Le Testament de M. de Chauvelin Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre V
Le lever du roi

Le roi, abandonné à lui-même, ne chercha point à interrompre l'obstiné docteur, dont le sommeil, réglé comme une horloge, dura autant qu'il l'avait annoncé.
Six heures et demie étaient sonnées. Comme le valet de chambre allait entrer, Lamartinière se leva et passa dans un cabinet voisin, tandis que l'on enlevait son lit.
Là, il écrivit une ordonnance pour les médecins du petit service, et disparut.
Le roi donna ordre que l'on fît entrer son service d'abord puis les grandes entrées.
Il salua silencieusement, puis donna les jambes aux valets de chambre, qui lui passèrent ses bas, attachèrent ses jarretières, et le revêtirent de sa robe de toilette.
Ensuite il s'agenouilla devant son prie-dieu, soupirant plusieurs fois au milieu du silence général.
Chacun s'était agenouillé comme le roi et priait comme lui avec force distractions.
Le roi se retournait de temps en temps vers la balustrade où se pressaient d'ordinaire les plus familiers et les plus chéris de ses courtisans.
- Que cherche donc le roi ? se demandèrent tout bas le duc de Richelieu et le duc d'Ayen.
- Ce n'est pas nous, car il nous trouverait, dit le duc d'Ayen ; mais tenez, le roi se lève !
En effet, Louis XV avait achevé sa prière, ou plutôt avait été si distrait qu'il ne l'avait pas dite.
- Je ne vois pas monsieur le maître de la garde-robe, dit Louis XV en regardant autour de lui.
- Monsieur de Chauvelin ? demanda le duc de Richelieu.
- Oui.
- Mais, sire, il est ici.
- Où donc ?
- Là, fit le duc en se retournant.
Puis soudain, tout surpris :
- Ah ! ah ! fit-il.
- Quoi donc ? demanda le roi.
- Monsieur de Chauvelin prie encore !
En effet, le marquis de Chauvelin, cet agréable païen, ce joyeux compagnon des petits sacrilèges royaux, ce spirituel ennemi des dieux en général et de Dieu en particulier, le marquis était resté agenouillé, non seulement contre son habitude, mais encore contre l'étiquette, alors même que le roi avait fini sa prière.
- Eh bien ! marquis, demanda le roi en souriant, est-ce que vous dormez ?
Le marquis se leva lentement, fit un signe de croix, et salua Louis XV avec un profond respect.
Chacun était habitué à rire quand monsieur de Chauvelin voulait rire ; on crut qu'il plaisantait et on en rit d'habitude, le roi comme les autres.
Mais presque aussitôt reprenant son sérieux.
- Allons ! allons ! marquis, dit Louis XV, vous savez que je n'aime pas qu'on plaisante avec les choses sacrées. Cependant, comme vous voulez m'égayer un peu, à ce que je présume, soyez pardonné en faveur de l'intention ; je vous préviens seulement que vous avez fort à faire, ajouta-t-il avec un soupir, car je suis triste comme la mort.
- Vous triste, sire ? demanda le duc d'Ayen, et quelle chose peut donc attrister Votre Majesté ?
- Ma santé, duc ! ma santé qui s'en va ! Je fais coucher Lamartinière dans ma chambre pour qu'il me rassure ; mais cet enragé-là prend au contraire à tâche de me faire peur. Heureusement qu'ici l'on semble disposé à rire. N'est-ce pas, Chauvelin ?
Mais les provocations du roi demeurèrent sans résultat.
Le marquis de Chauvelin lui-même, dont la physionomie fine et railleuse reflétait si volontiers l'enjouement du maître ; le marquis, si parfait courtisan que jamais il n'était resté en arrière d'un désir du roi ; le marquis, cette fois, au lieu de répondre à ce besoin, exprimé par Louis XV, d'une distraction même légère, resta morne, sévère, et tout à fait absorbé dans une gravité inexplicable.
Quelques-uns, tant cette tristesse était hors des habitudes de monsieur de Chauvelin, quelques-uns, disons-nous, crurent que le marquis continuait la plaisanterie et que cette gravité aboutirait à un resplendissant artifice d'hilarité ; mais le roi, ce matin-là, n'avait pas la patience d'attendre ; il commença donc à battre en brèche la tristesse de son favori.
- Mais que diable avez-vous donc, Chauvelin ? demanda Louis XV ; est-ce que vous continuez mon rêve de cette nuit ? Est-ce que vous voulez aussi vous faire enterrer vous ?
- Oh !... Votre Majesté aurait songé de ces vilaines choses ? demanda Richelieu.
- Oui, un cauchemar, duc. Mais, en vérité, ce que je supporte en dormant, j'aimerais assez à ne pas le retrouver éveillé. Eh bien ! voyons, Chauvelin, qu'avez-vous ?
Le marquis s'inclina sans répondre.
- Parlez, mais parlez donc, je le veux ! s'écria le roi.
- Sire, répondit le marquis, je réfléchis.
- A quoi ? demanda Louis XV étonné.
- A Dieu ! sire.
- A Dieu ?
- Oui, sire. Dieu... c'est le commencement de la sagesse.
Ce préambule si froid et si monacal fit tressaillir le roi, qui, attachant sur le marquis un regard plus attentif, découvrit dans ses traits fatigués, vieillis, la cause probable de cette tristesse inaccoutumée.
- Le commencement de la sagesse ? dit-il. Ah ! vraiment, je ne m'étonne plus si ce commencement n'a jamais de suite ; il est trop ennuyeux. Mais vous ne réfléchissez pas à Dieu tout seul. A quoi réfléchissez-vous encore ?
- A ma femme et à mes enfants, que je n'ai pas vus depuis longtemps, sire.
- Tiens, c'est vrai, Chauvelin, vous êtes marié, vous avez des enfants, je l'avais oublié ; et vous aussi, ce me semble car depuis quinze ans que nous nous voyons tous les jours, c'est la première fois que vous m'en parlez. Eh bien ! s'il vous prend une rage de pot-au-feu, faites-les venir, je ne m'y oppose pas, votre logement au château est assez grand, ce me semble.
- Sire, répondit le marquis, madame de Chauvelin vit fort retirée du monde, dans une haute dévotion, et...
- Et elle se scandaliserait, n'est-ce pas, du train de Versailles ? Je comprends. C'est comme ma fille Louise, que je ne peux pas tirer de Saint Denis. Alors je n'y vois pas de remède, mon cher marquis.
- Je demande pardon au roi : il y en a un.
- Lequel ?
- Mon quartier va finir ce soir ; si le roi me permettait d'aller à Grosbois passer quelques jours avec ma famille...
- Vous plaisantez, marquis : me quitter !
- Je reviendrai, sire : mais je ne voudrais pas mourir sans avoir pris quelques dispositions testamentaires.
- Mourir ! la peste de l'homme ! Mourir ! comme il vous dit cela ! Quel âge avez-vous donc, marquis ?
- Sire, dix ans de moins que Votre Majesté, bien que je paraisse avoir dix ans de plus.
Le roi tourna le dos à cet humoriste et s'adressant au duc de Coigny, placé tout auprès de son estrade :
- Ah ! vous voilà, monsieur le duc, dit-il ; vous arrivez à merveille ; on parlait l'autre soir de vous à souper. Est-il vrai que vous ayez donné l'hospitalité, dans mon château de Choisy, à ce pauvre Gentil-Bernard ? Ce serait une bonne action dont je vous louerais. Cependant, si tous les gouverneurs de mes châteaux faisaient de même et recueillaient les poètes devenus fous, il ne me resterait plus d'autre ressource, à moi, que d'aller habiter Bicêtre. Comment va-t-il, ce malheureux ?
- Toujours assez mal, sire.
- Et comment donc cela lui est-il venu ?
- Sire, pour s'être un peu trop amusé autrefois et surtout pour avoir tout récemment voulu faire le jeune homme.
- Oui, oui, je comprends. Dame ! il est bien vieux.
- J'en demande pardon au roi, sire, mais il n'a qu'un an de plus que Sa Majesté.
- En vérité, cela est insoutenable, dit le roi en tournant le dos au duc de Coigny ; non seulement ils sont tristes aujourd'hui comme des catafalques, mais encore ils sont bêtes comme des oies.
Le duc d'Ayen, un des hommes les plus spirituels de cette époque si spirituelle, comprit la mauvaise humeur croissante du roi, il en craignit les éclaboussures, et, déterminé à la faire cesser le plus tôt possible, il fit deux pas en avant pour se mettre en évidence. Il portait sur sa veste, sur ses jarretières et autour de son habit des broderies d'or, larges et brillantes, qui ne pouvaient manquer d'attirer les yeux. Le monarque le vit en effet.
- Par ma foi ! duc d'Ayen, s'écria-t-il, vous voilà resplendissant comme un soleil. Avez-vous donc volé un coche ? Je croyais tous les brodeurs de Paris ruinés depuis le mariage du comte de Provence, où aucun courtisan ne les a payés, et où messieurs les princes n'ont pas jugé à propos de venir, faute d'argent, ou de crédit, sans doute.
- Aussi le sont-ils bien ruinés, sire.
- Qui donc, les princes, les brodeurs ou les courtisans ?
- Mais tous un peu, je crois ; pourtant les brodeurs sont plus habiles, ils s'en tireront.
- Comment !
- Par la nouvelle invention que voici ; et il montrait ses broderies.
- Je ne comprends pas.
- Oui, sire ! ces habits brodés ainsi se nomment à la chancelière.
- Je comprends encore moins.
- Il y aurait bien un moyen de faire comprendre cette énigme à Sa Majesté ; ce serait de citer les vers que ces badauds de Parisiens ont faits, mais je n'ose pas.
- Vous n'osez pas, vous, duc, dit le roi en souriant.
- Ma foi ! non, sire, j'attends l'ordre du roi.
- Je vous le donne.
- Le roi se rappellera au moins que je ne fais qu'obéir. Voici donc les vers.

          On fait certains galons de nouvelle matière ;
          Mais ils ne sont que pour jours de galas.
          On les nomme à la chancelière.
          Pourquoi ? C'est qu'ils sont faux et ne rougissent pas.

Les courtisans se regardèrent étonnés de tant d'audace, et tous se retournèrent en même temps vers Louis XV, afin de modeler leurs physionomies sur la sienne. Le chancelier Maupeou, alors dans toute sa faveur, soutenu par la favorite, était un trop haut personnage pour qu'on osât se permettre d'écouter les épigrammes qui se succédaient sans cesse contre lui. Le monarque sourit, dès lors toutes les lèvres sourirent. Il ne répondit rien, personne ne dit mot.
Louis XV avait une singulière disposition. Il craignait horriblement la mort, il ne voulait pas qu'on lui parlât de la sienne. Mais à tout propos, il se faisait une espèce de joie de se moquer du faible qu'ont presque tous les hommes de cacher leur âge, leur vieillesse, ou leurs infirmités. Il disait volontiers à un courtisan :
- Vous êtes vieux, vous avez mauvaise mine, vous mourrez bientôt.
Il y mettait de la philosophie, et, ce jour-là même où deux fois il avait reçu des atteintes cruelles, il s'exposa à en recevoir une troisième.
Pour reprendre la conversation rompue avec le duc d'Ayen, il lui dit assez brusquement :
- Comment va le chevalier de Noailles ? est-il vrai qu'il soit malade ?
- Sire, nous avons eu le malheur de le perdre hier.
- Ah ! je le lui avais bien annoncé.
Puis, envisageant le cercle des courtisans, augmenté des petites entrées, il aperçut l'abbé de Broglio, homme hargneux et brusque. Il l'apostropha en ces termes :
- A votre tour, l'abbé. Vous aviez juste deux jours de moins que lui.
- Sire, répliqua monsieur de Broglio tout blanc de colère, Votre Majesté a été hier à la chasse. Il est venu un orage. Le roi a été mouillé comme les autres.
Et se faisant faire place, il sortit furieux.
Le roi le regarda aller d'un oeil assez triste et ajouta :
- Voilà comme il est, cet abbé de Broglio, il se fâche toujours.
Puis, avisant à la porte son médecin Bonnard, et avec lui Bordeu, protégé de madame Du Barry et aspirant à le remplacer, il les appela tous les deux.
- Venez, messieurs ; on ne parle que de mort ici, ce matin, c'est votre affaire. Lequel de vous nous trouvera la fontaine de Jouvence ? Ce serait là une belle merveille, et je lui garantis sa fortune assurée. Serait-ce vous, Bordeu ? Vous, Esculape auprès de Vénus, je comprends, vous n'avez pas encore songé à ces raccommodages.
- Je demande pardon au roi, j'ai, au contraire, un système qui doit nous ramener à ce bon temps de l'histoire.
- De la fable, interrompit Bonnard avec une miné pincée.
- Vous croyez, poursuivit le roi, vous croyez, mon pauvre Bonnard ? Le fait est que, sous votre direction, ma jeunesse n'est plus qu'une fable bien amère et celui qui me rajeunirait maintenant serait d'emblée historiographe de France ; car il aurait tracé les plus belles pages de mon règne. Faites cela, Bordeu, une cure digne d'arriver à une grande célébrité. En attendant, tâtez le pouls à monsieur de Chauvelin, que voilà tout pâle et tout triste. Donnez- moi votre avis sur cette santé, très précieuse à nos plaisirs... et à mon coeur, ajouta-t-il très vite.
Chauvelin sourit amèrement en présentant son bras au docteur.
- Auquel de vous deux, messieurs ? demanda-t-il.
- A tous les deux, répliqua Louis XV en riant, mais pas à Lamartinière ; il serait homme à vous prédire une apoplexie comme à moi.
- Soit, à vous, monsieur Bonnard : le passé avant l'avenir. Quel est votre avis ?
- Monsieur le marquis est fort malade ; il y a plénitude, engorgement des fibres du cerveau : il ferait bien de se faire saigner, et cela très promptement.
- Et vous, monsieur Bordeu ?
- J'adresse mes excuses à mon savant confrère ; mais je ne puis être du même avis que son expérience. Monsieur le marquis a le pouls nerveux. Si je parlais à une jolie femme, je dirais qu'elle a des vapeurs. Il lui faut de la gaîté, du repos, point de tourments, point d'affaires, une satisfaction complète ; enfin tout ce qu'il trouve près de l'auguste monarque dont il a l'honneur d'être l'ami. Je prescris la continuation du même régime.
- Que voilà deux consultations admirables, et que monsieur Chauvelin doit être éclairé, après cela ! Mon pauvre marquis, si vous venez à mourir, Bordeu est un homme déshonoré.
- Non pas, sire, les vapeurs tuent quand on ne les soigne pas.
- Sire, si je meurs, répondit monsieur de Chauvelin, je demande à Dieu que ce soit à vos pieds.
- Garde-t'en bien, tu me ferais une peur effroyable. Mais n'est-il pas l'heure de la messe ? Il me semble que voici monsieur l'évêque de Senez et monsieur le curé de Saint-Louis, notre paroisse. Cette fois on va donc un peu me contenter. Bonjour, monsieur le curé, comment vont vos ouailles. Y a-t-il beaucoup de malades, de pauvres ?
- Hélas ! sire, il y en a beaucoup.
- Mais les aumônes ne sont-elles pas abondantes ? Le pain est-il renchéri ? Le nombre des malheureux est-il augmenté ?
- Ah ! oui sire.
- Comment cela se fait-il ? D'où viennent-ils ?
- Sire, c'est qu'il y a jusqu'aux valets de pied de votre maison qui me demandent la charité.
- Je le crois bien, on ne les paye pas. Entendez-vous monsieur de Richelieu ? Et ne peut-on mettre ordre à cela ? Que diable ! vous êtes premier gentilhomme de la chambre en année.
- Sire, les valets de pied ne sont pas de mon ressort ; cela regarde le service de l'intendance générale.
- Et l'intendance les renverra à un autre. Pauvres gens ! dit le roi, ému pour un instant ; mais enfin je ne puis pas tout faire. Nous suivez-vous à la messe, monsieur l'évêque ? ajouta-t-il en se tournant vers l'abbé de Beauvais, évêque de Senez, qui prêchait le carême devant la cour.
- Je suis aux ordres de Sa Majesté, répondit l'évêque en s'inclinant ; mais j'ai entendu ici des paroles bien graves. On parle de la mort, et personne n'y songe ; personne ne songe qu'elle arrive à toute heure, lorsqu'on ne l'attend pas ; qu'elle nous surprend au milieu des plaisirs, qu'elle frappe les grands et les petits de sa faux inexorable. Personne ne songe qu'il vient un âge où le repentir et la pénitence sont autant une nécessité qu'un devoir, où les feux de la concupiscence doivent s'éteindre devant la grande pensée du salut.
- Richelieu, interrompit le roi en souriant, il me semble que monsieur l'évêque jette bien des pierres dans votre jardin.
- Oui, sire, et il les y jette si fortement qu'il en rejaillit jusque dans le parc de Versailles.
- Ah ! bien répondu, monsieur le duc ; vous êtes toujours à la riposte, vous, comme à vingt ans. Monsieur l'évêque, ce discours commence bien, nous le reprendrons dimanche dans la chapelle ; je vous promets de l'écouter. Chauvelin, pour vous égayer, nous vous dispensons de nous suivre. Allez m'attendre chez la comtesse, ajouta-t-il tout bas. Elle a reçu son fameux miroir d'or, le chef-d'oeuvre de Rotiers. Il faut voir cela.
- Sire, je préfère me rendre à Grosbois.
- Encore ! vous radotez, mon cher ; allez chez la comtesse elle vous désensorcellera. Messieurs, à la messe ! à la messe ! Voilà une journée qui commence bien mal. Ce que c'est que de vieillir.

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1998-2010
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