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Chapitre VIII
Comment les musées et les bibliothèques étaient fermés, mais comment la place de la Révolution était ouverte

La chambre qui pendant quinze jours devait servir de paradis terrestre à Hoffmann renfermait un lit, nous le connaissons, une table et deux chaises.
Elle avait une cheminée ornée de deux vases de verre bleu meublés de fleurs artificielles. Un génie de la Liberté en sucre s'épanouissait sous une cloche de cristal, dans laquelle se reflétaient son drapeau tricolore et son bonnet rouge.
Un chandelier en cuivre, une encoignure en vieux bois de rose, une tapisserie du douzième siècle pour rideau, voilà tout l'ameublement tel qu'il apparut aux premiers rayons du jour.
Cette tapisserie représentait Orpheus jouant du violon pour reconquérir Eurydice, et le violon rappela tout naturellement ­acharias Werner à la mémoire d'Hoffmann..
- Cher ami, pensa notre voyageur, il est à Paris, moi aussi ; nous sommes ensemble, et je le verrai aujourd'hui ou demain au plus tard. Par où vais-je commencer ? Comment vais-je m'y prendre pour ne pas perdre le temps du bon Dieu et pour tout voir en France ? Depuis plusieurs jours je ne vois que des tableaux vivants très laids, allons au salon du Louvre de l'ex-tyran, je verrai tous les beaux tableaux qu'il avait, les Rubens, les Poussin. Allons vite.
Il se leva pour examiner, en attendant, le tableau panoramique de son quartier.
Un ciel gris, terne, de la boue noire sous des arbres blancs, une population affairée, avide de courir, et un certain bruit, pareil au murmure de l'eau qui coule. Voilà tout ce qu'il découvrit.
C'était peu fleuri. Hoffmann ferma sa fenêtre, déjeuna, et sortit pour voir d'abord l'ami ­acharias Werner.
Mais, sur le point de prendre une direction, il se rappela que Werner n'avait jamais donné son adresse, sans laquelle il était difficile de le rencontrer.
Ce ne fut pas un mince désappointement pour Hoffmann.
Mais bientôt :
- Fou que je suis ! pensa-t-il ; ce que j'aime, ­acharias l'aime aussi. J'ai envie de voir de la peinture, il aura eu envie de voir de la peinture. Je trouverai lui ou sa trace dans le Louvre. Allons au Louvre.
Le Louvre, on le voyait du parapet. Hoffmann se dirigea vers le monument.
Mais il eut la douleur d'apprendre à la porte que les Français, depuis qu'ils étaient libres, ne s'amollissaient pas à voir de la peinture d'esclaves, et que, en admettant, ce qui n'est pas probable, que la Commune de Paris n'eût pas déjà rôti toutes les croûtes pour allumer les fonderies d'armes de guerre, on se garderait bien de ne pas nourrir de toute cette huile des rats destinés à la nourriture des patriotes, du jour où les Prussiens viendraient assiéger Paris.
Hoffmann sentit que la sueur lui montait au front ; l'homme qui lui parlait ainsi avait une certaine façon de parler qui sentait son importance.
On saluait fort ce beau diseur.
Hoffmann apprit d'un des assistants qu'il avait eu l'honneur de parler au citoyen Simon, gouverneur des enfants de France et conservateur des musées royaux.
- Je ne verrai point de tableaux, dit-il en soupirant ; ah ! c'est dommage ! mais je m'en irai à la Bibliothèque du feu roi, et, à défaut de peinture, j'y verrai des estampes, des médailles et des manuscrits ; j'y verrai le tombeau de Childéric, père de Clovis, et les globes céleste et terrestre du père Coronelli.
Hoffmann eut la douleur, en arrivant, d'apprendre que la nation française, regardant comme une source de corruption et d'incivisme la science et la littérature, avait fermé toutes les officines où conspiraient de prétendus savants et de prétendus littérateurs, le tout par mesure d'humanité, pour s'épargner la peine de guillotiner ces pauvres diables. D'ailleurs, même sous le tyran, la Bibliothèque n'était ouverte que deux fois la semaine.
Hoffmann dut se retirer sans avoir rien vu ; il dut même oublier de demander des nouvelles de son ami ­acharias.
Mais, comme il était persévérant, il s'obstina et voulut voir le musée Sainte Avoye.
On lui apprit alors que le propriétaire avait été guillotiné l'avant veille.
Il s'en alla jusqu'au Luxembourg ; mais ce palais était devenu prison.
A bout de forces et de courage, il reprit le chemin de son hôtel, pour reposer un peu ses jambes, rêver à Antonia, à ­acharias, et fumer dans la solitude une bonne pipe de deux heures.
Mais, ô prodige ! ce quai aux Fleurs si calme, si désert, était noir d'une multitude de gens rassemblés, qui se démenaient et vociféraient d'une façon inharmonieuse.
Hoffmann, qui n'était pas grand, ne voyait rien par-dessus les épaules de tous ces gens-là ; il se hâta de percer la foule avec ses coudes pointus et de rentrer dans sa chambre.
Il se mit à sa fenêtre.
Tous les regards se tournèrent aussitôt vers lui et il en fut embarrassé un moment, car il remarqua combien peu de fenêtres étaient ouvertes. Cependant la curiosité des assistants se porta bientôt sur un autre point que la fenêtre d'Hoffmann, et le jeune homme fit comme les curieux, il regarda le porche d'un grand bâtiment noir à toits aigus, dont le clocheton surmontait une grosse tour carrée.
Hoffmann appela l'hôtesse.
- Citoyenne, dit-il, qu'est-ce que cet édifice, je vous prie ?
- Le Palais, citoyen.
- Et que fait-on au Palais ?
- Au palais de justice, citoyen, on y juge.
- Je croyais qu'il n'y avait plus de tribunaux.
- Si fait, il y a le tribunal révolutionnaire.
- Ah ! c'est vrai... et tous ces braves gens ?
- Attendent l'arrivée des charrettes.
- Comment, des charrettes ? je ne comprends pas bien : excusez-moi, je suis étranger.
- Citoyen, les charrettes, c'est comme qui dirait des corbillards pour les gens qui vont mourir.
- Ah ! mon Dieu !
- Oui, le matin arrivent les prisonniers qui viennent se faire juger au tribunal révolutionnaire.
- Bien.
- A quatre heures, tous les prisonniers sont jugés, on les emballe dans les charrettes que le citoyen Fouquier a requises à cet effet.
- Qu'est-ce que cela, le citoyen Fouquier ?
- L'accusateur public.
- Fort bien, et alors ?
- Et alors les charrettes s'en vont au petit trot à la Place de la Révolution, où la guillotine est en permanence.
- En vérité !
- Quoi ! vous êtes sorti et vous n'êtes pas allé voir la guillotine ! c'est la première chose que les étrangers visitent en arrivant ; il paraît que nous autres Français nous avons seuls des guillotines.
- Je vous en fais mon compliment, madame.
- Dites citoyenne.
- Pardon.
- Tenez, voici les charrettes qui arrivent.
- Vous vous retirez, citoyenne.
- Oui, je n'aime plus voir cela.
Et l'hôtesse se retira.
Hoffmann la prit doucement par le bras.
- Excusez-moi si je vous fais une question, dit-il.
- Faites.
- Pourquoi dites-vous que vous n'aimez plus voir cela ? J'aurais dit, moi, je n'aime pas.
- Voici l'histoire, citoyen. Dans le commencement, on guillotinait des aristocrates très méchants, à ce qu'il paraît. Ces gens-là portaient la tête si droite, ils avaient tous l'air si insolent, si provocateur, que la pitié ne venait pas facilement mouiller nos yeux. On regardait donc volontiers. C'était un beau spectacle que cette lutte des courageux ennemis de la nation contre la mort. Mais voilà qu'un jour j'ai vu monter sur la charrette un vieillard dont la tête battait les ridelles de la voiture. C'était douloureux. Le lendemain je vis des religieuses. Un autre jour je vis un enfant de quatorze ans, et enfin je vis une jeune fille dans une charrette, sa mère était dans l'autre, et ces deux pauvres femmes s'envoyaient des baisers sans dire une parole. Elles étaient si pâles, elles avaient le regard si sombre, un si fatal sourire aux lèvres, ces doigts qui remuaient seuls pour pétrir le baiser sur leur bouche étaient si tremblants et si nacrés, que jamais je n'oublierai cet horrible spectacle, et que j'ai juré de ne plus m'exposer à le voir jamais.
- Ah ! ah ! dit Hoffmann en s'éloignant de la fenêtre, c'est comme cela ?
- Oui, citoyen. Eh bien ! que faites-vous ?
- Je ferme la fenêtre.
- Pourquoi faire ?
- Pour ne pas voir.
- Vous ! un homme.
- Voyez-vous, citoyenne, je suis venu à Paris pour étudier les arts et respirer un air libre, Eh bien ! si par malheur je voyais un de ces spectacles, dont vous venez de me parler, si je voyais une jeune fille ou une femme traînée à la mort en regrettant la vie, citoyenne, je penserais à ma fiancée, que j'aime, et qui, peut-être... Non, citoyenne, je ne resterai pas plus longtemps dans cette chambre ; en avez-vous une sur les derrières de la maison ?
- Chut ! malheureux, vous parlez trop haut ; si mes officieux vous entendent...
- Vos officieux ! qu'est-ce que cela, officieux ?
- C'est un synonyme républicain de valet.
- Eh bien ! si vos valets m'entendent, qu'arrivera-t-il ?
- Il arrivera que, dans trois ou quatre jours, je pourrai vous voir de cette fenêtre sur une des charrettes, à quatre heures de l'après-midi.
Cela dit avec mystère, la bonne dame descendit précipitamment, et Hoffmann l'imita.
Il se glissa hors de la maison, résolu à tout pour échapper au spectacle populaire.
Quand il fut au coin du quai, le sabre des gendarmes brilla, un mouvement se fit dans la foule, les masses hurlèrent et se prirent à courir.
Hoffmann à toutes jambes gagna la rue Saint-Denis dans laquelle il s'enfonça comme un fou ; il fit, pareil au chevreuil, plusieurs voltes dans différentes petites rues, et disparut dans ce dédale de ruelles qui s'embrouillent entre le quai de la Ferraille et les halles.
Il respira enfin en se voyant rue de la Ferronnerie, où, avec la sagacité du poète et du peintre, il devina la place célèbre par l'assassinat de Henri IV.
Puis toujours marchant, toujours cherchant, il arriva au milieu de la rue Saint-Honoré. Partout les boutiques se fermaient sur son passage. Hoffmann admirait la tranquillité de ce quartier ; les boutiques ne se fermaient pas seules, les fenêtres de certaines maisons se calfeutraient avec mesure, comme si elles eussent reçu un signal.
Cette manoeuvre fut bientôt expliquée à Hoffmann ; il vit les fiacres se détourner et prendre les rues latérales ; il entendit un galop de chevaux et reconnut des gendarmes ; puis, derrière eux dans la première brume du soir, il entrevit un pêle-mêle affreux de haillons, de bras levés, de piques brandies et d'yeux flamboyants.
Au-dessus de tout cela, une charrette.
De ce tourbillon qui venait à lui sans qu'il pût se cacher ou s'enfuir, Hoffmann entendit sortir des cris tellement aigus, tellement lamentables, que rien de si affreux n'avait jusqu'à ce soir-là frappé ses oreilles.
Sur la charrette était une femme vêtue de blanc. Ces cris s'exhalaient des lèvres, de l'âme, de tout le corps soulevé de cette femme.
Hoffmann sentit ses jambes lui manquer. Ces hurlements avaient rompu les faisceaux nerveux, il tomba sur une borne, la tête adossée à des contrevents de boutique mal joints encore, tant la fermeture de cette boutique avait été précipitée.
La charrette arriva au milieu de son escorte de bandits et de femmes hideuses, ses satellites ordinaires ; mais, chose étrange ! toute cette lie ne bouillonnait pas, tous ces reptiles ne coassaient pas, la victime seule se tordait entre les bras de deux hommes et criait au ciel, à la terre, aux hommes et aux choses.
Hoffmann entendit soudain dans son oreille, par la fente du volet, ces mots prononcés tristement par une voix d'homme jeune :
- Pauvre Du Barry ! te voilà donc !
- Madame Du Barry ! s'écria Hoffmann, c'est elle, c'est elle qui passe là sur cette charrette ?
- Oui, monsieur, répondit la voix basse et dolente à l'oreille du voyageur, et de si près qu'à travers les planches il sentait le souffle chaud de son interlocuteur.
La pauvre Du Barry se tenait droite et cramponnée au col mouvant de la charrette ; ses cheveux châtains, l'orgueil de sa beauté, avaient été coupés sur la nuque, mais retombaient sur les tempes en longues mèches trempées de sueur ; belle avec ses grands yeux hagards, avec sa petite bouche, trop petite pour les cris affreux qu'elle poussait, la malheureuse femme secouait de temps en temps la tête par un mouvement convulsif, pour dégager son visage des cheveux qui le masquaient.
Quand elle passa devant la borne où Hoffmann s'était affaissé, elle cria : « Au secours ! sauvez-moi ! je n'ai pas fait de mal ! au secours ! » et faillit renverser l'aide du bourreau qui la soutenait.
Ce cri : Au secours ! elle ne cessa de le pousser au milieu du plus profond silence des assistants. Ces furies, accoutumées à insulter les braves condamnés, se sentaient remuées par l'irrésistible élan de l'épouvante d'une femme ; elles sentaient que leurs vociférations n'eussent pas réussi à couvrir les gémissements de cette fièvre qui touchait à la folie et atteignait le sublime du terrible.
Hoffmann se leva, ne sentant plus son coeur dans sa poitrine ; il se mit à courir après la charrette comme les autres, ombre nouvelle ajoutée à cette procession de spectres qui faisaient la dernière escorte d'une favorite royale.
Madame Du Barry, le voyant, cria encore :
- La vie ! la vie !... je donne tout mon bien à la nation ! Monsieur !... sauvez-moi !
- Oh ! pensa le jeune homme, elle m'a parlé ! Pauvre femme, dont les regards ont valu si cher, dont les paroles n'avaient pas de prix : elle m'a parlé !
Il s'arrêta. La charrette venait d'atteindre la place de la Révolution. Dans l'ombre épaissie par une pluie froide, Hoffmann ne distinguait plus que deux silhouettes : l'une blanche, c'était celle de la victime, l'autre rouge, c'était l'échafaud.
Il vit les bourreaux traîner la robe blanche sur l'escalier. Il vit cette forme tourmentée se cambrer pour la résistance puis soudain, au milieu de ses horribles cris, la pauvre femme perdit l'équilibre et tomba sur la bascule.
Hoffmann l'entendit crier : « Grâce monsieur le bourreau, encore une minute, monsieur le bourreau... » Et ce fut tout, le couteau tomba, lançant un éclair fauve.
Hoffmann s'en alla rouler dans le fossé qui borde la place.
C'était un beau tableau pour un artiste qui venait en France chercher des impressions et des idées.
Dieu venait de lui montrer le trop cruel châtiment de celle qui avait contribué à perdre la monarchie.
Cette lâche mort de la Du Barry lui parut l'absolution de la pauvre femme. Elle n'avait donc jamais eu d'orgueil, puisqu'elle ne savait même pas mourir ! Savoir mourir, hélas ! en ce temps-là ce fut la vertu suprême de ceux qui n'avaient jamais connu le vice.
Hoffmann réfléchit ce jour-là que, s'il était venu en France pour voir des choses extraordinaires, son voyage n'était pas manqué.
Alors, un peu consolé par la philosophie de l'histoire :
- Il reste le théâtre, se dit-il, allons au théâtre. Je sais bien qu'après l'actrice que je viens de voir, celles de l'opéra ou de la tragédie ne me feront pas d'effet, mais je serai indulgent. Il ne faut pas trop demander à des femmes qui ne meurent que pour rire.
Seulement, je vais tâcher de bien reconnaître cette place pour n'y plus jamais passer de ma vie.

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