Les Mariages du père Olifus Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XVIII
Le bézoard

Le capitaine Ising-Fong ne m'avait pas fait une vaine promesse, et, dès le jour de notre arrivée, il me conduisit chez son correspondant, riche fabricant de cigares, lequel m'offrit, ou de me payer mes huit mille roupies en espèces, ou de me donner des marchandises pour une somme égale, à un taux auquel lui seul pouvait me les fournir, vu l'étendue de son commerce et la multiplicité de ses affaires.
En effet, les îles Philippines peuvent être regardées comme l'entrepôt du monde : on y trouve l'or et l'argent du Pérou, les diamants de Golconde, les topazes, les saphirs et la cannelle de Ceylan, le poivre de Java, le girofle et les noix muscades des Moluques, le camphre de Bornéo, les perles de Mannar, les tapis de la Perse, le benjoin et l'ivoire de Camboie, le musc de Liquios, les étoffes du Bengale, et la porcelaine de la Chine.
C'était à moi de faire un choix parmi toutes ces denrées et de jeter mon dévolu sur celles qui paraîtraient m'offrir le plus sûr et le plus prompt bénéfice.
Au reste, comme rien ne me pressait, attendu que j'avais réalisé un gain assez joli sur mon cardamome, je résolus de passer quelque temps à Manille et d'étudier, pendant mon séjour aux Philippines, la branche de commerce qui pouvait être la plus fructueuse à un homme qui, ayant commencé avec cent quarante francs, a une trentaine de mille livres comptant à mettre dans le commerce.
Mon premier soin fut de visiter les deux villes :
Manille, la ville espagnole.
Bidondo, la ville tagale.
La ville espagnole est un composé de couvents, d'églises, de maisons de retraite et de maisons taillées carrément, sans plans d'ordonnance, avec des murs épais et hauts, des meurtrières percées au hasard, des jardins qui les isolent les unes des autres ; peuplées de moines, de religieuses, d'espagnols à manteaux se faisant porter dans de mauvais palanquins, ou marchant gravement, le cigare à la bouche, comme des vieux Castillans du temps de don Quichotte de la Manche. Aussi la ville, qui peut renfermer cent mille habitants, et qui en renferme huit mille, est-elle d'une tristesse profonde.
Ce n'était pas là ce qu'il me fallait, et, après avoir visité Manille, tout en secouant dédaigneusement la tête, je résolus de faire connaissance avec Bidondo.
Le lendemain donc, après mon chocolat pris, je me dirigeai vers la ville roturière, et à mesure que j'en approchais, le bruit de la vie, complètement absent de ce tombeau qu'on appelle Manille, venait jusqu'à moi. Je respirais plus librement et je trouvais la verdure plus fraîche et le soleil plus lumineux.
Aussi je me hâtai de traverser les fortifications et les ponts-levis de la ville militaire, et, comme un homme qui sort d'un souterrain, je me trouvai tout à coup gai, joyeux et allègre, sur ce qu'on appelle le pont de Pierre. Là commençait la vie, ou plutôt, à partir de là, la vie était répandue à foison.
Le pont était encombré d'Espagnols en palanquins, de métis courant à pied, armés de grands parasols, de créoles suivis de leurs domestiques, de paysans venus des villages voisins, de marchands chinois, d'ouvriers malais ; c'était un bruit, un tintamarre, un tohu-bohu qui faisaient plaisir à voir pour un homme qui pouvait se croire mort, ayant été enterré deux jours à Manille.
Adieu donc à la ville sombre, adieu aux maisons ennuyées ; adieu aux nobles seigneurs, et bonjour au joyeux faubourg, bonjour à Bidondo avec ses cent quarante mille habitants, bonjour aux maisons élégantes, à la population affairée : bonjour au quai où grincent les poulies, où roulent les ballots des quatre coins du monde, où s'amarrent les jonques chinoises, les pirogues de la Nouvelle-Guinée, les proas malaises, les bricks, les corvettes, les trois-mâts européens ! Là, point de catégories, d'exclusions, de castes : l'homme vaut selon ce qu'il est, est estimé selon ce qu'il possède ; on le reconnaît au premier coup d'oeil, à son costume, avant qu'on ne le reconnaisse à son accent. Malais, Américains, Chinois, Espagnols, Hollandais, Madécasses, indiens, sont sans cesse occupés à fendre le flot indigène. Cet océan de Tagals, hommes et femmes, qui formaient la population de l'île quand les Espagnols en firent la conquête, et qu'on reconnaît, les hommes, à leur costume presque normand, à la chemise qui pend en blouse sur le pantalon de toile, à la cravate à la Colin, au chapeau de feutre aux bords fatigués, aux souliers à boucles, au chapelet qui entoure son cou et à la petite écharpe qu'il porte comme un plaid : les femmes, à leurs cheveux retenus par un haut peigne espagnol, à leur voile flottant par- derrière, au canezou de toile blanche qui joue sur leur poitrine et qui laisse à nu la portion du corps qui s'étend du dessous du sein au nombril ; à la cambaye roulée jusqu'à la cheville, au tapis bariolé roulé sur la cambaye, aux pantoufles imperceptibles, qui laissent le pied presque nu, au cigare toujours suspendu à leurs lèvres, et qui, à travers le nuage de fumée qu'il répand, rend leurs yeux plus ardents encore.
Ah !c'était bien cela qu'il me fallait. Bonsoir à Manille et vive Bidondo !
Aussi ne retournerai-je à Manille que pour faire apporter tout mon bagage à Bidondo.
Le correspondant de mon capitaine chinois applaudit à ma résolution, qui, selon lui, était celle d'un homme de sens ; il avait lui-même une maison à Bidondo, où il venait le dimanche se reposer de son ennui de la semaine. Il m'offrit même un espèce de petit pavillon dépendant de cette maison et donnant sur le quai ; mais je ne voulus l'accepter qu'à titre de locataire, et il fut convenu que, moyennant la somme de trente roupies par an, quatre- vingts francs à peu près, j'en jouirais et disposerais, comme on dit en Europe, avec ses contenances et dépendances.
Au reste, au bout des trois jours d'observation, je m'aperçus que la principale industrie du Tagal est le combat du coq.
Impossible d'aller d'un bout à l'autre du quai de Bidondo sans heurter dix, quinze, vingt cercles formés autour de deux champions emplumés, à la destinée desquels se rattachent les destinées de deux, trois, quatre, cinq familles tagales, car non seulement une famille tagale qui possède un coq de bonne race vit du produit de ce coq, mais encore les parents et les voisins, qui parient pour le propriétaire du coq, vivent en même temps qu'elle, grâce au coq. La femme a des peignes d'écaille, des chapelets d'or, des colliers de verre, l'homme de l'argent dans sa poche et le cigare à la bouche : aussi le coq est-il l'enfant gâté de la maison, une mère tagale ne s'occupe pas de ses marmots, mais de son coq ; elle lustre ses plumes, elle aiguise ses éperons. Quant au mari, en son absence il ne le confie à personne, pas même à sa femme : sort-il, il le prend sous son bras, va avec lui à ses affaires et visite avec lui ses amis ; rencontre-t-il un adversaire sur sa route, les provocations s'échangent, les paris s'établissent ; les propriétaires s'accroupissent en face l'un de l'autre, poussent leur coq au combat, et voilà un cercle formé, au milieu duquel se débattent les deux plus féroces passions de l'homme, le jeu et la guerre. Ah ! ma foi ! c'est une belle vie que la vie de Bidondo.
Il existe parmi les Tagals un autre genre d'industrie qui ressemble assez à la recherche de la pierre philosophale, c'est celle de chercheurs de bézoard : or, comme la nature a fait des Philippines l'entrepôt de tous les poisons du monde, elle a placé aussi aux Philippines le bézoard, qui est le contrepoison universel.
- Ah ! pardieu ! fis-je en interrompant le père Olifus, puisque vous avez lâché le mot bézoard, je ne serais pas fâché de savoir à quoi m'en tenir là- dessus. J'ai beaucoup entendu parler de bézoard, surtout dans les Mille et une Nuits ; j'ai vu les pierres les plus rares, j'ai vu le rubis balais, j'ai vu le grenat brut, j'ai vu l'escarboucle, mais j'ai eu beau chercher, je, n'ai jamais vu le bézoard, nul n'a jamais pu m'en montrer la moindre parcelle.
- Eh bien ! moi, monsieur, me répondit le père Olifus, moi j'en ai vu, moi j'en ai touché, j'en ai avalé même, sans quoi, comme vous allez le voir, je n'aurais pas en ce moment-ci l'honneur de boire un verre de rack à votre santé.
Et le père Olifus se versa effectivement un verre de rack qu'il but d'un seul trait à la santé de Biard et à la mienne.
- Ah ! reprit-il, nous disons donc que non seulement le bézoard existe, mais encore qu'il y a trois sortes de bézoards, le bézoard qu'on trouve dans les intestins des vaches, le bézoard qu'on trouve dans les intestins des chèvres, et le bézoard qu'on trouve dans les intestins des singes.
Le bézoard qu'on trouve dans le ventre des vaches est le moins précieux. Vingt grains de ce bézoard n'équivalent pas à sept grains de celui qu'on trouve dans le ventre des chèvres, de même que sept grains du bézoard que l'on trouve dans le ventre des chèvres n'équivalent pas à un grain de celui qu'on trouve dans le ventre des singes.
C'est surtout dans le royaume de Golconde que l'on rencontre les chèvres qui produisent le bézoard. Sont-elles d'une race particulière ? Non, car chez deux chevreaux de la même mère, l'un produit le bézoard, l'autre ne le produit pas. Les pâtres n'ont qu'à leur toucher le ventre d'une certaine façon pour savoir à quoi s'en tenir sur ce genre de fécondité de leurs chèvres ; à travers la peau, ils comptent dans les intestins le nombre de pierres qu'ils renferment, et apprennent, sans jamais se tromper, la valeur de ces pierres. On peut donc acheter le bézoard sur pied.
Seulement un négociant de Goa avait fait, du temps que j'habitais la côte malabare, une expérience curieuse.
Il acheta dans la montagne de Golconde quatre chèvres portant des bézoards ; il les transporta à cent cinquante milles du lieu de leur naissance, en ouvrit deux tout de suite, et leur trouva encore les bézoards dans le corps, mais diminués de volume. Il en tua une dix jours après. A l'autopsie de l'animal, on reconnut qu'il avait porté le bézoard, mais le bézoard avait disparu. Enfin, il tua la quatrième au bout d'un mois, et celle-ci n'avait plus aucune trace de la pierre précieuse, qui avait disparu entièrement.
Ce qui prouverait qu'il y a dans les montagnes de Golconde un arbre particulier, ou une herbe spéciale, auquel, ou à laquelle les vaches et les chèvres doivent la formation du bézoard.
Nous disons donc qu'une des industries des Tagals est d'aller à la chasse des singes qui portent le bézoard, aussi précieux relativement et comparativement aux autres bézoards que l'est le diamant à l'endroit du caillou du Rhin, du strass, ou du cristal de roche.
Un seul bézoard de singe vaut mille, deux mille, dix mille livres ; attendu qu'une pincée de bézoard râpé et délayé dans un verre d'eau peut servir d'antidote à tous les poisons les plus terribles des Philippines et même à l'upas de Java.
Or, il est incroyable l'usage de poison qui se fait de Luçon à Mindanao, surtout en temps de choléra, attendu que les symptômes étant les mêmes, on profite en général des moments de peste, les maris pour se débarrasser de leurs femmes, les femmes pour se débarrasser de leurs maris, les neveux de leurs oncles, les débiteurs de leurs créanciers, etc., etc., etc.
Mais la race qui abonde à Bidondo, c'est la race chinoise. Ils possèdent le beau quartier, sur les bords du Passig ; leurs maisons sont construites moitié en pierres, moitié en bambou ; elles sont belles, bien aérées, ornées parfois de peintures à l'extérieur, avec magasins et boutiques au rez-de-chaussée ; et quelles boutiques ! quels magasins ! Voyez-vous, c'est à faire venir l'eau à la bouche rien que d'y passer devant, sans compter un tas de petites magotes chinoises qui sont assises devant leurs portes et qui, remuant la tête, font des yeux en coulisse aux paysans... Enfin !
Comme j'avais sauvé la vie à un capitaine chinois, à un équipage chinois, à une jonque chinoise, je me trouvais tout recommandé à Bidondo. D'ailleurs, le correspondant du capitaine Ising-Fong, celui qui m'avait loué le pavillon que j'habitais, faisait son principal commerce avec les sujets du sublime empereur.
Le premier dimanche où il vint à Bidondo me fut entièrement consacré. Il me demanda si j'étais chasseur. A tout hasard je lui répondis que oui. Il me dit donc qu'il avait pour le dimanche suivant arrangé une chasse avec quelques-uns de ses amis, et que si je voulais en être, je n'eusse à m'occuper de rien, attendu que je trouverais, en descendant à la campagne de cet ami, un équipage de chasse complet.
J'acceptai de grand coeur.
La chasse devait avoir lieu en remontant le Passig, aux environs d'un charmant lac intérieur nommé la Laguna.
Le samedi suivant, nous partîmes de Bidondo, dans une barque armée de six rameurs vigoureux, et il n'en fallait pas moins, je vous en réponds, pour remonter le Passig.
Au reste, cette promenade était charmante ; non seulement les deux bords de la rivière offraient l'aspect le plus varié, mais encore, à notre droite et à notre gauche, les pirogues qui descendaient et qui remontaient le fleuve offraient le plus gracieux tableau qui se put voir.
Au bout de trois heures de navigation, nous fîmes halte à un joli village de pêcheurs dont les habitants vont le soir vendre à Bidondo le produit de la pêche de la journée, et qui mire dans l'eau ses rizières balancées au vent, ses bouquets de palmiers, ses faisceaux de bambous, et ses huttes aux toits aigus qui semblent des cages suspendues en l'air.
Cette halte avait pour but de faire reposer nos rameurs et de dîner nous mêmes. Le repas pris, nos rameurs reposés, nous nous remîmes en chemin.
Enfin, au moment où le soleil se couchait, nous vîmes resplendir devant nous, comme un immense miroir, le lac de Laguna, qui a trente lieues de tour.
Vers sept heures du soir, nous fîmes notre entrée dans le lac ; deux heures après, nous étions chez l'ami de notre correspondant.
L'ami de notre correspondant était un Français nommé monsieur de La Géronnière ; depuis quinze ans, il habitait au bord du lac de Laguna une charmante propriété nommée Hala-Hala. Il nous reçut avec une hospitalité tout indienne ; mais quand il sut que j'étais Européen, d'origine française, quand nous eûmes échangé quelques paroles dans une langue, qu'excepté dans sa famille il ne trouvait pas l'occasion de parler une fois tous les ans, l'hospitalité se changea en véritable fête.
Tout cela allait d'autant mieux, que je ne faisais pas mon hidalgo, mon aristocrate, mon fanfaron. Je disais : « Voilà, vous me faites bien de l'honneur, je suis un pauvre matelot de Monnikendam, un pauvre patron de barque de Ceylan, un pauvre marchand de Goa : on a la main rude, mais franche ; c'est à prendre ou à laisser. » Et on prenait le père Olifus pour ce qu'il était, c'est-à-dire pour un brave homme qui ne boudait pas.
Le soir, je fus fidèle à mon principe, c'est-à-dire que je ne boudai ni contre la bouteille, ni contre le lit : on m'avait fait raconter mes aventures, et mes aventures avaient eu le plus grand succès ; seulement elles avaient fait pousser une idée cornue dans la tête du correspondant de mon Chinois, c'était de me marier une cinquième fois.
Mais je lui déclarai que j'avais bien décidé dans ma sagesse de ne plus me fier aux femmes, attendu que la belle Nahi-Nava-Nahina, la belle Inès et la belle Amarou m'avaient guéri de l'espèce.
- Bah ! me dit mon correspondant, vous n'avez pas encore vu nos Chinoises de Bidondo ; quand vous les aurez vues, vous m'en direz des nouvelles.
Il en résulta que, malgré moi, je me couchai avec des idées matrimoniales dans la tête, et que je rêvai que j'épousais une veuve chinoise qui avait le pied si petit, si petit, si petit, que je ne pouvais pas croire qu'elle était veuve.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente