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Chapitre XIV
James Rousseau

J'avais dix-huit ans, pas d'avenir, pas d'éducation, pas de fortune. J'étais deuxième clerc de notaire en province, et je détestais le notariat. Je m'apprêtais à solliciter une charge de percepteur de contributions dans un village quelconque, où ma vie allait passer obscure et ignorée, lorsqu'à la tête d'un petit bourg à une lieue de Villers-Cotterêts, et nommé Corcy, j'aperçus, venant de l'extrémité d'un sentier que je suivais, trois personnes qu'au bout de trente ou quarante pas je devais nécessairement croiser.
Ces trois personnes étaient un jeune homme de mon âge, une jeune femme de vingt-cinq à vingt-six ans, et une petite fille de cinq.
Le jeune homme était complètement étranger à mes souvenirs ; les deux autres personnes, c'est-à-dire la jeune femme et la petite fille, se mêlaient aux premiers événements de ma vie.
La jeune femme était la baronne Capelle.
La petite fille était Marie Capelle, depuis madame Lafarge.
Mon Dieu ! qui eût dit alors, en voyant s'avancer cette belle jeune femme et cette rieuse enfant, l'une précédant l'autre à peine dans la vie, l'une charmante, l'autre promettant de l'être ; qui eût dit qu'il y avait dans l'avenir une mort prématurée pour la mère, et pour la fille un malheur pire que la mort ?
Un chaud rayon de soleil de juin filtrait à travers de grands arbres, et faisait trembler sur les fronts rayonnants et sur les robes blanches de la mère et de l'enfant l'ombre des feuilles, légèrement agitées par cette brise qui court dans les bois à l'approche du soir.
J'ai dit que je connaissais cette jeune femme. Je la connaissais en effet par tous les bons sentiments de mon coeur, par l'amitié, par la reconnaissance.
J'étais orphelin à trois ans, son père était devenu mon tuteur. Outre ma mère et ma soeur, qui me restaient, je retrouvai une seconde mère et trois autres soeurs au château de Villers-Hellon. Je me retourne vers le passé et je vous salue de la main et du coeur, Hermine et Louise ; je ne vous ai pas revues depuis vingt ans, mes soeurs. On me dit que vous êtes toujours jeunes, toujours belles ; je vous dis, moi, qu'au fond de mon coeur si religieux à ses souvenirs, je vous dis, moi, que vous êtes toujours aimées.
Oh ! bien souvent je pense à vous, allez, quand mes yeux, fatigués du soleil ardent qui brûle la vie du poète, percent les rayons de mon midi, et vont se reposer sur l'horizon bleuâtre de mes jeunes années, alors, je vous revois, telles que vous étiez, fleurs parfumées de ma plus jeune enfance, penchées au bord de l'eau comme des lis, mêlées aux massifs comme des roses, perdues dans les hautes herbes comme des violettes ; hélas ! vous ne pensez pas à moi, vous ; le vent m'a emporté dans un autre monde que le vôtre et que le mien ; vous ne me voyez plus, et parce que vous m'oubliez, vous croyez que je vous oublie !
Voilà donc ce qu'étaient cette jeune femme et cette jeune fille, qui, par une belle journée de juin, vers quatre heures de l'après-midi, venaient au-devant de moi, c'est-à-dire d'un pauvre enfant dont l'avenir, à tous les yeux, était bien autrement humble et obscur que le leur.
Disons maintenant ce qu'était le jeune homme au bras duquel madame Capelle s'appuyait, et qui était vêtu en étudiant allemand.
C'était le fils d'un homme dont le nom restera fatal et illustre dans l'histoire des monarchies, d'un homme qui fut l'ami d'Ankastrom et de Horn, c'était le fils du comte de Ribing ; c'était celui que vous connaissez tous sous le nom d'Adolphe de Leuven, nom dont il devait signer plus tard quelques-uns des plus beaux et des plus productif succès de l'Opéra-Comique et du Vaudeville.
Je joignis ces trois personnes, qui avaient quarante-six ans à elle trois, juste l'âge qu'une seule de ces personnes aujourd'hui. Madame Capelle me présenta à son cavalier ; nous étions deux enfants du même âge ; nous commençâmes ce jour-là une amitié qu'aucun jour sombre ou heureux n'a altérée depuis ; et quand nous nous rencontrons aujourd'hui, nous nous saluons encore du même sourire joyeux, du même battement de coeur sympathique avec lesquels nous nous saluâmes il y a vingt-cinq ans.
Hélas ! je suis forcé de le dire, même dans ce temps d'égalité, c'est que non seulement Adolphe de Leuven est un homme de lettres, mais surtout un gentilhomme de lettres.
Il était exilé avec sa famille, il devait rester dans un rayon de vingt lieues de Paris : Paris était interdit à sa famille, proscrite par les Bourbons de la branche aînée.
Mais, si jeune qu'il fut, il avait touché du pied le sol de la capitale ; il avait trempé ses lèvres à sa coupe enivrante où l'on boit d'abord l'espérance, puis la gloire, puis l'amertume : il n'en avait encore goûté que l'espérance.
Il avait essayé de travailler pour le Gymnase, où il connaissait Perlet, l'excellent comédien que tous les hommes de trente-cinq à quarante ans ont connu ; puis une belle jeune fille, au nom qui s'épanouissait comme une rose, Fleuriet, qui mourut empoisonnée, dit-on. Tous ces noms-là m'étaient bien inconnus, à moi, pauvre provincial, n'ayant quitté ma ville natale que pour faire une excursion à Paris en 1807, et dont tous les souvenirs se bornaient à revoir, comme à travers un nuage, une représentation de Paul et Virginie, par Michu et madame de Saint-Aubin.
Et cependant, au milieu de tout cela, ces grands hêtres de la forêt de Villers- Cotterêts, plantés par François Ier et madame d'Etampes, sous lesquels Henri IV et Gabrielle s'étaient assis, ces grands hêtres avec leur sombre feuillage, leur ombre épaisse, leurs longs murmures, n'étaient pas restés muets pour moi.
Les poètes de cette époque, c'étaient Demoustier, Parny et Legouvé.
Tous trois avaient passé sous la voûte fraîche et mouvante de ce grand parc aujourd'hui abattu comme toutes les grandes choses et quand sous cette voûte je courais, enfant, poursuivant des papillons ou cueillant des fleurs. il m'était arrivé plus d'une fois de m'arrêter à lire les vers qu'ils avaient de leurs mains écrits sur l'écorce argentée, et que la vénération publique garantissait de toute mutilation.
Les premiers vers que je lus, je ne les lus donc pas dans des livres, je les lus sur des arbres, où ils semblaient avoir poussé comme poussent les fruits, comme poussent les fleurs.
Et, plus d'une fois, comme la vibration d'une harpe animée par le souffle et par les doigts du musicien fait vibrer un luth solitaire, muet, perdu dans quelque coin ou suspendu à quelque muraille, plus d'une fois j'avais jeté au milieu de la création mes premiers cris de poète, inexpérimentés et discordants.
Aussi quand, assis auprès d'un de ces vieux arbres baignés par cette ombre séculaire qui nous ombrageait tous deux, nous dont les pères étaient nés aux deux extrémités du monde, et que le hasard réunissait pour influer sur la destinée l'un de l'autre ; quand au lieu de cet avenir humble et tranquille d'un employé de province, de Leuven souleva un coin du voile qui me cachait la vie de Paris ; quand, avec cette confiance de la jeunesse, robe dorée que chaque jour de l'âge mur froisse et ternit, il me montra la lutte, le bruit, la renommée ; ces spectateurs applaudissant, ces sublimes ravissements du succès, si douloureux que leurs jouissances ressemblent à des tortures et leurs rires à des gémissements ; ma tête tomba dans mes mains, et je murmurai :
- Oui, oui, vous avez raison, de Leuven, il faut aller à Paris, car il n'y a que Paris.
Sublime confiance de l'enfant en Dieu. Que nous manquait-il, en effet, pour aller à Paris ?
A lui, la liberté.
A moi, l'argent.
Lui était exilé, moi j'étais pauvre.
Mais nous avions dix-neuf ans chacun, dix-neuf ans, c'est la liberté, c'est la richesse ; c'est mieux que tout cela, c'est l'espérance.
A partir de ce moment, je ne vécus plus dans la réalité, mais dans le rêve comme un homme qui a regardé le soleil et qui, les yeux fermés, voit encore l'astre éblouissant. Mes yeux se fixèrent sur un but dont ils purent se détourner un instant, mais auquel, après chaque détournement, ils revinrent plus obstinés que jamais.
Au bout d'un an, l'exil du comte de Ribing fut radié. Adolphe accourut m'apporter cette nouvelle, il retournait à Paris avec son père et sa mère.
Il n'y avait plus que moi d'exilé.
A partir de ce moment, ma pauvre mère n'eut plus de repos, le mot Paris était dans toutes mes conversations, dans toutes mes caresses, dans tous mes baisers.
J'ai raconté ailleurs comment ce désir si ardent se réalisa, comment, à mon tour, je vins à Paris, et comment je descendis de la diligence dans un petit hôtel de la rue des Vieux-Augustins, avec cinquante-trois francs dans ma bourse, et confiant et fier comme si j'eusse possédé la lampe merveilleuse d'Aladin, que l'on jouait justement à l'Opéra au moment de mon arrivée.
Au bout de trois mois, ma mère avait réalisé ce qu'elle avait pu réaliser, cent louis peut-être, et elle était venue me rejoindre.
J'avais douze cents francs d'appointements.
Les cent louis de ma mère, renforcés des douze cents francs d'appointements, durèrent deux ans.
Alors commença la lutte.
Je n'avais pas plutôt heurté les premières intelligences que j'avais rencontrées, que je m'étais aperçu que je ne savais rien, ni grec, ni latin, ni mathématiques, ni langue étrangère, ni même ma propre langue, rien dans le passé, rien dans le présent, ni les morts ni les vivants, ni l'histoire ni le monde ; aussi au premier choc ma confiance en moi tomba-t-elle ; mais Dieu permit qu'il me restât la volonté, et qu'au sein de cette volonté fleurît l'espérance.
Cependant de Leuven, mon introducteur et dans le monde réel et dans le monde actif, ne m'avait pas abandonné.
Nous nous étions mis à l'oeuvre. Oh ! pour le moment, mon ambition n'était pas grande. Il s'agissait de confectionner un vaudeville pour le Gymnase. Eh bien ! cette oeuvre, tout infime qu'elle était, quand, après deux heures d'un travail qui nous brisait le cerveau, nous nous regardions en face, nous étions forcés de nous avouer à nous-mêmes que nous étions impuissants à l'accomplir seuls.
Un jour de Leuven me proposa de nous adjoindre un de ses amis, chansonnier charmant, lié avec Désaugiers, et dont la réputation d'esprit était proverbiale.
Il connaissait en outre tous les directeurs de Paris, lisait à merveille, et enlevait un comité.
Je reconnaissais comme lui notre insuffisance : j'acceptai l'offre qu'il me faisait. Le même soir, nous lûmes notre vaudeville à notre futur collaborateur, sur la figure duquel je suivais avec anxiété toutes les impressions que cette figure traduisait. C'était de Leuven qui lisait. Je n'eusse pas pu lire, tant j'étais impressionné.
- C'est bon, dit-il, quand de Leuven eut fini, il faut nous mettre à cela. Il y a peut-être quelque chose à en faire.
En effet, sous la plume de notre collaborateur, plus exercée que la nôtre, les phrases s'arrondirent, les couplets s'aiguisèrent, quelques étincelles jaillirent çà et là dans le dialogue, et, au bout de huit jours, l'oeuvre était accomplie.
Nous demandâmes, ou plutôt notre collaborateur demanda lecture au Gymnase, et l'obtint :
Nous fûmes refusés à l'unanimité.
Nous demandâmes lecture à la Porte-Saint-Martin :
Nous eûmes six boules noires et deux boules blanches.
Nous lûmes à l'Ambigu-Comique :
Nous eûmes une réception éclatante.
C'était un bien grand désappointement, non pas pour mon orgueil dramatique, je n'ai jamais su ce que c'était que l'aristocratie du théâtre, mais pour mes calculs pécuniaires ; plus nous avancions, plus nous étions gênés, ma mère et moi. J'avais obtenu de l'avancement dans mon bureau. J'avais quinze cents francs par an au lieu de douze cents ; mais aussi, moins novice en certaines choses que dans d'autres, tandis que nous avions grand-peine à confectionner un vaudeville à trois, j'avais fait un enfant à moi tout seul. Or, la venue au monde d'Alexandre compensait bien l'augmentation de vingt- cinq francs par mois que je devais à la libéralité du duc d'Orléans. La gloire que devait m'apporter mon tiers de vaudeville n'était pas à dédaigner sans doute, mais les premiers droits d'auteur de ce tiers, je dois l'avouer, étaient attendus avec autant d'impatience par ma poche que les premiers sourires de la renommée par mon front.
Or, les droits d'auteur, pour un vaudeville joué à l'Ambigu, étaient de douze francs par soirée et de six francs de billets.
Ce qui nous constituait à chacun par soirée, les billets vendus à moitié prix, une somme de cinq francs.
Sur ces futurs droits, un excellent homme, qui a fait plus pour les auteurs dramatiques de Paris que n'ont jamais fait monsieur Sostène de la Rochefoucauld, ou monsieur Cavé, ou monsieur Charles Blanc, Porcher, un jour où il n'y avait pas de quoi dîner à la maison, me prêta cinquante francs.
Ce prêt de cinquante francs fut le premier argent que je gagnai avec ma plume.
Celui qu'on me comptait tous les mois à la caisse de monsieur le duc d'Orléans, je le gagnais avec mon écriture.
Enfin le grand jour arriva. Notre vaudeville fut joué avec un succès d'estime.
Un succès d'estime à l'Ambigu de 1826, comprenez-vous ? et qui me rapporta pour part cent cinquante francs !
La pièce était intitulée : La chasse et l'amour.
Quant à notre collaborateur, il s'appelait James Rousseau.
Quelle étrange coïncidence ! c'est à vingt-trois ans de distance, le soir d'un succès aussi, que mon fils, qu'Alexandre, enfant vagissant à peine en 1826, m'attendait chez moi pour me dire :
- Notre pauvre James Rousseau est mort.
Pendant ces vingt-trois ans, pauvre James Rousseau, qu'avait été la vie pour toi, si bon, si spirituel, si aimant ?
Je vais le dire.
Ne trouvez-vous pas qu'il en est des siècles comme des hommes, et qu'ils ont leur jeunesse folle, leur âge mûr sérieux, et leur vieillesse sombre ? Jeunesse folle, en effet, que celle du XVIIIème siècle avec sa régence, monsieur d'Orléans, madame de Berry, madame de Prie, monsieur le duc, madame de Châteauroux et Richelieu ; âge mur sérieux que celui qui voit éclore la réputation du maréchal de Saxe, de monsieur de Lowendal, de Chevert, qui gagnent les batailles de Fontenoy et de Raucoux : vieillesse sombre que celle qui commence par les guerres du Canada, par le traité de Paris, par la gangrène du roi qui gagne la royauté, et qui s'achève par les massacres de l'Abbaye, les échafauds de la place de la Révolution et les orgies du Directoire.
Il en fut ainsi de notre XIXème siècle, Waterloo l'avait fait triste d'abord comme un enfant orphelin : mais la Restauration, assez bonne mère à tout prendre, lui rendit bientôt son insouciance et sa folie. De 1816 à 1826 datent les derniers éclairs de la gaîté française, les dernières chansons du Caveau, ces chansons de chansonniers qui n'avaient pas encore la prétention d'être des chansons de poètes, ces chansons signées Armand Gouffé, Désaugiers, Rougemont, Rochefort, Romieu et Rousseau.
Dans cette période, Potier, Brunet, Tiercelin florissaient. Tiercelin jouait le Coin de rue ; Brunet, Jocrisse maître et Jocrisse valet ; Potier, je fais mes farces.
C'était en effet le temps des farces ; cette tradition du vieil esprit basochien que nous avons vue mourir peu à peu, soupir à soupir, haleine à haleine, nous autres hommes de quarante ans comme on voit mourir un vieillard d'épuisement et de consomption.
On dînait encore à cette époque ; il y avait des restaurateurs artistes qui causaient gravement cuisine avec messieurs Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière, comme monsieur de Condé causait avec Vatel. Ils avaient été chefs, les uns chez Cambacérès, les autres chez d'Aigrefeuille ; ils s'appelaient Borel et Beauvilliers.
Aujourd'hui, on mange encore au restaurant, mais on n'y dîne plus.
Puis non seulement on dînait, mais encore on soupait, autre tradition de l'autre siècle qui s'est à peu près éteinte dans le nôtre. Qui dira ce que l'esprit français a perdu par la suppression de ce repas charmant qui se faisait à la lueur des bougies, à l'heure où on fait les rêves, à l'heure enfin où tous les soins, tous les soucis, toutes les affaires, ces fantômes de la journée, sont évanouis ?
Romieu, Rousseau et Henri Monnier étaient de rudes soupeurs. Jeunes et ayant plus grand appétit souvent que grosse bourse, vivant de cette vie vagabonde qui tient à la fois du bohème et de l'étudiant, ils n'avaient pas besoin que l'enseigne du restaurant portât un nom illustre dans les fastes de la cuisine pour y poser leur tente. Non, le premier bouchon venu suffisait ; on s'attablait devant un pâté, devant une côtelette, devant une matelote ; on faisait monter du pouilly à défaut de champagne, du beaugency à défaut de chambertin. On chantait la Treille de sincérité, Plus on est de fous plus on rit, Qu'on est heureux d'n'avoir pas le sou ! puis on sortait à deux heures du matin, échauffé par les vins, par les rires, par les chansons, et les farces commençaient.
Ces farces, pour la génération qui nous suit, ne sont plus connues qu'à l'état de légendes : il y a la légende du lampion, la légende des deux magots, la légende du portier à qui l'on demande de ses cheveux ; tout cela, entremêlé de chats attachés aux sonnettes, de réverbères cassés, de cordes tendues, épisodes nocturnes qui finissaient presque toujours par conduire les farceurs chez le commissaire du quartier où leurs exploits avaient lieu.
Mais les commissaires étaient appropriés à l'époque : eux-mêmes avaient été farceurs dans leur temps ; une réprimande toute paternelle était d'ordinaire la seule punition à ces fréquentes infractions aux règles de la police municipale ; chacun avait son commissaire de prédilection chez lequel il demandait à être conduit.
Rousseau avait adopté celui du quartier de l'Odéon. Six fois dans la même semaine, six fois du lundi au samedi, c'est-à-dire une fois chaque nuit, il s'était recommandé de ce brave homme, qui, enfin lassé d'être toujours réveillé à la même heure, par le même homme et pour la même cause, fit la sixième fois semblant de se fâcher.
Rousseau écouta la semonce avec une grande componction et une profonde humilité ; puis, quand le magistrat eut fini :
- C'est juste, monsieur le commissaire, répondit Rousseau. Demain, je me ferai conduire chez un autre. C'est bien le moins que vous vous reposiez le dimanche.
Cette joyeuse vie dura tant que dura la Restauration : c'était un bon temps pour quiconque avait de l'esprit, et Rousseau en avait tant, surtout au dessert, que chacun connaissait Rousseau, quoiqu'il n'eût jamais rien imprimé, excepté la Chasse et l'Amour ; car tous ces charmants articles qui paraissaient dans le Figaro, dans la Pandore, dans le Journal Rose, et qui fournissaient grandement à tous ces soupers, à tous ces dîners, nul ne les signait : on les faisait en commun comme on les mangeait en commun.
La révolution de juillet arriva : ce fut une bombe jetée dans la bande d'oiseaux chanteurs : la politique prit ceux-ci, les affaires entraînèrent ceux là, l'art en absorba quelques-uns.
Romieu fut fait sous-préfet, Monnier se fit comédien, Rousseau resta seul et isolé.
A partir de ce moment les soupers cessèrent.
Un distique constate que ce fut l'absence de Romieu qui amena la cessation des soupers, puisque son retour à Paris, après un exil de quatre ans en province, y fit revivre cette habitude.
Voici le distique à l'appui de ce que nous avançons :

          Lorsque Romieu revint du Monomotapa
          Paris ne soupait plus, et Paris resoupa.

Romieu revenait avec la réputation d'un excellent sous-préfet. Il y avait bien l'histoire d'une leçon donnée à des enfants qui ne pouvaient pas casser un réverbère. Il y avait bien le fabliau de l'horloger et de la montre. Mais tout cela prouvait une chose qui n'avait pas été démontrée jusque-là, c'est qu'on pouvait être un homme d'infiniment d'esprit, et malgré cela faire un excellent sous-préfet.
Cela fut démontré si clairement, que Romieu repartit préfet.
Quant à Rousseau, l'âge était venu, et, sans rien ôter à son charmant esprit ni à son excellent coeur, avait ajouté quelque chose à sa raison. C'était toujours l'homme du dessert, le chansonnier plein de verve, le joyeux buveur, mais c'était aussi l'homme du travail journalier. Avec les soupers, les farces avaient cessé. Les commissaires de police, changés à la révolution de juillet, ignoraient son nom fameux chez les commissaires de la Restauration. Il s'était fait rédacteur de la Gazette des Tribunaux. C'est lui qui, dans cet excellent journal, racontait, avec une verve qui n'appartient qu'à lui, toutes ces histoires de vagabondages, de tapis-francs, de vols, où chaque acteur prenait un caractère, une allure, presque un visage.
En 1839, je crois, Rousseau se maria. Rousseau, vous le voyez bien, s'était rangé tout à fait. Il fit plus, il alla demeurer à Neuilly.
A partir de ce moment, plus d'insouciance dans cette vie si insouciante autrefois, plus de paresse dans cette existence si paresseuse. Rousseau avait compris que, philosophe quand il vivait seul, il pouvait supporter les privations, mais que ces privations, il n'avait pas le droit de les imposer à la femme qui avait uni son existence à la sienne ; et cependant, malgré le travail, malgré la rétribution mensuelle et fixe de ce travail, la vie avait ses exigences, et parfois Rousseau se trouvait bien plus pauvre qu'au temps où, à défaut d'argent, restait la gaîté. Rousseau, ces jours-là, ne chantait plus Qu'on est heureux d'n'avoir pas le sou ! Rousseau, ces jours-là, ne prenait pas même l'omnibus, il gagnait Paris à pied, il venait me trouver et me disait :
- Tu es toujours bien avec le duc d'Orléans, n'est-ce pas ?
Je savais ce que cela signifiait. Je faisais un signe affirmatif de la tête, et je lui donnais, sur la caisse de mon cher et excellent prince, un bon de cent, de deux cents ou de trois cents francs, selon les besoins. Asseline faisait honneur à ce bon, et Rousseau repassait par la maison, me serrait la main et me disait :
- Oh ! toi, vois-tu, je te trouverai jusqu'au jour de ma mort pour me faire enterrer.
Pauvre Rousseau, il ne croyait pas si bien dire !
Le prince fut tué : une grande et facile ressource manquait à Rousseau.
Mais à défaut du prince restaient les ministres.
Quand la gêne se faisait par trop sentir dans le ménage de Neuilly, je revoyais Rousseau.
- Comment es-tu avec le ministre de l'instruction publique ! me demandait-il.
- Bien, répondais-je, si c'était monsieur de Salvandy qui était au ministère ; mal, si c'était monsieur Villemain ou monsieur Cousin.
Et quand c'était monsieur de Salvandy, je donnais un mot à Rousseau pour monsieur de Salvandy, et monsieur de Salvandy y faisait honneur par tradition princière.
Et quand c'étaient messieurs Villemain ou Cousin j'ouvrais mon tiroir, et je disais :
- Prends, mon ami.
Et Rousseau prenait sans hésitation dans mon tiroir, comme j'eusse pris dans le sien si Rousseau eût eu un tiroir où j'eusse pu prendre quelque chose.
Qu'on n'aille pas croire du reste que cela se renouvelât souvent ; une fois tous les deux ans à peine, une fois par an au plus.
La révolution de février arriva, les appointements de Rousseau furent réduits de trois cents francs à cent francs. Hélas ! et plus de prince et presque plus de ministres.
Puis, avec cela, une maladie cruelle, quelque chose comme une maladie de poitrine, dont les médecins ne se rendaient pas compte, des étouffement qui interrompaient le souffle, qui altéraient la voix.
Ce fut alors que l'on put voir tout ce qu'il y avait de dévouement et de courage dans ce coeur si bon, dans cette âme si aimante. Souffrant à être obligé de s'arrêter tous les cinquante pas pour reprendre haleine, Rousseau partait tous les matins pour aller à son bureau de la Gazette, feignant parfois d'avoir dans sa poche dix sous pour prendre l'omnibus, afin de ne pas inquiéter sa femme, et ces dix sous, ne les ayant pas, il faisait la route à pied, aller et retour.
Cela dura plus d'un an. Je fus plus d'un an sans le revoir.
Pauvre ami ! il savait bien quelle répugnance j'aurais aujourd'hui à demander à ceux qui sont là et, à moi, il ne voulait pas me demander de peur que je n'eusse pas.
Enfin, il vint un jour ; il n'y avait pas moyen d'attendre plus longtemps.
- Connais-tu le ministre de... ? me demanda-t-il.
Je ne le connaissais pas ; mais pour que James vint à moi, il fallait que le besoin fut si urgent que je n'hésitai point.
- Je ne le connais pas, lui dis-je ; mais il doit me connaître, lui, et je vais lui écrire.
Et j'écrivis au ministre de..., pour lui demander un secours pour James Rousseau, homme de lettres, auteur dramatique et journaliste.
Rousseau dîna avec moi, me serra la main et emporta la lettre.
Un matin, je reçus un billet du ministre de... Il me demandait des renseignements sur monsieur James Rousseau.
Le soir, mon fils m'attendait, comme je l'ai dit, à mon retour, pour m'annoncer la fatale nouvelle.
Je pris la plume et j'écrivis au ministre de...

« Monsieur le ministre,
Le seul renseignement que je puisse vous donner sur monsieur James Rousseau, c'est qu'il est mort ce matin, et mort sans secours ».

Voici maintenant comment Rousseau est mort :
Il était venu à Paris à pied, se rendant rue du Harlay, où est le bureau de la Gazette des Tribunaux. Arrivé à dix heures un quart, il était entré dans la salle de rédaction, et y lisait les journaux quand tout à coup il pousse un soupir, se lève, étend les bras, ouvre la bouche, vomit une gorgée de sang et balbutie.
- Une apoplexie foudroyante ! Je ne suis pas malheureux, dit-il.
Puis il ajoute :
- Ma pauvre femme !...
Et il tombe la face contre terre.
Il était mort.
Il avait cinq sous dans la poche de son gilet, et c'était tout ce qu'il possédait.
- Vous avez raison, monsieur L..., les hommes de lettres ne meurent pas de faim ; ils ont du superflu même, puisqu'à leur mort on retrouve cinq sous dans la poche de leur gilet.
Le matin, à dix heures, Alexandre était à Neuilly. Il portait à la veuve de notre pauvre ami cette première consolation qu'elle n'avait à s'occuper de rien, et que tous ces tristes détails qui suivent la mort d'une personne aimée nous regardaient, nous, ses amis.
Mais si fort qu'Alexandre se fût pressé, d'autres amis avaient déjà pris les devants ; c'étaient les rédacteurs de la Gazette des Tribunaux, qui réclamaient le pieux honneur de déposer le corps de leur collègue dans une demeure qui lui appartint pour l'éternité.
- Non, monsieur L..., les hommes de lettres ne meurent pas de faim ; mais on les rapporte chez eux sur la civière des pauvres, parce que avec cinq sous on ne peut pas les ramener chez eux en fiacre. Non, les hommes de lettres ne meurent pas de faim. mais si vous alliez aux enterrements des hommes de lettres vous verriez les huissiers attendre la levée du corps pour faire la saisie, et vous pourriez leur dire ce que je leur dis :
« Pourquoi ne saisiriez-vous pas le corps, messieurs, on vous en donnerait sept francs à l'école de Médecine ? »
O pauvre société mal organisée, où le vivant ne trouve pas un morceau de pain, où le mort ne trouve pas une tombe, et où l'on attend que le cadavre du mari soit emporté pour dépouiller la maison de la veuve !
Soyez tranquille, pauvre femme, pleurez et priez en paix, pauvre veuve ! quand vous rentrerez dans cette triste demeure dont on vous a emporté évanouie, vous y retrouverez, c'est moi qui vous le dis, chaque meuble à la place où vous l'aurez laissé.
Seul notre ami vous manquera ; mais lui aussi vous le retrouverez là-bas, dans ce charmant cimetière où nous l'avons couché près du chemin, comme un voyageur fatigué qui se repose et qui attend.
Dieu vous fasse paix dans la vie ! Dieu lui fasse miséricorde dans la mort.

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1998-2010
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