les chiens enfonçaient jusqu'au poitrail et ne pouvaient courir.
En outre, comme c'était pendant la nuit précédente que cette neige était tombée, les lièvres n'avaient pas bougé et n'avaient point, par conséquent, laissé de traces.
Mon grand-père alors essaya d'en découvrir au gîte.
Mais quoique d'habitude fort habile à cet exercice, il fit cinq ou six lieues et battit la campagne une partie de la journée sans en apercevoir un seul.
Il rentra donc à la maison le carnier vide.
Il était néanmoins d'assez bonne humeur encore, grâce à ses bonnes dispositions de la veille.
Après souper, il alla renfermer ses chiens, décrocha de nouveau son fusil, embrassa sa femme et ses deux enfants.
- Que vas-tu donc faire, Jérôme ? lui demanda ma grand-mère tout étonnée.
- Ce que je vais faire ?
- Oui, je te le demande.
- Aller à l'affût, femme, n'ai-je pas promis un lièvre aux enfants ?
- Tu le tueras dimanche prochain, Jérôme.
- Je le leur ai promis pour aujourd'hui et non pas pour dimanche prochain femme, Eh bien ! ce serait joli que je leur manquasse de parole, n'est-ce pas, les petiots ?
Les enfants lui sautèrent au cou en criant :
- Oh ! oui, papa, un lièvre ! un lièvre !
- Un lièvre gros comme Ramoneau, ajouta le garçon en riant.
- Un lièvre gros comme l'ânon de Simonne, amplifia la petite fille en riant plus fort.
- Soyez tranquilles, dit Jérôme en les embrassant tendrement, vous aurez votre lièvre : ils vont remuer ce soir les drôles ! et, au clair de la lune, je les verrai sur la neige gros comme des éléphants.
Et mon grand-père sortit, le fusil sur l'épaule.
Il sifflait en sortant ce même bien aller qu'il sifflait le jour où Thomas Pichet lui tua ses chiens.

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