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Chapitre IV
Le mort vivant

Le jour commençait à poindre à l'horizon quand Don Bernardo de ­uniga revint prendre son cheval dans l'auberge où il l'avait laissé.
Un malaise inconcevable s'était emparé de lui, et, quoique enveloppé dans son large manteau, il sentait le froid l'envahir graduellement.
Il demanda au garçon d’écurie quel était le serrurier du couvent. On le lui indiqua.
Il demeurait à l'extrémité du village.
Don Bernardo, pour se réchauffer, mit son cheval au grand trot, et, au bout d'un instant, il entendit les coups de marteau retentir sur l'enclume, et, à travers les fenêtres et la porte ouvertes, il vit jaillir jusqu'au milieu de la rue, des parcelles de fer rouge.
Arrivé à la porte du serrurier, il descendit de cheval ; mais de plus en plus envahi par le froid, il s'étonna de la raideur automatique de ses mouvements.
Le serrurier, de son côté, était resté le marteau levé et regardant ce noble seigneur enveloppé dans son manteau de chevalier de l'ordre d'Alcantara, qui descendait à sa porte et entrait chez lui comme une pratique ordinaire.
En voyant que c'était bien à lui qu'il avait affaire, le serrurier posa son marteau sur l'enclume, leva son bonnet et demanda poliment :
- Qu'y a-t-il pour votre service, monseigneur ?
- C'est toi qui es le serrurier du couvent de l'Immaculée-Conception ? s'informa le chevalier.
- C'est moi, oui, monseigneur, répondit le serrurier.
- Tu as les clefs du couvent ?
- Non, monseigneur, mais seulement les dessins, afin que si l'une de ces clefs se perdait, je pusse la remplacer.
- Eh bien ! je veux la clef de l'église !
- La clef de l'église !
- Oui.
- Excusez-moi, monseigneur, mais il est de mon devoir de vous demander ce que vous comptez en faire.
- J'en veux marquer mes chiens pour les préserver de la rage.
- C'est un droit de seigneurie. Etes-vous seigneur des terres sur lesquelles l'église est bâtie ?
- Je suis Don Bernardo de ­uniga, fils de Pierre de ­uniga, comte de Bagnarès, marquis d'Ayamonte ; je commande à cent hommes d'armes, et suis chevalier d'Alcantara, comme tu peux le voir par mon manteau.
- Cela ne se peut ! dit le serrurier, avec une expression visible d'effroi.
- Et pourquoi cela ne se peut-il pas ?
- Parce que vous êtes vivant et bien vivant, quoique vous paraissiez avoir froid, et que don Bernardo de ­uniga est mort cette nuit, vers une heure du matin.
- Et qui t'a dit cette belle nouvelle ? demanda le chevalier.
- Un écuyer portant un hoqueton aux armes de Béjar, lequel vient de passer il y a une heure pour aller commander un service funèbre au couvent de l'Immaculée-Conception.
Don Bernardo éclata de rire.
- Tiens, dit-il, voici, en attendant, dix pièces d'or pour ta clef. Je viendrai la chercher cet après-midi, et t'en apporterai encore autant.
Le serrurier s'inclina en signe d'assentiment. Vingt pièces d'or, c'était plus qu'il n'en gagnait en une année, et cela valait bien la peine de risquer une réprimande.
D'ailleurs, pourquoi serait-il réprimandé ? C'était l'habitude de marquer les chiens de chasse avec les clefs des églises pour les préserver de la rage. Un seigneur qui le payait si généreusement ne pouvait pas, quel qu'il fût, être un voleur.
Don Bernardo remonta à cheval. Il avait essayé de se réchauffer à la forge ; mais il n'avait pu y réussir. Il espérait mieux du soleil, qui commençait à se montrer brillant comme il l'est déjà en Espagne au mois de mars.
Il gagna les champs et se mit à courir ; mais le froid l'envahissait de plus en plus, et des frissons glacés lui couraient par tout le corps.
Ce n'était pas tout : il semblait comme enchaîné au couvent ; il décrivait un cercle dont le clocher de l'église formait le centre.
En traversant un bois, vers onze heures, il vit un ouvrier qui équarrissait des planches de chêne ; c'était une besogne qu'il avait bien souvent vu faire à des ouvriers et cependant il se sentit comme entraîné malgré lui à questionner cet homme.
- Que fais-tu là ? lui demanda-t-il.
- Vous le voyez bien, très illustre seigneur, répondit celui-ci.
- Mais non, puisque je le demande.
- Eh bien ! je fais une bière.
- En chêne ? C'est donc pour un grand seigneur que tu travailles ?
- C’est pour le chevalier don Bernardo de ­uniga, fils de monseigneur Pierre de ­uniga, comte de Bagnarès, marquis cl'Ayamonte.
- Le chevalier est donc mort ?
- Cette nuit, vers une heure du matin, répondit l'ouvrier.
- C'est un fou, dit le chevalier en haussant les épaules ; et il poursuivit son chemin.
En se rapprochant du village où il avait commandé la clef, il rencontra, vers une heure, un moine qui voyageait à mule, suivi d'un sacristain qui marchait à pied.
Le sacristain portait un crucifix et un bénitier.
Don Bernardo avait déjà dérangé son cheval pour laisser passer le saint homme, lorsque, tout à coup, se ravisant, il lui fit signe de la main qu'il désirait lui parler.
Le moine s'arrêta.
- D'où venez-vous mon père ? demanda le chevalier.
- Du château de Béjar, illustre chevalier.
- Du château de Béjar ? demanda Don Bernardo étonné.
- Oui.
- Et qu'avez-vous été faire au château de Béjar ?
- J'ai été pour confesser et administrer don Bernardo de ­uniga, qui, vers minuit, s'étant senti mourir, m'avait fait appeler pour recevoir l'absolution de ses péchés ; mais quoique je fusse parti en toute hâte, je suis encore arrivé trop tard.
- Comment ! trop tard ?
- Oui, à mon arrivée, Don Bernardo de ­uniga était déjà mort.
- Déjà mort ! répéta le chevalier.
- Oui, et de plus, mort sans confession. Que Dieu ait pitié de son âme !
- Vers quelle heure était-il mort ?
- Vers une heure de la nuit, répondit le moine.
- C'est une gageure, dit le chevalier avec humeur, ces gens ont juré de me rendre fou.
Et il remit son cheval au galop.
Dix minutes après, il était à la porte du forgeron.
- Oh ! oh ! dit le forgeron, qu'a donc Votre Seigneurie, elle est bien pâle ?
- J'ai froid, dit don Bernardo.
- Voici votre clef.
- Voici ton or.
Et il lui jeta dans la main douze autres pièces.
- Jésus ! dit le forgeron, où mettez-vous donc votre bourse ?
- Pourquoi cela ?
- Votre or est froid comme la glace. A propos...
- Qu'y a-t-il ?
- N'oubliez pas de vous signer trois fois avant de faire usage de la clef.
- Pourquoi cela ?
- Parce que lorsqu'on forge une clef d'église, le diable ne manque jamais de venir souffler le feu.
- C'est bien. Et toi, n'oublie pas de prier pour l'âme de Don Bernardo de ­uniga, dit le chevalier en essayant de sourire.
- Je ne demande pas mieux, dit le serrurier, mais j'ai bien peur que mes prières arrivent trop tard, puisqu'il est mort.
Quoique Don Bernardo eût accueilli ces différentes rencontres d'un air calme, et eût reçu ces différentes réponses avec un sourire, ce qu'il avait vu et entendu depuis le matin. n'avait pas laissé que de faire sur lui, si brave qu'il fût, une vive impression. Ce froid surtout, ce froid mortel qui allait croissant, glaçant jusqu'au battement de son coeur, gelant jusqu'à la moelle de ses os, le terrassait malgré lui. Il pesait de ses pieds sur ses étriers, et ne sentait plus l'appui qui le soutenait. Il serrait une de ses mains avec l'autre, et ne sentait plus la pression de sa main.
L'air du soir arriva, sifflant à ses oreilles comme une bise, et traversant son manteau et ses vêtements comme si les uns et les autres n'avaient pas plus de consistance qu'une toile d'araignée.
La nuit venue, il entra dans le cimetière, et attacha son cheval au pied d'un platane. Il n'avait pas songé à manger de la journée, ni son cheval non plus.
Il se coucha dans les hautes herbes, pour échapper autant que possible au vent glacial qui l'anéantissait. Mais à peine eût-il touché la terre que ce fut bien pis. Cette terre, pleine d'atomes de mort, semblait une dalle de marbre.
Peu à peu quelque effort qu'il fit pour résister au froid, il tomba dans une espèce d'engourdissement dont il fut tiré par le bruit que faisaient deux hommes en creusant une fosse.
Il fit un effort sur lui-même et se leva sur son coude.
Les deux fossoyeurs, qui virent un homme qui semblait sortir d'une fosse, poussèrent un cri.
- Oh ! parbleu ! dit-il aux fossoyeurs, je vous remercie de m'avoir éveillé. Il était temps.
- En effet, dirent ces hommes remerciez-nous, seigneur car lorsque l’on s'endort ici l'on ne se réveille guère.
- Et que faites-vous à cette heure dans ce cimetière ?
- Vous le voyez bien.
- Vous creusez une fosse ?
- Sans doute.
- Et pour qui ?
- Pour don Bernardo de ­uniga.
- Pour don Bernardo de ­uniga ?
- Oui. Il paraît que le digne seigneur, dans le testament qu'il a fait il y a quinze jours ou trois semaines, a demandé à être enterré dans le cimetière du couvent de l'Immaculée-Conception de sorte qu'on est venu nous dire ce soir seulement de nous mettre à la besogne ; maintenant il s'agit de rattraper le temps perdu.
- Et à quelle heure est-il mort ?
- La nuit passée, à une heure du matin. Là ! maintenant que la fosse est finie, don Bernardo viendra quand il voudra. Adieu, monseigneur.
- Attends, dit le chevalier toute peine mérite salaire : tiens voilà pour toi et ton camarade.
Et il jeta à terre sept ou huit pièces d'or que les fossoyeurs s'empressèrent de ramasser.
- Sainte Vierge ! dit un des fossoyeurs, j'espère que le vin que nous allons boire à votre santé ne sera pas aussi froid que votre argent, sinon il y aurait de quoi geler l'âme dans le corps.
Et ils sortirent du cimetière.
Onze heures et demie venaient de sonner ; don Bernardo se promena une demi-heure encore, ayant toutes les peines du monde à se maintenir debout, tant il sentait son sang se figer dans ses veines ; enfin, minuit sonna.
Au premier coup qui frappa sur le timbre, don Bernardo introduisit la clef dans la serrure et ouvrit la porte.
L'étonnement du chevalier fut grand : l'église était éclairée, le choeur était ouvert, les piliers et les voûtes étaient tendus de noir, mille cierges brûlaient en chapelle ardente.
Au milieu de la chapelle, une estrade était dressée, et sur l'estrade était couchée une religieuse vêtue de blanc portant sur la tête un grand voile blanc, fixé à son front par une couronne de roses blanches.
Un singulier pressentiment serra le coeur du chevalier. Il s'approcha de l'estrade, se pencha sur le cadavre, souleva le voile et poussa un cri.
Ce cadavre, c'était celui d'Anne de Niébla.
Il se retourne, regarde autour de lui, cherchant qui il peut interroger, et aperçoit le sacristain.
- Quel est ce cadavre ? demande-t-il.
- Celui d'Anne de Niébla, répond le brave homme.
- Depuis quand est-elle morte ?
- Depuis dimanche matin.
Don Bernardo sentit encore s'augmenter le froid qui glaçait son corps, quoiqu'il eût cru la chose impossible.
Il passa sa main sur son front.
- Hier, à minuit, demanda-t-il, elle était donc morte ?
- Sans doute.
- Hier, à minuit, où était-elle ?
- Où elle est cette nuit, à la même heure; seulement l'église n'était pas tendue, les cierges du cénotaphe étaient allumés, et la grille du choeur était close.
- Quelqu'un, continua le chevalier, qui eût vu venir à lui hier, à cette heure, Anne de Niébla, eût donc vu venir un fantôme ? quelqu'un qui lui eût parlé eût donc parlé à un spectre ?
- Dieu préserve un chrétien d'un pareil malheur ! mais il eût parlé à un spectre, mais il eût vu un fantôme.
Don Bernardo chancela. Il comprenait tout : il s'était fiancé à un fantôme, il avait reçu le baiser d'un spectre.
Voilà pourquoi ce baiser était si froid, voilà pourquoi un fleuve de glace courait par tout son corps.
A ce moment, cette annonce de sa propre mort, qui lui avait été donnée par le forgeron, par le menuisier, par le prêtre et par le fossoyeur lui revint à l'esprit.
C'était à une heure qu'il était mort, lui avait-on dit.
C'était à une heure qu'il avait reçu le baiser d'Anne de Niébla.
Etait-il mort ou vivant ?
Y avait-il déjà séparation de l'âme et du corps ?
Etait-ce son âme qui errait aux environs du couvent de l'Immaculée Conception, tandis que son corps expiré gisait au château de Béjar ?
Il rejeta le voile qu'il avait écarté du visage de la morte et s'élança hors de l'église : le vertige l'avait saisi.
Une heure sonnait.
Tête basse, le coeur oppressé, don Bernardo s'élance dans le cimetière, trébuche à la fosse ouverte, se relève, détache son cheval, saute en selle, et s'élance dans la direction du château de Béjar.
C'est là seulement que se résoudra pour lui cette terrible énigme de savoir s'il est mort ou vivant.
Mais, chose étrange ! ses sensations sont presque éteintes. Le cheval qui l'emporte, il le sent à peine entre ses jambes ; la seule impression à laquelle il soit sensible, c'est ce froid croissant qui l'envahit comme un souffle de mort.
Il presse son cheval, qui, lui-même, paraît un cheval spectre. Il lui semble que sa crinière s'allonge, que ses pieds ne touchent plus la terre, que son galop a cessé de retentir sur le sol.
Tout à coup, à sa droite et à sa gauche, deux chiens noirs surgissent sans bruit, sans aboiement ; leurs yeux sont de flamme, leur gueule est couleur de sang.
Ils courent aux flancs du cheval, les yeux flamboyants, la gueule ouverte ; pas plus que le cheval ils ne touchent la terre : cheval et chiens glissent à la surface du sol ; ils ne courent pas, ils volent.
Tous les objets qui côtoient la route disparaissent aux yeux du chevalier, comme emportés par un ouragan ; enfin, dans le lointain, il aperçoit les tourelles, les murs, les portes du château de Béjar.
Là, tous ses doutes doivent être résolus ; aussi il presse son cheval, que les chiens accompagnent, que la cloche poursuit.
De son côté, le château semble venir au-devant de lui. La porte est ouverte, le chevalier s'élance, il franchit le seuil, il est dans la cour.
Personne n'a pris garde à lui, et cependant la cour est remplie de monde.
Il parle, on ne lui répond pas ; il interroge, on ne le voit pas ; il touche, on ne le sent pas.
En ce moment, un héraut paraît sur le perron.
- Oyez, oyez, oyez, dit-il. Le corps de don Bernardo de ­uniga va être transporté, selon les désirs exprimés par son testament, dans le cimetière du couvent de l'Immaculée-Conception ; que ceux qui ont le droit de lui jeter de l'eau bénite me suivent.
Et il entre dans le château.
Le chevalier veut poursuivre le voyage jusqu'au bout ; il se laisse glisser de sa monture, mais il ne sent plus la terre sous ses pieds, et il tombe à genoux, essayant de se cramponner de la main aux étriers de son cheval.
En ce moment les deux chiens noirs lui sautent à la gorge et l'étranglent.
Il voulut pousser un cri, mais il n'en eut pas la force. A peine put-il exhaler un soupir.
Les assistants virent deux chiens qui semblaient se battre entre eux, tandis qu'un cheval s'évanouissait comme une ombre.
Ils voulurent frapper sur les chiens, mais ceux-ci ne se séparèrent que lorsqu'ils eurent accompli l'oeuvre invisible qu'ils faisaient.
Alors ils s'élancèrent côte à côte hors de la cour, et disparurent.
A la place où ils avaient séjourné dix minutes, on trouva des débris informes ; et, au milieu de ces débris, le chapelet d'Anne de Niébla.
En ce moment, le corps de Bernardo de ­uniga apparut sur le perron, porté par les pages et les écuyers du château.
Le lendemain, il fut inhumé en grande pompe dans le cimetière de l'Immaculée-Conception, côte à côte avec sa cousine Anne de Niébla. Dieu leur fasse miséricorde !
J'achevais ma lecture lorsque mon guide reparut.
J'allai à lui.
- Qu'est-ce que ce manuscrit ? lui demandai-je.
- Ce manuscrit ?
Et il le regarda.
- Ma foi ! je n'en sais rien, dit-il.
- Vous devez le savoir pourtant, car il est tombé de votre poche comme vous vous en alliez.
- Vraiment ?
- Oui.
- En ce cas, il devait faire partie des bagages d'un savant qui a traversé la sierra il y a trois semaines.
- Et il allait ?
- De Malaga à Séville, je crois.
- Vous ne savez pas comment il s'appelait ?
- Ma foi ! non. Lui voulez-vous quelque chose ?
- Je désirerais lui demander la permission de traduire cette légende.
- Je vous la donne.
- Comment ! vous me la donnez !
- Oui.
- A quel titre ?
Le Torero se mit à rire.
- A titre de légataire universel, dit-il.
- Il est donc mort ?
- Et enterré.
Puis, voyant que je le regardais comme si je n'avais pas compris parfaitement :
- La troisième croix à droite en vous en retournant à Cordoue, dit-il.
Puis, tout à coup, s'effaçant derrière un buisson :
- A vous ! à vous ! le sanglier, cria-t-il, la battue est commencée.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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