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Chapitre XX
Vanly-Tching

Huit jours après, j'étais installé à Bidondo, et comme j'avais absolument besoin d'une espèce de ménagère pour mettre à la tête de ma maison, j'avais demandé la belle Schimindra à monsieur de La Géronnière, lequel me l'avait gracieusement accordée.
Mon choix était fait. La branche de commerce que j'avais décidé d'exploiter était le cigare de Manille.
En effet, le cigare de Manille, même en Europe, fait concurrence sérieuse au cigare de la Havane, et, dans toutes les mers de l'Inde, il lui est préféré.
Ce qui m'avait surtout suggéré cette idée, c'est que, chez monsieur de La Géronnière, c'était la belle Schimindra qui était chargée du département des cigares. Je résolus donc, pour que le bénéfice fut plus réel, au lieu d'acheter la marchandise toute confectionnée, de la faire confectionner moi-même, et de mettre Schimindra à la tête de l'établissement.
Rien ne fut plus facile. On bâtit une espèce de hangar dans le jardin : Schimindra engagea dix jeunes Tagales, dont quelques-unes sortaient de la manufacture royale de Manille, et, dès le lendemain, j'eus le plaisir de voir mon entreprise en pleine activité.
Grâce à la surveillance active de Schimindra, grâce à sa connaissance de la partie, je n'eus plus rien à faire qu'à me promener : ce fut ce qui me perdit.
C'est incroyable combien un mot jeté en l'air, n'eût-il pas le sens commun, se loge parfois dans l'esprit et germe dans le cerveau. On se rappelle ces quatre paroles qu'en soupant chez monsieur de La Géronnière, mon correspondant avait dit des Chinoises et de ce cinquième mariage projeté par lui ; eh bien ! il n'y avait pas de jour et surtout de nuit que je n'y songeasse. A peine étais-je couché, à peine avais-je les yeux fermés, à peine étais-je endormi, qu'une véritable procession de Chinoises défilait devant mon lit, me montrant des pieds.. mais des pieds auxquels la pantoufle de Cendrillon eut pu servir de savate : et, remarquez une chose curieuse, c'est que j'avais près de moi Schimindra, qui était ce que l'on pouvait appeler une beauté véritable, c'est que j'avais dans ma manufacture de cigares, dix petites drôlesses dont la plus laide avec ses grands yeux noirs, avec ses grands cils de velours, avec... avec tout ce qu'elles avaient enfin, eussent fait tourner la tête à un Parisien, et qu'ayant tout cela, eh bien ! je ne rêvais qu'à des chinoiseries.
Il en résultait qu'une fois levé, je courais le quartier Chinois, entrant dans toutes les boutiques, marchandant des éventails, des porcelaines, des paravents, apprenant deux mots de chinois par-ci, deux mots de cochinchinois par-là, baragouinant toutes sortes de compliments aux petits pieds qui me restaient cachés sous les longues robes, et revenant le soir plus décidé que jamais à me passer ma fantaisie chinoise.
Au milieu de tout cela, j'avais rencontré une charmante petite marchande de thé, possédant un des plus jolis magasins de Bidondo, laquelle m'avait surtout séduit par la façon dont elle mangeait son riz, à l'aide de ces petites aiguilles à tricoter qui servent de cuillères et de fourchettes aux dames chinoises : ce n'était plus de l'adresse, c'était de la jonglerie, et je crois en vérité que c'était par coquetterie que la belle Vanly-Tching se faisait apporter un pilau, quand il y avait là des étrangers.
Vous remarquerez en passant que les deux mots Vanly-Tching veulent dire dix mille lis ; vous voyez que les parrains de ma Chinoise lui avaient rendu justice et lui avaient donné un nom en harmonie avec sa beauté.
Je pris des renseignement auprès de mon correspondant sur la belle Chinoise ; mon correspondant, au premier mot que je prononçai, leva son doigt à la hauteur de son oeil, et s'écria :
- Ah ! coquin !
Ce qui voulait dire : Allons, allons, vous n'avez pas la main malheureuse d'avoir mis du premier coup le doigt sur celle-là ; bon !
Je compris tout cela et n'en insistai que davantage ; alors j'appris que la belle Vanly-Tching était une petite orpheline chinoise, qui avait été recueillie par un fameux médecin, lequel était devenu amoureux d'elle quand elle n'avait que douze ans, et l'avait épousée quoiqu'il en eût, lui, soixante-cinq. Aussi la Providence n'avait pas voulu qu'un mariage si disproportionné durât longtemps. Au bout de trois mois, le bonhomme de médecin était mort d'une maladie dans laquelle il n'avait pas vu clair lui-même. Mais il était mort bien heureux, car pas un homme ne pouvait se vanter d'avoir été soigné dans sa maladie comme il avait été soigné, lui, par sa jeune et digne femme : aussi lui avait-il laissé tout ce qu'il possédait, montant à deux ou trois mille roupies. C'était une bien mesquine récompense du dévouement qu'avait déployé la veuve pendant la maladie, et surtout de la douleur qu'elle avait fait éclater après sa mort.
Seulement, avec ces trois mille roupies dont elle venait d'hériter, la jeune veuve avait fondé dans le quartier le moins apparent de la ville un petit établissement d'éventails, qui, grâce à son économie et à son intelligence, commença de prospérer d'une façon miraculeuse.
Mais ce qu'il y avait surtout de remarquable dans ce veuvage prématuré de la belle Vanly-Tching, c'est qu'au lieu d'écouter toutes les propositions des élégants de Bidondo, c'est qu'au lieu de perdre par quelque imprudence cette réputation de sagesse qu'elle s'était acquise, elle ne voulut jamais accepter que les soins d'un vieux mandarin, ami de son mari, lequel venait tous les jours pleurer avec elle la perte qu'ils avaient faite. Il résulta de ces visites journalières que la veuve et le mandarin prirent l'habitude de pleurer ensemble, l'une son époux, l'autre son ami ; de sorte qu'un matin l'on apprit que, pour pleurer le défunt plus à leur aise, les deux inconsolables allaient se marier.
Un an après la mort de son premier mari, la belle Vanly-Tching avait donc épousé le mandarin ; mais, une fois réunis, une fois en face l'un de l'autre depuis le matin jusqu'au soir, il paraît que les deux nouveaux mariés pleurèrent tant, pleurèrent tant, que le mandarin, qui avait cinquante ans, ne put résister à ce déluge de larmes, et qu'au bout de deux mois il mourut.
La belle Vanly-Tching, qui n'avait que quinze ans, supporta naturellement mieux la douleur, de sorte que, quoiqu'elle eût à pleurer à la fois son premier et son second maris, elle reparut bientôt plus belle et plus resplendissante que jamais à travers ses larmes.
Elle avait hérité de son mandarin cinq ou six cents pagodes, de sorte qu'avec ce petit surcroît de fortune elle put se lancer dans un quartier plus fashionable et dans un commerce plus étendu. Elle passa donc de l'éventail à la porcelaine, et la réputation de la belle marchande commença à se répandre dans Bidondo.
Cette réputation se répandit tellement, que le juge civil, de Bidondo, qui avait beaucoup connu le premier et le second mari de la belle Vanly-Tching et qui par conséquent avait pu apprécier combien le docteur avait été heureux pendant les trois mois, et le mandarin pendant les deux mois qu'ils avaient vécu avec elle, se mit sur les rangs pour la consoler. Vanly-Tching, déclara qu'elle était atteinte si profondément, qu'elle croyait la chose impossible ; mais comme le juge civil insista, elle finit par répondre qu'elle voulait bien essayer.
Le mariage eut lieu au bout d'un an ; car, quoique ce délai ne soit pas de rigueur, Vanly-Tching était si fidèle observatrice des convenances, que, pour rien au monde. elle n'eût voulu essayer de se consoler avant terme. Mais le juge civil n'eut pas la satisfaction d'en arriver à une consolation complète, attendu qu'un mois après son mariage, le lendemain du jour où il venait d'hériter d'une somme assez considérable d'un parent éloigné qu'il avait à Macao, et où il avait donné à dîner à quelques amis pour célébrer cet heureux événement, il mourut d'une indigestion de nids d'hirondelles.
Mais, avant de mourir, il déclara que le mois qu'il venait de passer avait été le mois le plus heureux de sa vie. Comme il avait justement touché la somme en apprenant que la somme lui avait été léguée, la belle veuve put, grâce à cette rentrée, étendre son commerce et fonder dans la principale rue de Bidondo le magnifique magasin de thé dans lequel je l'avais vue remuer la tête et manger du riz.
Tous ces renseignements, comme vous le comprenez bien, achevèrent de me tourner l'esprit. La belle Vanly-Tching avait été beaucoup veuve, mais elle avait été si peu mariée, que ce devait être nécessairement la houri dont j'avais si agréablement rêvé. Je m'ouvris donc à mon correspondant du désir bien vif que j'avais d'être son quatrième mari et de la prendre pour ma cinquième femme.
On n'apprend jamais rien aux femmes quand on leur dit qu'on les aime, attendu qu'elles se sont toujours aperçues de notre amour avant nous. Aussi la belle Vanly-Tching non seulement ne manifesta-t-elle aucun étonnement de ma demande, mais répondit-elle qu'elle s'y attendait.
Cette situation d'esprit dans laquelle elle se trouvait lui permit même de ne pas me faire attendre sa décision. Sa décision était favorable, je ne lui déplaisais pas ; mais comme elle avait toujours eu l'amour-propre d'être aimée pour elle-même, elle tenait à ce que le lui fisse un petit relevé de ma fortune. Si ma fortune égalait ou surpassait la sienne, elle croirait à mon amour ; mais si ma fortune était inférieure, elle croirait qu'une basse cupidité et non l'amour me faisait agir.
Cela me parut puissamment raisonné. Je lui fis demander si elle désirait que j'établisse mon calcul en francs, en roupies ou en pagodes ; elle me répondit que cela lui était égal, étant familière avec l'arithmétique de tous les pays.
Comme j'étais moins fort qu'elle en calcul, je préférai les francs, et lui envoyai, le lendemain, le calcul suivant :

Relevé exact de ce qu'a gagné dans l'Inde, et de ce que possède Jérôme François Olifus :
A Ceylan avec la pêche des perles....................          13.500 fr.
A Goa avec le commerce des fruits...................          7.400
A Calicut dans la culture du cardamome............          22.500
          OOOOOOOOOOOOOO
A Bidondo manufacture de cigares....................
Ce dernier point porté pour mémoire. La vérifi-
cation des bénéfices n'étant pas encore faite,
mais étant facile à faire. Total...........................          43.400 fr.

Vous voyez que c'était un assez joli denier, et que je n'avais pas perdu mon temps depuis quatre ans que j'étais parti de Monnikendam.
Elle, de son côté, fit sa liquidation et me l'envoya.
La voici :

Relevé de ce qu'a gagné Vanly-Tching, la marchande de thé de Bidondo, dans les différents commerces qu'elle a exercés :
Dans le commerce d'éventails............................          4.000 fr.
Dans le commerce des porcelaines.....................          17.000
Dans le commerce de thé..................................           22.037
          OOOOOOOOOOOOOO
          Total....................           43.037 fr.

On voit qu'à 363 francs près, notre fortune était pareille ; j'avais même l'avantage puisque j'avais en magasin à peu près deux cent mille cigares prêts à être livrés.
Mais je l'avoue, au lieu de m'enorgueillir de cet avantage, je fus heureux de posséder quelque supériorité pécuniaire sur la belle Vanly-Tching, afin de compenser toutes les supériorités physiques qu'elle avait sur moi.
Cette supériorité établie et ce point bien arrêté que j'épousais Vanly-Tching pour ses beaux yeux et non pour les beaux yeux de sa cassette, le mariage fut fixé à trois mois et sept jours, ce qui était heure pour heure l'expiration du deuil du troisième mari de la belle Vanly-Tching.
Elle avait eu la délicatesse, tout en restant fidèle à la mémoire du juge civil, de ne pas me faire attendre une minute.

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