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Chapitre XI
L'autodafé

Pendant les huit jours que j'avais été forcé de passer à Négombo après mon mariage, j'avais été fort tourmenté. Les Chingulais, quand ils en veulent à un homme, ont parfois une singulière manière de se venger de lui. En Italie, on s'arrange pour faire donner un coup de couteau à son ennemi ; en Espagne, on le lui donne soi-même ; mais dans l'un ou l'autre cas la chose a toujours des inconvénients. Payez-vous un homme pour frapper ? cet homme peut vous dénoncer. Frappez-vous vous-même ? vous pouvez être vu. Mais à Ceylan, pays de vieille civilisation, on est bien plus avancé que dans notre pauvre Europe.
A Ceylan, on tue son homme par accident.
Voici, en général, à l'aide de quel accident on se débarrasse de son ennemi.
Il faut vous dire que Ceylan est la terre natale des éléphants. A Ceylan, on rencontre des éléphants comme en Hollande on rencontre des canards. Ceylan fournit le monde tout entier d'ivoire et l'Inde tout entière d'éléphants.
Or, les éléphants, comme vous savez, sont des animaux pleins d'intelligence, qui, là-bas, remplissent tous les offices, même celui de bourreau ; et, dans ce cas, ils apprennent si bien ce rôle, qu'ils procèdent selon le programme qui leur est donné. Quand le criminel est condamné à être écartelé, ils lui arrachent, les uns après les autres, bras et jambes, et le tuent ensuite. Quand la mort est ordonnée, ils prennent le patient avec leur trompe, le jettent en l'air et le reçoivent sur leurs défenses. Quand il y a des circonstances atténuantes, ils enlèvent le condamné, toujours avec leur trompe, lui font faire trois tours comme un berger fait d'une fronde, et le jettent en l'air ; s'il ne rencontre pas d'arbres, s'il ne retombe pas sur un terrain plus dur, parfois il en est quitte pour la jambe cassée, le bras démis ou le cou disloqué. Aussi, j'ai remarqué qu'à Ceylan il est très rare qu'un éléphant passe près d'un boiteux, d'un manchot ou d'un bossu, sans lui faire un petit signe de connaissance.
Maintenant, vous comprenez : tout le monde a son éléphant et chaque éléphant a son cornac. On invite un cornac quelconque à fumer une pipe d'opium, à mâcher une chique de bétel ou à boire un verre d'eau-de-vie, et on lui dit :
- Je donnerais bien 10, 20, 30, 40, 50 roupies à l'homme qui viendrait me dire que un tel est mort.
Vous placez là bien entendu le nom de celui que vous voulez détruire.
- Vraiment ? dit le cornac.
- Parole d'honneur !
- Touchez là, et si j'apprends sa mort, je vous promets d'être le premier à vous l'annoncer.
Huit jours après, on vous raconte qu'un éléphant, en passant près d'un brave homme qui ne lui disait rien, est entré tout à coup en fureur, l'a pris avec sa trompe, et, malgré les cris de son cornac, l'a jeté si haut, si haut, si haut, qu'il était mort avant de retomber.
Le soir même on ramasse le cornac ivre mort, et quand on l'interroge il répond qu'il s'est grisé de désespoir.
Le lendemain, on enterre le mort à la manière du pays, c'est-à-dire que l'on arrache un arbre, qu'on le creuse, qu'on y met le corps, qu'on remplit de poivre les espaces vides, et qu'on le laisse là jusqu'à ce qu'on ait obtenu la permission de le brûler.
Voilà donc de quoi j'avais peur. Aussi, pendant les huit derniers jours que je restai à Négombo, quand je voyais un éléphant d'un côté, je disais : connu ! et j'allais de l'autre.
Je fus donc bien content, lorsque je me sentis sur un bon petit brick, filant ses huit noeuds à l'heure, et rasant la côte du Malabar.
Trois semaines après mon départ de Négombo, je débarquais à Goa.
Je m'étais embarqué sur un bâtiment portugais, et je voyais le capitaine si pressé d'arriver ; il mettait même dans les gros temps tant de hautes voiles dehors ; dans les temps ordinaires il lâchait tant de bonnettes, que je ne pus m'empêcher de lui demander les causes d'une si grande célérité. Il me répondit alors qu'il était bon catholique, et qu'il croyait que ce serait une chose heureuse pour son salut s'il pouvait arriver à temps pour assister à l'autodafé de 1824.
Il faut vous dire qu'à Goa les autodafé n'ont lieu que tous les deux ou trois ans, vous comprenez ; mais ils n'en sont que plus beaux.
Monsieur, il fit tant et si bien, ce démon de capitaine, que, Dieu aidant, nous arrivâmes trois jours avant la cérémonie.
Grâce à lui, je trouvai, le jour même de mon arrivée, un logement dans une famille portugaise. D'abord, j'avais voulu m'arranger pour y prendre ma pension tout entière, repas en commun ; mais le capitaine, qui était un brave homme, me dit d'attendre, attendu que les habitudes portugaises ne me conviendraient peut-être pas.
En effet, le jour même de mon arrivée, ayant été invité à dîner chez mes hôtes, et les ayant vus manger tous à même les plats, même la soupe, je résolus de manger désormais à part, et, dès le soir, je courus tant et si bien, que je trouvai une petite maison à louer sur le port, laquelle, quoiqu'elle fût admirablement située, qu'elle eût un étage, un charmant jardin, me fut adjugée moyennant deux roupies par mois, c'est-à-dire moyennant un peu plus de cinq francs.
- Dites donc, Biard, fis-je en me retournant vers mon compagnon, si nous allions à Goa.
- Hé ! hé ! répondit Biard en homme qui goûtait assez la proposition.
- Allez à Goa, allez à Goa, reprit le père Olifus, c'est un beau pays où l'on vit pour rien. Il y a des femmes superbes ; seulement défiez-vous du troa et de l'inquisition.
- Qu'est-ce que le troa ? demandai-je.
- Bon, laissez-moi dire, continua Olifus, la chose viendra en son temps. La maison louée, ce fut comme à Négombo, il fallut la meubler. Là non plus ce n'était pas cher. Seulement comme j'avais toute ma petite fortune en or, je fus obligé de recourir aux changeurs publics, dont l'état, fort lucratif, est de donner aux étrangers une affreuse monnaie de cuivre en échange de leur or et de leur argent. Deux ou trois fois j'eus donc recours à eux dans la même journée, ce qui deux ou trois fois me fit mettre la main à la poche de sorte que, comme chaque fois on m'avait vu tirer de ma poche des pièces de cinq et de dix florins, il n'en fallut pas davantage pour que le bruit se répandit dans une pauvre ville ruinée comme l'est Goa qu'il y était arrivé un nabab. Aussi, dès le soir, eus-je la visite de deux ou trois dames ou demoiselles nobles, qui m'envoyèrent, comme c'est la coutume, leur domestique pour me demander l'aumône, tandis qu'elles attendaient dans un palanquin à la porte dans le cas où je désirerais les voir. J'étais encore très fatigué de mon voyage, de sorte que je me contentai de leur envoyer tout ce qui me restait de ma monnaie de cuivre, deux ou trois roupies à peu près, ce qui confirma les esprits dans l'idée que j'étais un riche négociant.
Le lendemain, je visitai la ville, les églises, qui sont fort belles, et surtout celle de Notre-Dame-de-Miséricorde ; l'hôpital royal, qui est situé sur la rivière, et que je pris d'abord, non pour un hôpital, mais pour un palais ; la place Sainte-Catherine, la rue Droite, marché perpétuel où l'on trouve tout ce dont on a besoin : meubles, vêtements, légumes, ustensiles de toute espèce, esclaves mâles et femelles, sur lesquels on ne peut pas être trompé, attendu qu'on les vend tout nus ; la statue de Lucrèce qui, par la blessure qu'elle s'est faite, donne assez d'eau pour abreuver toute la ville : les arbres, plantés par saint Francois-Xavier, et qui, grâce à leur origine sacrée, n'ont jamais été touchés, ni par la cognée, ni par l'émondoir ; et je rentrai convaincu que le meilleur commerce à adopter parmi tous ces commerces était celui de marchand de fruits.
Voici comment ce commerce se pratique à Goa : on achète au bazar une quinzaine de belles filles, au prix de vingt ou vingt-cinq écus ; on leur met un élégant costume sur le corps, des bagues aux doigts, des boucles aux oreilles, une corbeille sur la tête et dans la corbeille des fruits ; et puis, à huit heures du matin on les lâche par la ville. Les jeunes gens riches, et qui aiment les fruits et la conversation, les font entrer chez eux et causent avec elles. Il y en a qui vident leur corbeille jusqu'à huit et dix fois par jour. Quand, chaque fois qu'elles vident leur corbeille, cela ne rapporterait qu'une roupie au maître, comme le maître ne leur donne qu'à sa volonté, attendu qu'elles sont esclaves, on voit que ce commerce est un assez joli revenu.
Ce qui me frappa d'abord, c'est que les rues ne semblaient peuplées que par des esclaves, des métis, ou des Indiens naturels. De temps en temps, il est vrai, l'on voit passer un palanquin porté par des nègres, mais si strictement fermé, qu'on ne peut distinguer la personne qui est dedans, laquelle, de son côté, a des jours ménagés pour voir tout à son aise. Je me plaignis dès le premier jour de cette absence de femmes, qui attriste et appauvrit les rues de Goa ; mais on me dit que le surlendemain, au champ Saint-Lazare, je verrais ce qu'il y avait de mieux dans la ville. Je demandai ce que c'était que le champ Saint-Lazare et l'on me répondit que c'était le lieu où se tenait l'autodafé.
Il était, m'avait-on dit, fort difficile à moins d'avoir de grandes protections, d'obtenir des places réservées ; et pour les autres places, il fallait faire queue longtemps à l'avance ; mais on me croyait riche comme je l'ai dit : et alors chacun me fit offrir des places ; ces places que l'on n'avait pas de honte de me faire deux ou trois pagodes, baissaient de prix à mesure qu'on voyait que je marchandais, et je finis par avoir un billet, au-dessous de la loge du vice roi, pour deux roupies.
La fête avait justement lieu le jour de la Saint Dominique, patron de l'inquisition, et je puis dire, ce jour-là, qu'excepté moi peut-être, personne ne se coucha à Goa. Ce n'étaient que danses, chants et sérénades dans la rue, et l'on voyait bien qu'il allait se passer, comme je l'avais entendu dire vingt fois dans la journée, quelque chose de fort agréable à Dieu.
J'avais ma place gardée dans le cirque qu'on avait dressé tout autour de l’autodafé ; je pus donc jouir, les uns après les autres, de tous les détails du spectacle. D'abord je vis sortir les condamnés de leur prison ; ils étaient près de deux cents.
Je demandai combien de temps allait durer la fête ; un si grand nombre de patients réclamait au moins une semaine. Mais celui auquel je m'adressai, et qui était un riche marchand portugais de la ville, me répondit, en se cachant la tête tristement, que le tribunal de l'inquisition se relâchait chaque jour de son zèle, et que parmi toute cette foule de païens et d'hérétiques, trois seulement étaient condamnés à être brûlés, les autres ayant échappé aux rigueurs du saint office, et étant condamnés seulement à quinze ans, dix ans, cinq ans, deux ans de prison, quelques-uns même à faire seulement amende honorable, et à assister pour toute punition au supplice des trois misérables qui avaient été jugés assez coupables pour être brûlés. Je demandai à voir ceux qui étaient destinés à être brûlés ; mon complaisant interlocuteur me répondit que rien n'était plus facile que de les reconnaître, attendu que ceux- là, sur leurs longues robes noires, avaient leur portrait posé sur des tisons embrasés avec des flammes qui s'élèvent tout autour, et des diables qui dansent dans ces flammes ; ceux qui étaient condamnés à la prison, au lieu de flammes qui s'élevaient du bas de la robe jusqu'à la ceinture, avaient, au contraire, des flammes qui descendaient de la ceinture au bas de la robe ; ceux qui seulement faisaient amende honorable, et qui, pour toute punition, devaient assister à l'exécution, portaient des robes noires rayées de blanc, sans aucune flamme montant ni descendant.
Tous ces condamnés furent conduits d'abord de la prison à l'église des jésuites, où on leur fit de vives remontrances, après lesquelles on lut à chacun son jugement, que chacun connaissait déjà sans doute, grâce à la robe dont il était revêtu. Puis, la messe entendue, le jugement lu, la procession funèbre s'achemina vers le champ Saint-Lazare.
Mon marchand d'épices ne m'avait pas menti, et, cette fois j'avais eu tort de me plaindre. Toutes les femmes nobles, toutes les femmes riches, toutes les femmes élégantes de Goa étaient là, rassemblées dans un espace grand comme celui d'un cirque de taureau ordinaire ; tous les gradins en étaient chargés à croire qu'ils allaient. rompre. Au milieu, s'élevait le bûcher, avec un poteau taillé à trois faces ; sur chacune de ces faces était un anneau de fer pour maintenir le condamné, et, en face de chaque anneau, on avait dressé un autel surmonté d'une croix, afin que le patient put jouir du bonheur de voir le Christ jusqu'au dernier moment.
Nous eûmes grand-peine, mon marchand d'épices et moi, à arriver jusqu'à nos places ; mais enfin nous y parvînmes juste au moment où, de leur côté, les condamnés, par une porte tendue de noir et parsemée de larmes d'argent, entraient dans le lieu de l'exécution.
A leur entrée, les chants religieux s'élevèrent de tous côtés, et les femmes commencèrent à rouler dans leurs mains de magnifiques chapelets, les uns d'ambre, les autres de perles, tout en lançant sous leurs voiles à demi soulevés des coups d'oeil à droite et à gauche. Je crois que je fus reconnu pour celui qu'on appelait le riche marchand de perles, car pas mal de ces regards s'arrêtèrent sur moi. Il est vrai que, comme j'étais au-dessous de la loge du vice-roi, je pus bien avoir pris pour moi bon nombre de regards qui étaient pour lui.
La cérémonie commença. On prit les trois patients par-dessous les bras, on les aida à monter sur le bûcher, ils y parvinrent à grand-peine. vous comprenez, ça n'est pas drôle d'être brûlé tout vif. Enfin, moitié s'aidant, moitié aidés, ils parvinrent à la plate-forme ; on les lia aux anneaux avec des chaînes de fer, attendu que des cordes ordinaires seraient vite consumées, et qu'alors, sans aucun doute, les patients sauteraient du bûcher à terre et se mettraient à courir tout en feu dans le cirque, ce qui serait un scandale général pour tout le monde, et un malheur particulier pour leurs âmes, attendu qu'ils penseraient à faire une bonne fuite et non une bonne mort ; mais grâce aux chaînes de fer qui les maintiennent par les pieds, par le milieu du corps et par le cou, il n'y a pas de danger qu'ils fassent un seul mouvement.
Seulement, comme il y a toujours un côté faible aux choses les plus ingénieuses, à défaut de ce danger-là il y en a un autre : c'est que les parents du condamné séduisent le bourreau et qu'en lui passant la chaîne autour du cou, celui-ci donna un tour de plus à la chaîne et l'étrangle. Alors, vous comprenez, le spectacle perd à peu près tout son intérêt, puisqu'on voit brûler un cadavre au lieu de voir brûler un homme vivant. Mais ce jour-là le bourreau était un homme consciencieux, et chacun put être assuré que les condamnés étaient bien vivants, attendu que, par dessus les prières de tout le monde, on les entendit crier miséricorde pendant plus de dix minutes.
La cérémonie terminée, chacun alla emplir un petit sac de cendre au bûcher ; cette cendre ayant, à ce qu'il paraît, le même privilège que la corde de pendu, et portant bonheur aux familles.
Comme je venais d'emplir mon sac comme les autres, je sentis qu'on me glissait un billet dans la main. Je me retournai, une vieille femme posa son doigt sur sa bouche, prononça ce seul mot : « Lisez ! » et s'éloigna.
Je restai un moment interdit, puis, dépliant le billet, je lus :

« Ce soir, à dix heures, vous êtes attendu dans le jardin de la troisième maison à droite de l'étang. La maison a des persiennes vertes ; deux cocotiers s'élèvent à sa porte. Vous franchirez la muraille, et vous vous arrêterez sous l'arbre triste où la même duègne qui vous a remis ce billet viendra vous prendre. »

Je me retournai du côté de la duègne : elle était demeurée à distance, je lui fis un signe d'adhésion avec la main ; elle répondit par une révérence et disparut.

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