Le Testament de M. de Chauvelin Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre VII
Le moine, le précepteur, l'intendant

Le lendemain du jour où le roi avait permis à monsieur de Chauvelin de se retirer dans ses terres, la marquise, femme de ce dernier, se promenait dans le parc de Grosbois avec ses enfants et leur gouverneur.
Sainte et noble femme, oubliée à l'ombre de ces grands chênes par la corruption qui dévorait depuis cinquante ans la France, madame de Chauvelin avait conservé pour elle Dieu qui la bénissait, ses enfants qui l'aimaient, ses vassaux qui la vénéraient.
Elle ne rendait à Dieu que ses prières, à ses enfants que leur amour, à son prochain que la charité.
Toujours occupée de ce qui occupait son mari, elle le suivait de la pensée sur le théâtre orageux de la cour, comme la femme du marin suit avec le coeur le pauvre navigateur perdu dans les brumes et dans la tempête.
Le marquis avait aimé tendrement sa femme. Devenu courtisan et préféré, jamais il n'avait engagé, dans cette partie que gagnent toujours les rois contre les favoris, son dernier enjeu : le bonheur de la vie domestique, pure et dernière flamme à laquelle il souriait de loin. Ce navigateur dont nous parlions tout à l'heure regardait cet amour de la famille comme le naufragé regarde le phare. Il espérait se réchauffer après la bourrasque au foyer toujours ardent, toujours joyeux de sa maison.
C'était une vertu à monsieur Chauvelin de n'avoir jamais forcé la marquise à venir habiter Versailles.
La pieuse femme eût obéi : elle se fut sacrifiée.
Mais le marquis n'en avait jamais parlé qu'une fois.
Au premier regret qui se peignit dans les yeux de sa femme, il y renonça. Ce n'était pas, comme les méchants l'allaient disant, que monsieur de Chauvelin eût peur des sermons de sa femme ; tout débauché, tout courtisan rampant devant la concubine ou devant le monarque, trouve assez de bravoure pour dominer sa femme et morigéner ses enfants.
Non, monsieur de Chauvelin avait abandonné la marquise à ses saintes spéculations.
- Je gagne assez d'arpents de terrain, disait-il, en enfer : laissons cette bonne marquise me gagner quelques pouces d'azur dans le ciel.
On ne le voyait plus à Grosbois ; sa femme lui faisait une fête chaque année, lorsqu'il arrivait à la Saint-André.
C'était une règle invariable : monsieur de Chauvelin embrassait ses enfants à deux heures, dînait en compagnie, montait en carrosse à six heures, et se trouvait au coucher du roi.
Depuis quatre ans, il n'avait pas fait autre chose. En quatre ans, il avait quatre fois appuyé ses lèvres sur la main de la marquise. Au premier de l'an, ses fils venaient le voir à Versailles avec leur gouverneur.
Monsieur de Chauvelin se fiait à sa femme du soin d'élever ses enfants. L'abbé V..., homme jeune et savant, qui n'avait pas encore reçu les ordres, mais que, par courtoisie cependant, on nommait l'abbé, secondait avec zèle les efforts de la marquise, et donnait tout son temps comme tout son coeur à ces jeunes enfants abandonnés par leur père.
La vie était douce à Grosbois. La marquise partageait son temps entre l'administration de sa fortune, confiée à un vieil intendant nommé Bonbonne ; entre les exercices d'une austère piété, dont un directeur habile, le père Delar, moine camaldule, dirigeait les élans ; et l'éducation des deux enfants qui promettaient de porter dignement un nom illustré par de grands services rendus à l'Etat.
Quelquefois, une lettre échappée au marquis, à ses heures de dégoût, venait consoler la famille, et raviver dans le coeur de la marquise une tendresse que souvent elle se reprochait de ne pas donner tout entière à Dieu.
Madame de Chauvelin aimait encore son mari, et quand elle avait prié tout le jour, le père Delar, son directeur, lui faisait observer qu'elle n'avait parlé à Dieu que de son époux bien-aimé.
La marquise en était venue à ne plus attendre, à ne plus espérer son mari sur la terre. Elle se flattait, bonne et pieuse créature, de mériter assez bien de Dieu pour retrouver monsieur de Chauvelin dans le séjour des joies éternelles.
Le camaldule boudait monsieur Bonbonne, et Monsieur Bonbonne l'abbé V..., alors que les enfants tristes ou mis en pénitence paraissaient regretter leur père, que pourtant ils connaissaient si peu.
- Il faut avouer, disait le moine à sa pénitente, que cette vie-là damnera monsieur de Chauvelin.
- Il faut avouer, disait le vieil intendant, que ce train-là ruinera la maison.
- Avouons, disait le précepteur, que ces enfants-là n'auront jamais de gloire, n'ayant pas eu d'émulation.
Et l'angélique marquise souriait à tous trois en répondant au moine, que monsieur de Chauvelin se rachèterait à temps ; à l'intendant, que les économies faites à Grosbois soulageraient les défaillances de la caisse tant saignée à Paris ; à l'instituteur, que les enfants étaient d'un bon sang et que bon sang est incapable de mentir.
Et pendant tout ce temps-là poussaient à Grosbois les chênes séculaires et les frêles nourrissons, puisant les uns et les autres leur sève et leur vie dans le sein fécond de Dieu.
Un jour malheureux arriva ; ce jour-là, les fleurs du parc, les fruits du jardin, les eaux du bassin et les pierres de l'édifice se flétrirent et devinrent amers et sombres. C'était un jour de désordre dans cette famille. L'intendant Bonbonne présenta des comptes effrayants à la marquise, et lui prédit la ruine pour ses enfants, si monsieur de Chauvelin ne se hâtait de remettre ordre à ses affaires.
- Madame, dit-il, après le déjeuner, permettez-moi de vous dire vingt paroles.
- Faites, mon cher Bonbonne, répliqua la marquise.
- Souvenez-vous, madame, interrompit le père Delar, que je vous attends à la chapelle.
- Et j'aurai l'honneur de rappeler à madame la marquise, dit l'abbé V..., que nous avons fixé un examen aujourd'hui sur les mathématiques et la grammaire ; sans quoi ces deux messieurs ne veulent plus travailler.
Ces deux messieurs de Chauvelin commençaient à s'insurger contre le latin et la science, sous prétexte que leur père se moquait qu'ils fussent ou non des savants.
La marquise commença par prendre le bras du moine Delar.
- Mon père, dit-elle, je vais commencer par vous ; ma confession sera courte, Dieu merci ! La voici : J'ai eu, hier des distractions pendant l'office divin.
- A quel propos ? ma fille.
- A propos que j'attends une lettre de monsieur de Chauvelin, et qu'elle n'est pas venue.
- Soyez absoute, si c'est là tout ma fille.
- C'est tout, répondit la marquise avec un sourire de séraphin.
Le moine se retira.
- A vous, monsieur l'abbé : l'examen serait long, il serait chagrin. Les enfants, s'ils se plaignent, ne savent pas leurs leçons. S'ils ne les savent pas et que vous me le montriez, je serai forcée de les gronder ou de les punir. Epargnez-les, épargnez-nous, et remettons l'épreuve au jour où elle pourra être satisfaisante pour tous.
Monsieur l'abbé convint que madame la marquise avait raison. Il disparut comme le moine, qu'on voyait déjà s'effacer dans le fond brumeux des arcades verdoyantes.
- A vous, Bonbonne, dit la marquise, il reste vous. Aurai-je aussi bonne composition de votre air renfrogné, de vos soupirs profonds ?
- J'en doute.
- Ah ! voyons ?
- C'est aisé, mes comptes sont effrayants de vérité.
- Effrayez-moi ; vous n'avez jamais réussi à faire peur à ma cassette particulière.
- Ce mois-ci, votre cassette aura peur, madame, plus que la peur ; elle y mourra.
- Allons donc ; avez-vous aussi compté avec moi ? reprit la marquise en essayant de plaisanter.
- Si j'ai compté avec vous ? je le crois bien, la belle difficulté !
- Je n'en ai jamais parlé à personne, Bonbonne.
- Il vaudrait mieux ! Mais je n'ai pas besoin de cela, moi, pour savoir.
- Savoir quoi ?
- Le chiffre de vos économies.
- Je vous en défie ! s'écria la marquise en rougissant.
- S'il en est ainsi, je vais tout droit ; vous avez vingt-cinq mille cinq cents écus à peu près.
- Oh ! Bonbonne, interrompit la marquise fâchée, comme si l'intendant eût pénétré sans discrétion un secret douloureux.
- Madame la marquise ne me soupçonne pas, j'espère, d'avoir fouillé dans sa caisse.
- Alors...comment ?...
- Combien avez-vous par an pour votre maison ? N'est-ce pas dix mille écus ?
- Oui.
- Combien dépensez-vous ? n'est-ce pas huit mille écus ?
- Oui.
- Ne voilà-t-il pas dix ans que vous thésaurisez, puisque voilà dix ans que monsieur de Chauvelin vit en cour ?
- Oui.
- Eh bien ! madame, avec les intérêts capitalisés, vous avez vingt-cinq mille écus, vous devez les avoir.
- Bonbonne !
- J'ai deviné !... Or, si vous les avez, vous les donnerez à monsieur de Chauvelin lors de sa première demande. Et si vous les donnez, il ne restera rien à vos enfants, au cas où monsieur le marquis serait frappé subitement.
- Bonbonne !
- Parlons franc ! Votre bien est engagé ; celui de monsieur de Chauvelin doit sept cent mille livres.
- Il en possède seize cent mille.
- Soit. Mais l'excédent des sept cent mille ne satisfera seulement pas les créanciers.
- Vous m'effrayez !
- J'y tâche.
- Que faire ?
- Prier monsieur de Chauvelin, qui dépense trop, d'aliéner sur le champ, au profit de vos enfants, les neuf cent mille livres qui restent ; le prier de vous les constituer comme douaire, ou vous faire restituer par un testament...
- Un testament ? bon Dieu !
- Vous voilà bien avec vos scrupules ! est-ce qu'un homme meurt pour tester ?
- Parler de testament à monsieur de Chauvelin !
- C'est cela ! craindre de troubler monsieur le marquis dans sa joie, dans sa digestion, dans sa faveur, par ce vilain mot : l'avenir, mot qui, pour les jours heureux sonne toujours comme le mot : mort. Ah ! si vous craignez cela, ah bien ! vous ruinerez vos enfants, et vous aurez ménagé les oreilles de monsieur le marquis.
- Bonbonne !
- Je suis un chiffre qui parle, lisez mes comptes.
- C'est affreux.
- Ce serait plus affreux d'attendre ce que je vous annonce. Faites l'office d'un sage conseiller ; montez en carrosse, et courez chez monsieur le marquis.
- A Paris ?
- Non, à Versailles.
- Moi ! dans cette société que voit mon mari ? jamais !
- Ecrivez, alors.
- Lira-t-il seulement ma lettre ? Hélas ! quand j'écris pour le féliciter ou pour le souhaiter, il ne lit pas même ce que j'écris ; qu'en sera-t-il si je prends la plume de l'homme d'affaires ?
- Qu'un ami fasse la démarche, alors ; moi, par exemple.
- Vous ?
- Oh ! voulez-vous dire qu'il ne m'écoutera pas ? que si fait, madame, il m'écoutera.
- Vous le rendrez malade, Bonbonne.
- Son médecin le guérira.
- Vous le mettrez en colère, et la colère le tuera.
- Non pas ; je tiens trop à ce qu'il vive. Si je le tuais, ce serait après lui avoir fait écrire un testament.
Et l'honnête homme se mit à éclater d'un gros rire qui fit mal à la marquise.
- Bonbonne, en parlant ainsi, c'est moi que vous tuerez, murmura-t-elle. Bonbonne lui prit la main avec respect.
- Pardon, dit-il, je me suis oublié, madame la marquise ; ordonnez qu'on mette les chevaux à la voiture, je pars pour Versailles.
- Ah ! Dieu soit loué ! Vous emporterez mon registre, et... tiens !
- Qu'y a-t-il ?
- Est-ce que déjà mes désirs ont été compris ?
- Comment ?
- Vous avez parlé de mon carrosse ?
- Oui.
- Le voici dans l'avenue du Mail.
- Ah !
- Livrée de la maison.
- Ce sont les chevaux gris fer de monsieur le marquis.
- Madame ! madame ! cria l'abbé V...
- Madame ! madame ! cria le père Delar.
- Madame ! madame, crièrent vingt voix, dans les parterres, les communs et le parc.
- Maman ! maman ! crièrent les enfants.
- Monsieur le marquis ! oh ! mais, serait-il vrai ? murmura la marquise, lui à Grosbois, en ce jour !
- Bonjour, madame, dit de loin le marquis dont le carrosse venait de faire halte et qui descendait joyeusement avec des gestes empressés.
- Lui-même, sain de corps et allègre d'esprit ; merci, mon Dieu !
- Merci, mon Dieu ! répétèrent les vingt voix qui avaient annoncé le maître et le père.

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