Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre II


- Il arriva que mon grand-père chassa tant, chassa tant, que le gibier commença à devenir rare, rare sur les terres et dans les bois de la commune où il avait permission, et dans les propriétés particulières où on le tolérait.
Aussi, peu à peu en arriva-t-il à faire des excursions dans les domaines seigneuriaux qui les entouraient.
Excursions timides d'abord, et qui se bornèrent à des affûts, à des pointes dans les lisières et à d'autres bagatelles semblables.
Or, dans le temps où vivait mon grand-père, ces sortes de bagatelles étaient déjà des tentatives plus que hasardeuses. La justice ne plaisantait pas avec les délits de chasse ; les seigneurs étaient encore tout puissants, leur faisait jugement, et ils vous envoyaient, sans broncher, un pauvre diable aux galères pour un lapin. Mais comme mon grand-père était ce que l'on appelle un bon vivant, qu'il avait toujours dans sa cave, à côté d'une tonne de lambic ou de faro, une barrique de vin du Rhin, et, sur sa table, à côté de son verre plein, un verre vide qui n'attendait qu'un camarade pour se remplir et se vider à son tour ; comme il n'était jamais plus heureux que lorsqu'un des gardes du voisinage venait s'asseoir à côté de lui sous la haute cheminée et trinquer en devisant de faits de chasse, ceux-ci ne lui étaient ni durs ni sévères. Autant qu'il était en leur pouvoir, ils fermaient les yeux sur ses méfaits, et quand ils entendaient la détonation de son fusil ou l'aboi de ses chiens d'un côté, ils allaient de l'autre.
Cependant, comme il n'y a pas de règle sans exception, il y avait une exception, parmi les forestiers, à cette bienveillance générale que l'on portait à mon grand-père.
Un des gardes du seigneur-évêque ne pouvait le souffrir.
Il s'appelait Thomas Pichet.
D'où venait cette haine ?
D'une de ces antipathies instinctives dont on ne peut pas plus se rendre compte que de certaines sympathies.
- Oui, dit Hetzel, c'est ce que nous autres savants appelons la force centrifuge et la force centripète.
- Plaît-il, monsieur ? demanda l'aubergiste.
- Rien, rien ; continuez, mon ami.
L'aubergiste reprit :
- Il se nommait Thomas Pichet.
Tout enfants qu'ils étaient et si enfants qu'ils fussent, le petit Thomas et le petit Jérôme n'avaient jamais pu se souffrir. A l'école, ils se battaient comme deux coqs de combat ou comme deux dogues de barrière ; et comme ils étaient de force égale, quoique de complexion différente, ces combats n'avaient de fin que lorsque la force manquait aux combattants.
Peut-être, au reste, cette antipathie dont nous avons parlé tenait-elle plus, encore à des dissemblances physiques qu'à des oppositions morales.
Thomas était court, roux, trapu.
Jérôme était grand, brun et mince.
Thomas louchait légèrement et était plutôt laid que beau.
Jérôme avait les yeux exactement pareils, et était plutôt beau que laid.
Thomas avait été amoureux de ma grand-mère.
La grand-mère avait épousé Jérôme.
Toutes ces circonstances et une foule d'autres avaient donc amené entre Jérôme et Thomas une véritable haine.
Cependant, devenus hommes, ils étaient devenus plus raisonnables, mon grand-père surtout.
Cela tenait à ce qu'en toute circonstance, tantôt le hasard, tantôt la bonne éducation, lui avaient donné la supériorité sur son rival.
Enfin Thomas s'était lassé de cette supériorité qui l'écrasait, et avait quitté le pays.
Il était passé garde dans le Luxembourg, justement dans le pays où nous sommes.
Mais le malheur voulut que le seigneur chez lequel il servait en cette qualité mourut.
Le malheur voulut encore qu'un de ses camarades lui écrivît qu'une place pareille à celle qu'il venait de perdre était vacante chez le prince-évêque.
Enfin le malheur voulut toujours qu'ayant demandé cette place, il l'obtint et revint habiter Franchimont, qui, comme vous le savez ou ne le savez pas, est à peu de distance de Theux.
De sorte que Jérôme et Thomas se retrouvèrent voisins.
On verra plus tard si la haine s'était éteinte dans le coeur de mon grand-père. Mais dès ce moment, je crois pouvoir dire, sans crainte de nuire à l'intérêt de la narration, qu'elle était plus vivante que jamais dans le coeur de Thomas Pichet.
Aussi, apprenant par la voix publique que mon grand-père était devenu aussi grand chasseur devant Dieu que feu Nemrod, et qu'entraîné par une passion désordonnée pour la chasse, il fermait presque toujours les yeux lorsqu'il se trouvait en face des fossés ou des bornes qui servaient à marquer la limite des biens de la commune et le commencement des terres des seigneurs, il se promit, à la première occasion qui lui en serait fournie par mon grand-père, de lui prouver que si deux montagnes ne se rencontrent pas, il n'en est pas de même de deux hommes.
Mon grand-père ignorait la chose. Quand il avait appris que Thomas Pichet revenait dans le pays, il en avait éprouvé une vive contrariété ; puis, au bout du compte, comme il était brave homme au fond, la première fois qu'assis à une table, en face d'une bonne bouteille de vin, il avait vu passer Thomas Pichet, il s'était levé, et allant à la porte :
- Hé ! Thomas ! avait-il dit.
Thomas s'était retourné, et devenait pâle comme un mort :
- Quoi ? avait-il demandé.
Jérôme était rentré, avait rempli deux verres, et, revenant sur le seuil de la porte, un verre à chaque main :
- Le coeur t'en dit-il, Thomas ? avait-il demandé.
Mais Thomas avait répondu en secouant la tête :
- Pas avec toi, Jérôme. – Et il avait passé.
Mon grand-père était venu reprendre sa place, avait bu les deux verres l'un après l'autre, et avait secoué la tête en disant :
- 0a finira mal Thomas ; ça finira mal !
Hélas ! pauvre grand-père, il ne croyait pas dire si juste !
On comprend qu'avec la disposition d'esprit des deux individus, l'un comme chasseur, l'autre comme garde-chasse, une catastrophe ne pouvait manquer d'éclater un jour ou l'autre.
C'était l'avis de tout le monde, et encore éclata-t-elle plus vite qu'on ne s'y attendait.
Nous avons dit que, grâce aux sympathies des gardes du prince-évêque de Liège et des seigneurs des environs, tous les petits méfaits de mon grand père étaient restés impunis.
Mais cette impunité l'enhardit au point qu'il ne se contenta plus de pénétrer dans les seigneuries ou principautés riveraines quand ses chiens l'y entraînaient, mais qu'il en arriva, lorsqu'il faisait buisson creux dans les bois de la commune, à aller bravement attaquer le gibier jusque dans les propriétés du prince-évêque, trouvant un malin plaisir à braver du même coup l'autorité spirituelle et temporelle du prélat souverain.
Vous comprenez que les choses ne pouvaient durer ainsi.
Or, un jour que monseigneur chassait avec de jeunes seigneurs et de belles dames dans ce qu'on appelle les haies de Franchimont, – les princes-évêques de Liège avaient toujours été des princes fort galants, – monseigneur l'évêque se trouva être de très maussade humeur, malgré la belle compagnie, et peut-être même à cause de la belle compagnie dans laquelle il se trouvait.
Et cette mauvaise humeur, on va le voir, était suffisamment justifiée par les circonstances.
Les chiens de monseigneur le prince-évêque avaient pris change trois fois dans la matinée.
La première, d'un dix-cors sur une deuxième tête.
La seconde, de la deuxième tête sur une biche.
Enfin, – il y a des jours de malheur, – ils avaient laissé la biche se forlonger.
On sonnait la retraite manquée, et le prélat, qui avait promis à sa compagnie le spectacle d'un hallali, était furieux.
Tout à coup, et au moment où l'on tournait bride pour regagner le palais, un magnifique dix-cors traversa d'un bond l'allée que les chasseurs désappointés suivaient l'oreille basse.
- Ah ! voyez donc, monseigneur, cria une des dames en calmant de la voix et de la main son cheval, que la brusque irruption du cerf avait fait cabrer : voyez donc, on dirait le cerf du lancer.
- Par saint Hubert, madame répondit l'évêque non seulement vous êtes une admirable écuyère, car toute autre que vous eût été désarçonnée par un pareil écart, mais encore une habile chasseresse. Champagne, voyez donc si c'est notre dix-cors.
Le piqueur interpellé était en train de coupler les chiens lorsqu'il reçut cette invitation du prince-évêque. Il appela un de ses camarades, lui remit les laisses et se courba sur les fumées de l'animal.
- Ma foi ! oui, monseigneur, dit-il, c'est lui-même.
- Vous êtes sûr ?
- Parfaitement sûr : j'avais fait remarquer à Votre Grandeur qu'il avait la pince usée jusqu'au talon, et voilà bien mon affaire ; voyez plutôt.
Le prince poussa son cheval vers l'endroit indiqué et se pencha pour examiner la passée de l'animal.
C'était bien le même.
Tout à coup il releva la tête et prêta l'oreille.
- Mais, Champagne dit-il, ce cerf est chassé.
En effet, la brise commençait d'apporter jusqu'à la troupe de chasseurs le bruit d'un aboi lointain.
- Ce sont quelques-uns de nos chiens qui rabâchent, dit un novice.
- Point du tout, point du tout, dit l'évêque ; ce sont des chiens qui chassent, pardieu ! bel et bien.
Les piqueurs écoutèrent, se regardèrent et échangèrent un signe.
- Eh bien ! qu'est-ce ? demanda l'évêque.
- Ce sont, en effet, des chiens, non pas qui rabâchent, mais qui sont en pleine voie.
- A qui ces chiens ? demanda le prince-évêque, pâlissant de colère.
Tout le monde se tut.
- Morbleu ! continua-t-il, voyant qu'on ne lui répondait pas, je voudrais bien savoir qui se permet de chasser sur mes apanages.
- D'ailleurs, nous verrons bien, continua l'évêque, où le cerf a passé les chiens passeront.
Puis, comme il se faisait un mouvement parmi les gardes forestiers, et que l'un d'entre eux, justement un des amis de mon grand-père, s'apprêtait pour rentrer dans le bois :
- Que personne ne bouge ! dit le prince-évêque en fronçant le sourcil.
Personne ne bougea.
On attendit.
- Vous avez déjà deviné, n'est-ce pas, messieurs, dit l'aubergiste en s'interrompant, que ces chiens qui chassaient le dix-cors dont les chiens du prince-évêque avaient perdu la piste, étaient les chiens de mon grand-père ?
- Notre intelligence va jusque-là, répondit Hetzel. Continuez, mon cher ami.
Et l'aubergiste continua.

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