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Chapitre LXIV
Où l'on voit en présence le principe monarchique représenté par l'abbé Fortier, et le principe révolutionnaire représenté par Pitou

Cette nuit-là, Pitou fut si préoccupé du grand honneur qui lui était échu, qu'il oublia de visiter ses collets.
Le lendemain, il s'arma de son casque et de son sabre, et se mit en route pour Villers-Cotterêts.
Six heures du matin sonnaient à l'horloge de la ville quand Pitou arriva sur la place du Château et frappa discrètement à la petite porte qui donnait dans le jardin de l'abbé Fortier.
Pitou avait frappé assez fort pour tranquilliser sa conscience, assez doucement pour qu'on n'entendit point de la maison.
Il espérait se donner ainsi un quart d'heure de répit, et, pendant ce temps, orner de quelques fleurs oratoires le discours qu'il avait préparé pour l'abbé Fortier.
Son étonnement fut grand, si doucement qu'il eût frappé, de voir la porte s'ouvrir ; mais cet étonnement cessa quand, dans celui qui lui ouvrait la porte, il reconnut Sébastien Gilbert.
L'enfant se promenait dans le petit jardin, étudiant sa leçon au premier soleil, ou plutôt faisant semblant d'étudier ; car le livre ouvert pendait à sa main, et la pensée de l'enfant courait capricieuse au-devant et à la suite de tout ce qu'il aimait en ce monde.
Sébastien poussa un cri de joie en apercevant Pitou.
Ils s'embrassèrent ; puis le premier mot de l'enfant fut celui-ci :
- As-tu des nouvelles de Paris ?
- Non, et toi ? demanda Pitou.
- Oh ! moi, j'en ai ; mon père m'a écrit une charmante lettre.
- Ah ! fit Pitou.
- Et dans laquelle, continua l'enfant, il y a un mot pour toi.
Et tirant la lettre de sa poitrine, il la présenta à Pitou.

« P.-S. Billot recommande à Pitou de ne pas ennuyer ou distraire les gens de la ferme. »

- Oh ! soupira Pitou, voilà, par ma foi ! une recommandation bien inutile. Je n'ai plus personne à tourmenter ou à divertir à la ferme.
Puis il ajouta tout bas, en soupirant plus fort :
- C'est à M. Isidor que l'on eût dû adresser ces paroles.
Mais bientôt, se remettant et rendant la lettre à Sébastien :
- Où est l'abbé ? demanda-t-il.
L'enfant prêta l'oreille, et quoique toute la largeur de la cour et une partie du jardin le séparassent de l'escalier qui craquait sous les pieds du digne prêtre :
- Tiens, dit-il, le voilà qui descend.
Pitou passa du jardin dans la cour, mais ce ne fut qu'alors qu'il entendit le pas alourdi de l'abbé.
Le digne instituteur descendait son escalier tout en lisant son journal.
Son fidèle martinet pendait à son côté comme une épée à la ceinture d'un capitaine.
Le nez sur le papier, car il savait par coeur le nombre de ses marches et chaque saillie ou chaque cavité de sa vieille maison, l'abbé arriva juste sur Ange Pitou, qui venait de se donner la contenance la plus majestueuse possible en face de son adversaire politique.
Et d'abord, sur la situation, quelques mots qui eussent fait longueur à une autre page et qui trouvent naturellement leur place sur celle-ci.
Ils expliqueront la présence chez l'abbé Fortier de ces trente ou quarante fusils qui étaient l'objet des ambitions de Pitou et de ses deux complices, Claude et Désiré.
L'abbé, ancien aumônier ou sous-aumônier du château, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire ailleurs, était devenu avec le temps, et surtout avec cette patiente fixité des ecclésiastiques, l'unique intendant de ce qu'en économie théâtrale on appelle les accessoires de la maison.
Outre ses vases sacrés, outre la bibliothèque, outre le garde-meuble, il avait reçu en dépôt les vieux équipages de chasse du duc d'Orléans, Louis-Philippe, père de Philippe, qui fut nommé depuis Egalité. Quelques-uns de ces équipages remontaient à Louis XIII et à Henri III. Tous ces ustensiles avaient été disposés artistiquement par lui dans une galerie du château qu'on lui avait abandonnée à cet effet. Et pour leur donner un aspect plus pittoresque, il les avait étoilés de rondaches, d'épieux, de poignards, de dagues et de mousquets à incrustation du temps de la Ligue.
La porte de cette galerie était formidablement défendue par deux petits canons de bronze argenté donnés par Louis XIV à son oncle Monsieur.
En outre, une cinquantaine de mousquetons rapportés comme trophées, par Joseph-Philippe, du combat d'Ouessant, avaient été donnés par lui à la municipalité, et la municipalité, qui, comme nous l'avons dit, logeait gratis l'abbé Fortier, avait mis ces mousquets, dont elle ne savait que faire, dans une chambre de la maison collégiale.
C'était là le trésor que gardait le dragon nommé Fortier, menacé par le Jason que l'on appelait Ange Pitou.
Le petit arsenal du château était assez célèbre dans le pays pour que l'on désirât l'acquérir sans frais.
Mais, nous l'avons dit, dragon vigilant, l'abbé ne semblait pas disposé à livrer facilement, à quelque Jason que ce fût, les pommes d'or de ses Hespérides.
Ceci posé, revenons à Pitou.
Il salua fort gracieusement l'abbé Fortier, en accompagnant son salut d'une de ces petites toux qui réclament l'attention des gens distraits ou préoccupés.
L'abbé Fortier leva le nez de dessus son journal.
- Tiens, c'est Pitou, dit-il.
- Pour vous servir si j'en étais capable, monsieur l'abbé, fit Ange avec courtoisie.
L'abbé plia son journal, ou plutôt le ferma comme il eût fait d'un portefeuille, car, à cette heureuse époque, les journaux n'étaient encore que de petits livres.
Puis, son journal fermé, il le passa dans sa ceinture, du côté opposé à son martinet.
- Ah ! oui ; mais voilà le malheur, répondit l'abbé en goguenardant, c'est que tu n'en es pas capable.
- Oh ! monsieur l'abbé !
- Entends-tu, monsieur l'hypocrite ?
- Oh ! monsieur l'abbé !
- Entendez-vous, monsieur le révolutionnaire ?
- Allons, bon ; voilà qu'avant que j'aie parlé, vous vous mettez en colère contre moi. C'est bien mal commencer, monsieur l'abbé.
Sébastien, qui savait ce que depuis deux jours l'abbé Fortier avait dit de Pitou à tout venant, aima mieux ne pas assister à la querelle qui ne pouvait manquer d'éclater incessamment entre son ami et son maître, et s'éclipsa.
Pitou regarda s'éloigner Sébastien avec une certaine douleur. Ce n'était pas un allié bien vigoureux, mais c'était un enfant de la même communion politique que lui.
Aussi à sa disparition hors du cadre de la porte, poussa-t-il un soupir, et, revenant à l'abbé :
- Ah çà ! voyons, monsieur l'abbé, dit-il, pourquoi m'appelez-vous révolutionnaire ? Est-ce que c'est moi par hasard qui suis cause qu'on a fait la Révolution ?
- Tu as vécu avec ceux qui la font.
- Monsieur l'abbé, dit Pitou avec une dignité suprême, chacun est libre de sa pensée.
- Oui-da ?
- Est penès hominem arbitrium et ratio.
- Ah bah ! fit l'abbé, tu sais donc le latin, cuistre ?
- Je sais ce que vous m'en avez appris, répondit modestement Pitou.
- Oui, revu, corrigé, augmenté et embelli de barbarismes.
- Bon, monsieur l'abbé, des barbarismes ! Eh ! mon Dieu, qui n'en fait pas ?
- Drôle ! dit l'abbé, visiblement blessé de cette tendance que l'esprit de Pitou paraissait avoir à généraliser, crois-tu que j'en fasse des barbarismes, moi ?
- Vous en feriez aux yeux d'un homme qui serait plus fort latiniste que vous.
- Voyez-vous cela ! fit l'abbé pâle de colère, et cependant frappé de ce raisonnement qui ne manquait pas d'une certaine force.
Puis, avec mélancolie :
- Voilà en deux mots, continua l'abbé, le système de ces scélérats : ils détruisent et dégradent au profit de qui ? ils ne le savent pas eux-mêmes ;
au profit de l'inconnu. Voyons, monsieur le cancre, parlez à coeur ouvert. Connaissez-vous quelqu'un qui soit plus fort latiniste que moi ?
- Non, mais il peut y en avoir, bien que je ne les connaisse pas... je ne connais pas tout.
- Je le crois fichtre bien !
Pitou se signa.
- Que fais-tu, libertin ?
- Vous jurez, monsieur l'abbé, je me signe.
- Ah çà ! voyons, monsieur le drôle, êtes-vous venu chez moi pour me tympaniser ?
- Vous tympaniser ! répéta Pitou.
- Ah ! bon, voilà que tu ne comprends pas.
- Si fait, monsieur l'abbé, je comprends. Ah ! grâce à vous, on connaît les racines : tympaniser, tympanum, tambour, vient du grec tympanon, tambour, bâton ou cloche.
L'abbé resta stupéfait.
- Racine : typos, marque, vestige ; et, comme dit Lancelot dans son Jardin des racines grecques : typas, la forme qui s'imprime, lequel mot vient évidemment de tupto, je frappe. Voilà.
- Ah ! ah ! maroufle, reprit l'abbé de plus en plus abasourdi, il parait que tu sais encore quelque chose, même ce que tu ne savais pas.
- Peuh ! fit Pitou avec une fausse modestie.
- Comment se fait-il que du temps où tu étais chez moi tu n'eusses jamais ainsi répondu ?
- Parce que du temps que j'étais chez vous, monsieur l'abbé, vous m'abrutissiez ; parce que par votre despotisme vous refouliez dans mon intelligence et dans ma mémoire tout ce que la liberté en a fait sortir depuis. Oui, la liberté, entendez-vous, insista Pitou en se montant la tête ; la liberté !
- Ah ! coquin !
- Monsieur l'abbé, fit Pitou avec un air d'avertissement qui n'était pas tout à fait exempt de menaces ; monsieur l'abbé, ne m'injuriez pas. Contumelia non argumentum, dit un orateur, l'injure n'est pas une raison.
- Je crois que le drôle, s'écria l'abbé furieux, se croit obligé de me traduire son latin.
- Ce n'est pas du latin à moi, monsieur l'abbé, c'est du latin de Cicéron, c'est-à-dire d'un homme qui eût bien certainement trouvé que vous faisiez autant de barbarismes, eu égard à lui, que j'en puis faire eu égard à vous.
- Tu ne prétends pas, j'espère, fit l'abbé Fortier, ébranlé sur sa base, tu ne prétends pas, j'espère, que je discute avec toi.
- Pourquoi pas ? si de la discussion naît la lumière : Abstrusum versis silicum.
- Oh mais ! s'écria l'abbé Portier ; oh mais ! le drôle a été à l'école des révolutionnaires.
- Non, puisque vous dites que les révolutionnaires sont des crétins et des ignares.
- Oui, je le dis.
- Alors vous faites un faux raisonnement, monsieur l'abbé, et votre syllogisme est mal posé.
- Mal posé ! moi, j'ai mal posé un syllogisme ?
- Sans doute, monsieur l'abbé ; Pitou raisonne et parle bien ; Pitou a été à l'école des révolutionnaires, donc les révolutionnaires raisonnent et parlent bien. C'est forcé.
- Animal ! brute ! imbécile !
- Ne me molestez point par des paroles, monsieur l'abbé. Objurgatio imbellem animum arguit, la faiblesse se trahit par la colère.
L'abbé haussa les épaules.
- Répondez, dit Pitou.
- Tu dis que les révolutionnaires parlent bien et raisonnent bien. Mais cite-moi donc un seul de ces malheureux, un seul qui sache lire et écrire.
- Moi, fit Pitou avec sécurité.
- Lire, je ne dis pas, et encore ! Mais écrire ?
- Ecrire ! répéta Pitou.
- Oui, écrire sans orthographe.
- Savoir.
- Veux-tu parier que tu n'écris pas une page sous ma dictée sans faire quatre fautes ?
- Voulez-vous parier, vous, que vous n'écrivez pas une demi-page sous la mienne sans en faire deux ?
- Oh ! par exemple !
- Eh bien ! allons. Je vais vous chercher des participes et des verbes réfléchis. Moi, je vous assaisonnerai cela de certains que que je connais, et je tiens le pari.
- Si j'avais le temps, dit l'abbé.
- Vous perdriez.
- Pitou, Pitou, rappelle-toi le proverbe : Pitoueus Angelus asinus est.
- Bah ! des proverbes, il y en a sur tout le monde. Savez-vous celui que m'ont chanté, en passant, aux oreilles, les roseaux de Wuala ?
- Non, mais je serais curieux de le connaître, maître Midas.
- Fortierus abbas forté fortis.
- Monsieur ! exclama l'abbé.
- Traduction libre : l'abbé Fortier n'est pas fort tous les jours.
- Heureusement, dit l'abbé ; ce n'est pas le tout d'accuser, il faut prouver.
- Hélas ! monsieur l'abbé, comme ce serait facile ! Voyons, qu'enseignez-vous à vos élèves ?
- Mais...
- Suivez mon raisonnement. Qu'enseignez-vous à vos élèves ?
- Ce que je sais.
- Bon ! notez que vous avez répondu : « Ce que je sais. »
- Eh ! oui, ce que je sais, fit l'abbé ébranlé, car il sentait que, pendant son absence, ce singulier lutteur avait appris des coups inconnus. Oui, je l'ai dit ; après ?
- Eh bien ! puisque vous montrez à vos élèves ce que vous savez, voyons, que savez-vous ?
- Le latin, le français, le grec, l'histoire, la géographie, l'arithmétique, l'algèbre, l'astronomie, la botanique, la numismatique.
- Y en a-t-il encore ? demanda Pitou.
- Mais...
- Cherchez, cherchez.
- Le dessin.
- Allez toujours.
- L'architecture.
- Allez toujours.
- La mécanique.
- C'est une branche des mathématiques, mais n'importe, allez.
- Ah çà ! où veux-tu en venir ?
- A ceci tout simplement : vous avez fait le compte très large de ce que vous savez, faites maintenant le compte de ce que vous ne savez pas.
L'abbé frémit.
- Ah ! dit Pitou, je vois bien que pour cela il faut que je vous aide. Vous ne savez ni l'allemand, ni l'hébreu, ni l'arabe, ni le sanscrit, quatre langues mères. Je ne vous parle pas des subdivisions, qui sont innombrables. Vous ne savez pas l'histoire naturelle, la chimie, la physique.
- Monsieur Pitou...
- Ne m'interrompez pas. Vous ne savez pas la physique, la trigonométrie rectiligne ; vous ignorez la médecine, vous ignorez l'acoustique, la navigation ; vous ignorez tout ce qui a rapport aux sciences gymnastiques.
- Plaît-il ?
- J'ai dit gymnastiques, du grec gymnaza exercae, lequel vient de gymnos, nu, parce que les athlètes s'exerçaient nus.
- C'est moi qui t'ai appris tout cela, pourtant ! s'écria l'abbé presque consolé de la victoire de son élève.
- C'est vrai.
- Il est heureux que tu en conviennes.
- Avec reconnaissance, monsieur l'abbé. Nous disions donc que vous ignoriez...
- Assez ! Il est certain que j'ignore plus que je ne sais.
- Donc, vous convenez que beaucoup d'hommes en savent plus que vous ?
- C'est possible.
- C'est sûr, et plus l'homme sait, plus il s'aperçoit qu'il ne sait rien. Le mot est de Cicéron.
- Conclus.
- Je conclus.
- Voyons la conclusion, elle va être droite.
- Je conclus qu'en vertu de votre ignorance relative, vous devriez avoir plus d'indulgence pour la science relative des autres hommes. Cela constitue une double vertu, virtus duplex, qui, à ce qu'on assure, était celle de Fénelon, qui en savait bien autant que vous, cependant : c'est la charité chrétienne et l'humilité.
L'abbé poussa un rugissement de colère.
- Serpent ! s'écria-t-il, tu es un serpent !
- Tu m'injuries et ne me réponds pas ! c'est ce que répondait un sage de la Grèce. Je vous le dirais bien en grec, mais je vous l'ai déjà dit ou à peu près en latin.
- Bien, dit l'abbé, voilà encore un effet des doctrines révolutionnaires.
- Lequel ?
- Elles t'ont persuadé que tu étais mon égal.
- Et, m'eussent-elles persuadé cela, vous n'en auriez pas davantage le droit de faire une faute de français.
- Plaît-il ?
- Je dis que vous venez de faire une énorme faute de français, mon maître.
- Ah ! voilà qui est joli, par exemple, et laquelle ?
- La voici. Vous avez dit : « Les doctrines révolutionnaires t'ont persuadé que tu étais mon égal. »
- Eh bien ?
- Eh bien ! étais est l'imparfait.
- Parbleu, oui.
- C'est le présent qu'il faut.
- Ah ! fit l'abbé en rougissant.
- Traduisez un peu la phrase en latin, et vous verrez quel solécisme énorme vous donnera le verbe mis à l'imparfait !
- Pitou ! Pitou ! s'écria l'abbé croyant entrevoir quelque chose de surnaturel dans une pareille érudition ; Pitou, quel est donc le démon qui t'inspire toutes ces attaques contre un vieillard et contre l'Eglise ?
- Mais, monsieur l'abbé, répliqua Pitou un peu ému de l'accent de véritable désespoir avec lequel ces paroles avaient été prononcées, ce n'est pas le démon qui m'inspire, et je ne vous attaque pas. Seulement, vous me traitez toujours comme un sot, et vous oubliez que tous les hommes sont égaux.
L'abbé s'irrita de nouveau.
- Voilà, dit-il, ce que je ne souffrirai jamais, c'est que l'on profère devant moi de pareils blasphèmes. Toi, toi, l'égal d'un homme que Dieu et le travail ont mis soixante ans à former ? jamais ! jamais !
- Dame ! demandez à M. de La Fayette, qui a proclamé les droits de l'homme.
- Oui, cite comme autorité le mauvais sujet du roi, le flambeau de toutes les discordes, le traître !
- Hein ! fit Pitou effarouché, M. de La Fayette un mauvais sujet du roi ? M. de La Fayette un brandon de discorde ? M. de La Fayette un traître ? Mais, c'est vous qui blasphémez, monsieur l'abbé ! Mais vous avez donc vécu dans une boîte depuis trois mois ? Vous ignorez donc que ce mauvais sujet du roi est le seul qui serve le roi ? Que ce flambeau de discorde est le gage de la paix publique ? Que ce traître est le meilleur des Français ?
- Oh ! fit l'abbé, aurais-je jamais cru que l'autorité royale tomberait si bas, qu'un vaurien de cette espèce, – et il désignait Pitou, – invoquerait le nom de La Fayette, comme autrefois on invoquait celui d'Aristide ou de Phocion !
- Vous êtes bien heureux que le peuple ne vous entende pas, monsieur l'abbé, dit imprudemment Pitou.
- Ah ! s'écria l'abbé triomphant, voilà ! tu te décèles enfin ! tu menaces. Le peuple ! oui, le peuple ; celui qui a lâchement égorgé les officiers du roi, celui qui a fouillé dans les entrailles de ses victimes ! Oui, le peuple de M. La Fayette, le peuple de M. Bailly, le peuple de M. Pitou ! Eh bien ! pourquoi ne me dénonces-tu pas à l'instant aux révolutionnaires de Villers-Cotterêts ? Pourquoi ne me traînes-tu pas sur le Pleux ? Pourquoi ne retrousses-tu pas tes manches pour m'accrocher au réverbère ? Allons, Pitou, macte animo, Pitou ! Sursùm ! Sursùm ! Pitou. Allons, allons, où est la corde ? Où est la potence ? voilà le bourreau : Macte animo, generose Pitoue.
- Sic itur ad astra ! continua Pitou entre ses dents, dans la simple intention d'achever le vers, et ne s'apercevant pas qu'il venait de faire un calembour de cannibale.
Mais force lui fut de s'en apercevoir à l'exaspération de l'abbé.
- Ah ! ah ! vociféra ce dernier. Ah ! tu le prends ainsi. Ah ! c'est ainsi que j'irai aux astres. Ah ! tu me destines la potence, à moi.
- Mais je ne dis pas cela, s'écria Pitou, commençant à s'épouvanter de la tournure que prenait la discussion.
- Ah ! tu me promets le ciel de l'infortuné Foulon, du malheureux Berthier.
- Mais non, monsieur l'abbé.
- Ah ! tu tiens déjà le noeud coulant, bourreau-carnifex ; c'est toi, n'est-ce pas, qui, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, montais sur le réverbère, et qui, avec tes bras hideux d'araignée, attirais les victimes ?
Pitou poussa un rugissement de colère et d'indignation.
- Oui, c'est toi, et je te reconnais, continua l'abbé dans un transport de divination qui le faisait ressembler à Joad ; je te reconnais ! Catilina, c'est toi !
- Ah çà, mais ! s'écria Pitou, savez-vous que vous me dites là des choses odieuses, monsieur l'abbé ? Savez-vous au bout du compte que vous m'insultez ?
- Je t'insulte.
- Savez-vous que si cela continue, je me plaindrai à l'Assemblée nationale ? Ah, mais !
L'abbé se mit à rire d'une façon sinistrement ironique.
- Dénoncez, dit-il.
- Et qu'il y a punition contre les mauvais citoyens qui insultent les bons ?
- Le réverbère !
- Vous êtes un mauvais citoyen.
- La corde ! la corde !
Puis tout à coup :
- Ah, mais ! s'écria l'abbé avec un mouvement d'illumination subite et de généreuse indignation. Ah ! le casque, le casque, c'est lui.
- Eh bien ! fit Pitou, qu'a-t-il, mon casque ?
- L'homme qui arracha le coeur fumant de Berthier, l'anthropophage qui le porta tout sanglant sur la table des électeurs, avait un casque ; l'homme au casque, c'est toi, Pitou ; l'homme au casque, c'est toi, monstre ; fuis, fuis, fuis !
Et à chaque « fuis ! » prononcé d'une façon tragique, l'abbé avait avancé d'un pas, et Pitou reculé d'un pas.
A cette accusation, dont le lecteur sait que Pitou était bien innocent, le pauvre garçon jeta loin de lui ce casque dont il était si fier, et qui s'alla bosseler sur le pavé avec un son mat de carton doublant le cuivre.
- Vois-tu, malheureux ! s'écria-t-il, tu avoues !
Et il se posa comme Lekain dans Orosmane, au moment où, trouvant le billet, il accuse ­aïre.
- Voyons, voyons, dit Pitou jeté hors de lui même par une pareille accusation, vous exagérez, monsieur l'abbé.
- J'exagère ; c'est-à-dire que tu n'as pendu qu'un peu, c'est-à-dire que tu n'as éventré qu'un peu, faible enfant !
- Monsieur l'abbé, vous savez bien que ce n'est pas moi ; vous savez bien que c'est Pitt.
- Quel Pitt ?
- Pitt second, le fils de Pitt premier, de lord Chatham, celui qui a distribué de l'argent en disant : « Dépensez et ne me rendez pas de comptes. » Si vous saviez l'anglais, je vous dirais cela en anglais ; mais vous ne le savez pas.
- Tu le sais donc, toi ?
- M. Gilbert me l'a appris.
- En trois semaines ? Misérable imposteur !
Pitou vit qu'il faisait fausse route.
- Ecoutez, monsieur l'abbé, dit-il, je ne vous conteste plus rien, vous avez vos idées.
- Vraiment !
- C'est trop juste.
- Tu reconnais cela. Monsieur Pitou me permet d'avoir des idées ; merci, monsieur Pitou.
- Bon, voilà encore que vous vous fâchez. Vous voyez bien que si cela continue ainsi, je ne pourrai pas vous dire ce qui m'amène chez vous.
- Malheureux ! quelque chose t'amenait donc ? Tu étais député, peut-être ?
Et l'abbé se mit à rire ironiquement.
- Monsieur l'abbé, dit Pitou, placé par l'abbé même sur le terrain où il désirait se trouver depuis la discussion ; monsieur l'abbé, vous savez comme j'ai toujours eu du respect pour votre caractère.
- Ah ! oui, parlons de cela.
- Et de l'admiration pour votre science, ajouta Pitou.
- Serpent ! dit l'abbé.
- Moi ! fit Pitou. Oh ! par exemple.
- Voyons, qu'as-tu à me demander ? Que je te reprenne ici ? Oh ! non, non, je ne gâterai pas mes écoliers ; non, il te resterait toujours le venin nuisible. Tu infesterais mes jeunes plantes : Infecit pabula tabo.
- Mais, monsieur l'abbé...
- Non, ne me demande pas cela, si tu veux absolument manger, car je présume que les farouches pendeurs de Paris mangent comme d'honnêtes gens. Cela mange ! ô dieux ! Enfin, si tu exiges que je te jette ta part de viande saignante, tu l'auras. Mais à la porte, dans les sportules, comme à Rome les patrons donnaient à leurs clients.
- Monsieur l'abbé, dit Pitou en se redressant, je ne vous demande pas ma nourriture ; j'ai ma nourriture, Dieu merci ! et je ne veux être à charge à personne.
Ah ! fit l'abbé surpris.
- Je vis comme tous les êtres vivent, sans mendier, et de l'industrie que la nature a mise en moi. Je vis de mes travaux, et, il y a plus, je suis si loin d'être à charge à mes concitoyens, que plusieurs d'entre eux m'ont élu chef.
- Hein ! fit l'abbé avec une telle surprise, mêlée d'un tel effroi, qu'on eût dit qu'il avait marché sur un aspic.
- Oui, oui, m'ont élu chef, répéta Pitou complaisamment.
- Chef de quoi ? demanda l'abbé.
- Chef d'une troupe d'hommes libres, dit Pitou.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria l'abbé, le malheureux est devenu fou.
- Chef de la garde nationale d'Haramont, acheva Pitou, affectant la modestie.
L'abbé se pencha vers Pitou pour mieux voir sur ses traits la confirmation de ses paroles.
- Il y a une garde nationale à Haramont ? s'écria-t-il.
- Oui, monsieur l'abbé.
- Et tu en es le chef ?
- Oui, monsieur l'abbé.
- Toi, Pitou ?
- Moi, Pitou.
L'abbé leva ses bras tordus vers le ciel, comme le grand prêtre Phinée.
- Abomination de la désolation ! murmura-t-il.
- Vous n'ignorez pas, monsieur l'abbé, dit Pitou avec douceur, que la garde nationale est une institution destinée à protéger la vie, la liberté et les propriétés des citoyens.
- Oh ! oh ! continua le vieillard abîmé dans son désespoir.
- Et que, continua Pitou, on ne saurait donner trop de force à cette institution, surtout dans les campagnes, à cause des bandes.
- Des bandes dont tu es le chef ! s'écria l'abbé ; des bandes de pillards, des bandes de brûleurs, des bandes d'assassins !
- Oh ! ne confondez pas, cher monsieur l'abbé ; vous verrez mes soldats, je l'espère, et jamais plus honnêtes citoyens...
- Tais-toi ! tais-toi !
- Figurez-vous, au contraire, monsieur l'abbé, que nous sommes vos protecteurs naturels, et la preuve, c'est que je suis venu droit à vous.
- Pourquoi faire ? demanda l'abbé.
- Ah ! voilà, dit Pitou en se grattant l'oreille et en examinant l'endroit où était tombé son casque, pour voir si, en allant ramasser cette partie essentielle de son habillement militaire, il ne s'éloignerait pas trop de sa ligne de retraite.
Le casque était tombé à quelques pas seulement de la grande porte donnant sur la rue de Soissons.
- Je t'ai demandé pourquoi faire ? répéta l'abbé.
- Eh bien ! dit Pitou, faisant à reculons deux pas vers son casque, voici l'objet de ma mission. Monsieur l'abbé, permettez que je le développe à votre sagacité.
- Exorde, murmura l'abbé.
Pitou fit encore deux pas vers son casque.
Mais, par une manoeuvre pareille, et qui ne laissait pas que d'inquiéter Pitou, à mesure que Pitou faisait deux pas vers son casque, l'abbé, pour conserver les distances, faisait deux pas vers Pitou.
- Eh bien ! dit Pitou commençant à prendre courage par le voisinage de son arme défensive, à tout soldat il faut nécessairement des fusils, et nous n'en avons pas.
- Ah ! vous n'avez pas de fusils ! s'écria l'abbé trépignant de joie. Ah ! ils n'ont pas de fusils ! des soldats qui n'ont pas de fusils ! Ah ! voilà, par ma foi ! de beaux soldats !
- Mais, monsieur l'abbé, dit Pitou en faisant deux pas nouveaux vers son casque, quand on n'a pas de fusils, on en cherche.
- Oui, dit l'abbé, et vous en cherchez ?
Pitou était arrivé à portée de son casque, il le ramenait à lui avec son pied, de sorte qu'occupé à cette opération, il tarda de répondre à l'abbé.
- Et vous en cherchez ? répéta celui-ci.
Pitou ramassa son casque.
- Oui, monsieur l'abbé, dit-il.
- Et où cela ?
- Chez vous, dit Pitou, en enfonçant son casque sur sa tête.
- Des fusils chez moi ! s'écria l'abbé.
- Oui, vous n'en manquez pas, vous.
- Ah ! mon musée ! s'écria l'abbé. Tu viens pour piller mon musée. Des cuirasses de nos anciens preux sur le dos de pareils drôles ! Monsieur Pitou, je vous l'ai déjà dit tout à l'heure, vous êtes fou. Les épées des Espagnols d'Almanza, les piques des Suisses de Marignan, pour armer monsieur Pitou et consorts ! Ah ! ah ! ah !
L'abbé se mit à rire, d'un rire tellement plein de dédaigneuse menace, qu'un frisson en courut par les veines de Pitou.
- Non, monsieur l'abbé, dit-il, non pas les piques des Suisses de Marignan, non pas les épées des Espagnols d'Almanza ; non, ces armes nous seraient inutiles.
C'est bien heureux que tu le reconnaisses.
- Non, monsieur l'abbé, pas ces armes.
- Lesquelles, alors ?
Ces bons fusils de marine, monsieur l'abbé, ces bons fusils de marine que j'ai si souvent nettoyés à titre de pensums, alors que j'avais l'honneur d'étudier sous vos lois ; dum me Galatea tenebat, ajouta Pitou avec un gracieux sourire.
- Vraiment ! dit l'abbé en sentant ses rares cheveux se dresser sur sa tête au sourire de Pitou ; vraiment !
mes fusils de marine !
- C'est-à-dire les seules de vos armes qui n'aient aucune valeur historique, et qui soient susceptibles et d'un bon service.
- Ah ! fit l'abbé, en portant la main au manche de son martinet, comme eût fait un capitaine en portant la main à la garde de son épée ; ah ! voilà le traître qui se dévoile.
Monsieur l'abbé, dit Pitou, passant du ton de la menace à celui de la prière, accordez-nous ces trente fusils de marine.
- Arrière ! fit l'abbé en faisant un pas vers Pitou.
- Et vous aurez la gloire, dit Pitou en faisant de son côté un pas en arrière, la gloire d'avoir contribué à délivrer le pays de ses oppresseurs.
- Que je fournisse des armes contre moi et les miens ! s'écria l'abbé ; que je donne les fusils avec lesquels on tirera sur moi !
Et il tira son martinet de sa ceinture.
- Jamais ! jamais !
Et il agita son martinet au-dessus de sa tête.
- Monsieur l'abbé, on mettra votre nom dans le journal de M. Prudhomme.
- Mon nom dans le journal de M. Prudhomme ! s'écria l'abbé.
- Avec mention honorable de civisme.
- Plutôt le carcan et les galères !
- Comment, vous refusez ! insista Pitou, mais mollement.
- Je refuse, et je te chasse.
Et l'abbé montra du doigt la porte à Pitou.
- Mais cela fera un mauvais effet, dit Pitou, on vous accusera d'incivisme, de trahison. Monsieur l'abbé, je vous en supplie, dit Pitou, ne vous exposez point à cela.
- Fais de moi un martyr, Néron ! c'est tout ce que je demande ! s'écria l'abbé, l'oeil flamboyant, et ressemblant bien davantage à l'exécuteur qu'au patient.
Ce fut l'effet qu'il produisit sur Pitou, car Pitou reprit sa retraite.
- Monsieur l'abbé, dit-il en faisant un pas en arrière, je suis un député paisible, un ambassadeur de pacification, je venais...
- Tu venais pour piller mes armes, comme tes complices ont pillé les Invalides.
- Ce qui leur a valu une foule d'éloges là-bas, dit Pitou.
- Et ce qui te vaudra ici une volée de coups de martinet, dit l'abbé.
- Oh ! monsieur Fortier, dit Pitou, qui reconnaissait l'instrument pour une vieille connaissance, vous ne violerez pas ainsi le droit des gens.
- C'est ce que tu vas voir, misérable ! attends.
- Monsieur l'abbé, je suis protégé par mon caractère d'ambassadeur.
- Attends !
- Monsieur l'abbé ! monsieur l'abbé ! monsieur l'abbé ! !
Pitou était arrivé à la porte de la rue en faisant face à son redoutable adversaire ; mais, acculé là, il fallait accepter le combat ou fuir.
Mais pour fuir il fallait ouvrir la porte, et, pour ouvrir la porte, il fallait se retourner.
Or, en se retournant, Pitou offrait aux coups de l'abbé cette partie désarmée de son individu que Pitou ne trouvait même pas suffisamment protégée par une cuirasse.
- Ah ! tu veux mes fusils !... dit l'abbé. Ah ! tu viens chercher mes fusils !... Ah ! tu viens me dire : « Vos fusils ou la mort !... »
- Monsieur l'abbé, dit Pitou, au contraire, je ne vous dis pas un mot de cela.
- Eh bien ! tu sais où ils sont, mes fusils. Egorge-moi pour t'en emparer. Passe sur mon cadavre et va les prendre.
- Incapable, monsieur l'abbé, incapable.
Et Pitou, la main sur le loquet, l'oeil sur le bras levé de l'abbé, calculait non plus le nombre des fusils renfermés dans l'arsenal de l'abbé, mais le nombre de coups suspendus aux lanières de son martinet.
- Ainsi donc, monsieur l'abbé, vous ne voulez pas me donner vos fusils ?
- Non, je ne veux pas te les donner.
- Vous ne voulez pas, une fois ?
- Non.
- Deux fois ?
- Non.
- Trois fois ?
- Non !non ! non !
- Eh bien ! fit Pitou, gardez-les.
Et faisant un mouvement rapide, il se retourna et s'élança par la porte entrouverte.
Mais ce mouvement ne fut pas si rapide que le martinet intelligent ne s'abaissât sifflant, et ne sanglât si vigoureusement le bas des reins de Pitou, que, quel que fût le courage du vainqueur de la Bastille, il ne put s'empêcher de jeter un cri de douleur.
A ce cri, plusieurs voisins sortirent, et, à leur étonnement profond, ils aperçurent Pitou fuyant de toute la vitesse de ses jambes avec son casque et son sabre, et l'abbé Fortier, debout sur le seuil de la porte et brandissant son martinet, comme l'ange exterminateur son épée de flamme.

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