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Chapitre LIX
Pitou révolutionnaire

Pitou voulut, après avoir satisfait aux premiers devoirs de l'obéissance, satisfaire les premiers besoins de son coeur.
C'est une bien douce chose que d'obéir, lorsque l'ordre du maître réalise toutes les secrètes sympathies de celui qui obéit.
Il prit donc ses jambes à son cou, et, suivant la petite ruelle qui va du Pleux à la rue de Lonnet, faisant comme une ceinture verte de ses deux haies à ce côté de la ville, il se jeta à travers champs pour arriver plus vite à la ferme de Pisseleux.
Mais bientôt sa course se calma ; chaque pas lui rappelait un souvenir.
Quand on rentre dans la ville ou dans le village où l'on est né, on marche sur la jeunesse, on marche sur ses jours passés, qui s'étendent, comme dit le poète anglais, ainsi qu'un tapis sous les pieds pour faire honneur au voyageur qui revient.
On retrouve à chaque pas un souvenir dans un battement de son coeur.
Ici l'on a souffert, là on a été heureux ; ici on a sangloté de douleur, là on a pleuré de joie.
Pitou, qui n'était pas un analyste, fut bien forcé d'être un homme ; il amassa du passé tout le long de la route, et il arriva l'âme pleine de sensations à la ferme de la mère Billot.
Quand il aperçut à cent pas de lui la longue arête des toits, quand il mesura des yeux les ormes séculaires qui se tordent pour regarder d'en haut fumer les cheminées moussues, quand il entendit le bruit lointain des bestiaux qui vivent et parlent, des chiens qui grognent, des chariots qui roulent, il redressa son casque sur sa tête, affermit à son côté son sabre de dragon, et tâcha de se donner une brave tournure, telle qu'il convient à un amoureux et à un militaire.
Personne ne le reconnut d'abord, preuve qu'il réussit assez bien.
Un valet faisait boire les chevaux à la mare ; il entendit du bruit, se retourna, et, à travers la tête ébouriffée d'un saule, il aperçut Pitou, ou plutôt un casque et un sabre.
Le valet demeura frappé de stupeur.
Pitou, en passant près de lui, appela :
- Eh ! Barnaut ! bonjour, Barnaut ! dit-il.
Le valet, saisi de voir que ce casque et ce sabre savaient son nom, ôta son petit chapeau et lâcha la longe de ses chevaux.
Pitou passa en souriant.
Mais le valet ne fut pas rassuré ; le sourire bienveillant de Pitou était resté enseveli sous son casque.
En même temps la mère Billot, par la vitre de sa salle à manger, aperçut ce militaire.
Elle se leva.
On était alors en alerte dans les campagnes. Il se répandait des bruits effrayants ; on parlait de brigands qui abattaient les forêts et coupaient les récoltes vertes encore.
Que signifiait l'arrivée de ce soldat ? était-ce attaque, était-ce secours ?
La mère Billot avait embrassé d'un coup d'oeil Pitou dans tout son ensemble, elle se demandait pourquoi des chausses si villageoises avec un casque si brillant, et, faut-il le dire, elle penchait, dans ses suppositions, autant du côté du soupçon que du côté de l'espoir.
Le soldat, quel qu'il fût, entra dans la cuisine.
La mère Billot fit deux pas vers le nouveau venu.
Pitou, de son côté, pour ne pas être en arrière de politesse, ôta son casque.
- Ange Pitou ! fit-elle, Ange ici !
- Bonjour, m'ame Billot, répondit Pitou.
- Ange ! Oh ! mon Dieu ! Mais qui donc aurait deviné ; tu t'es donc engagé ?
- Oh ! engagé ! fit Pitou.
Et il sourit avec supériorité.
Puis il regarda autour de lui, cherchant ce qu'il ne voyait pas.
La mère Billot sourit ; elle devina le but des regards de Pitou.
Puis avec simplicité :
- Tu cherches Catherine ? dit-elle.
- Pour lui rendre mes devoirs, répliqua Pitou, oui, madame Billot.
- Elle fait sécher le linge. Voyons, assieds-toi, regarde-moi, parle-moi.
- Je veux bien, dit Pitou. Bonjour, bonjour, bonjour, madame Billot.
Et Pitou prit une chaise.
Autour de lui se groupèrent, aux portes et sur les degrés des escaliers, toutes les servantes et les métayers, attirés par le récit du valet d'écurie.
Et à chaque nouvelle arrivée on entendait chuchoter :
- C'est Pitou ?
- Oui, c'est lui.
- Bah !
Pitou promena son regard bienveillant sur tous ses anciens camarades. Son sourire fut une caresse pour la plupart.
- Et tu viens de Paris, Ange ? continua la maîtresse de la maison.
- Tout droit, madame Billot.
- Comment va votre maître ?
- Très bien, madame Billot.
- Comment va Paris ?
- Très mal, madame Billot.
- Ah !
Et le cercle des auditeurs se rétrécit.
- Le roi ? demanda la fermière.
Pitou secoua la tête et fit entendre un clappement de langue fort humiliant pour la monarchie.
- La reine ?
Pitou cette fois ne répondit absolument rien.
- Oh ! fit madame Billot.
- Oh ! répéta le reste de l'assemblée.
- Voyons, continue, Pitou, dit la fermière.
- Dame ! interrogez-moi, répondit Pitou, qui tenait à ne pas dire en l'absence de Catherine tout ce qu'il rapportait d'intéressant.
- Pourquoi as-tu un casque ? demanda madame Billot.
- C'est un trophée, dit Pitou.
- Qu'est-ce qu'un trophée, mon ami ? demanda la bonne femme.
- Ah ! c'est vrai, madame Billot, fit Pitou avec un sourire protecteur, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est qu'un trophée, vous. Un trophée, c'est quand on a vaincu un ennemi, madame Billot.
- Tu as donc vaincu un ennemi, Pitou ?
- Un ! dit dédaigneusement Pitou. Ah ! ma bonne madame Billot, vous ne savez donc pas que nous avons pris la Bastille à nous deux, M. Billot et moi.
Ce mot magique électrisa l'auditoire. Pitou sentit les souffles des assistants sur sa chevelure et leurs mains sur le dossier de sa chaise.
- Raconte, raconte un peu ce que notre homme a fait, dit madame Billot toute fière et toute tremblante à la fois.
Pitou regarda encore si Catherine arrivait ; elle n'arrivait pas.
Il lui parut offensant que, pour des nouvelles fraîches apportées par un courrier pareil, mademoiselle Billot ne quittât point son linge.
Pitou secoua la tête ; il commençait à être mécontent.
- C'est que c'est bien long à raconter, dit-il.
- Et tu as faim ? demanda madame Billot.
- Peut-être bien.
- Soif ?
- Je ne dis pas non.
Aussitôt, valets et servantes de s'empresser, de sorte que Pitou rencontra sous ses mains gobelet, pain, viande et fruits de toutes sortes, avant d'avoir réfléchi à la portée de sa demande.
Pitou avait les foies chauds, comme on dit à la campagne, c'est-à-dire qu'il digérait vite ; mais, si vite qu'il digérât, il n'en pouvait encore avoir fini avec le coq de tante Angélique, dont la dernière bouchée n'était pas absorbée depuis plus d'une demi-heure.
Ce qu'il avait demandé ne lui fit donc pas gagner tout le temps qu'il espérait, tant il fut servi rapidement.
Il vit qu'il fallait faire un effort supérieur, et se mit à manger.
Mais quelle que fût sa bonne volonté de continuer, au bout d'un instant force lui fut de s'arrêter.
- Qu'as-tu ? demanda madame Billot.
- Dame ! j'ai que...
- A boire pour Pitou.
- J'ai du cidre, m'ame Billot.
- Mais peut-être aimes-tu mieux l'eau-de-vie ?
- L'eau-de-vie ?
- Oui, es-tu accoutumé d'en boire à Paris ?
La brave femme supposait que pendant ses douze jours d'absence Pitou avait eu le temps de se corrompre.
Pitou repoussa fièrement la supposition.
- De l'eau-de-vie ! dit-il, moi, jamais.
- Alors, parle.
- Si je parle, dit Pitou, il faudra que je recommence pour mademoiselle Catherine, et c'est long.
Deux ou trois personnes se précipitèrent vers la buanderie, pour aller chercher mademoiselle Catherine.
Mais, tandis que tout le monde courait du même côté, Pitou machinalement tourna les yeux vers l'escalier qui conduisait au premier étage, et le vent d'en bas ayant fait courant d'air avec le haut, il aperçut par une porte ouverte Catherine qui regardait à une fenêtre.
Catherine regardait du côté de la forêt, c'est-à-dire du côté de Boursonne.
Catherine était tellement absorbée dans sa contemplation que rien de tout ce mouvement ne l'avait frappée, que rien de l'intérieur n'avait appelé son attention, tout à ce qui se passait dehors.
- Ah ! ah ! dit-il en soupirant, du côté de la forêt, du côté de Boursonne, du côté de M. Isidor de Charny, oui, c'est cela.
Et il poussa un second soupir, plus lamentable encore que le premier.
En ce moment les messagers revenaient, non seulement de la buanderie, mais de tous les endroits où pouvait être Catherine.
- Eh bien ! demanda madame Billot.
- Nous n'avons pas vu mademoiselle.
- Catherine ! Catherine ! cria madame Billot.
La jeune fille n'entendait rien.
Pitou alors se hasarda à parler.
- Madame Billot, dit-il, je sais bien pourquoi on n'a pas trouvé mademoiselle Catherine à la buanderie, moi.
- Pourquoi ne l'y a-t-on pas trouvée ?
- Dame ! c'est qu'elle n'y est pas.
- Tu sais donc où elle est, toi ?
- Oui.
- Où est-elle ?
- Elle est là-haut.
Et, prenant la fermière par la main, il lui fit monter les trois ou quatre premières marches de l'escalier, et lui montra Catherine assise sur le rebord de la fenêtre, dans l'encadrement des volubilis et des lierres.
- Elle se coiffe, dit la bonne femme.
- Hélas ! non, elle est toute coiffée, répondit mélancoliquement Pitou.
La fermière ne fit point attention à la mélancolie de Pitou, et d'une voix forte elle appela :
- Catherine ! Catherine !
La jeune fille tressaillit, surprise, ferma rapidement sa fenêtre, et dit :
- Qu'y a-t-il ?
- Mais viens donc, Catherine, s'écria la mère Billot ne doutant point de l'effet qu'allaient produire ses paroles. C'est Ange qui arrive de Paris.
Pitou écouta avec anxiété la réponse qu'allait faire Catherine.
- Ah ! fit Catherine froidement.
Si froidement que le coeur manqua au pauvre Pitou.
Et elle descendit l'escalier avec le flegme qu'ont les Flamandes dans les tableaux de Van Ostade ou de Brauwer.
- Tiens ! dit-elle en touchant le plancher, c'est lui.
Pitou s'inclina rouge et frissonnant.
- Il a un casque, dit une servante à l'oreille de la jeune maîtresse.
Pitou entendit le mot et en étudia l'effet sur le visage de Catherine.
Charmant visage, un peu pâli peut-être, mais encore plein et velouté.
Mais Catherine ne montra aucune admiration pour le casque de Pitou.
- Ah ! il a un casque, dit-elle ; pourquoi faire ?
Cette fois l'indignation l'emporta dans le coeur de l'honnête garçon.
- J'ai un casque et un sabre, dit-il avec fierté, parce que je me suis battu et que j'ai tué des dragons et des Suisses, et si vous en doutez, mademoiselle Catherine, vous demanderez à votre père ; voilà tout.
Catherine était si préoccupée qu'elle ne parut entendre que la dernière partie de la réponse de Pitou.
- Comment va mon père ? demanda-t-elle, et pourquoi ne revient-il pas avec vous ? Est-ce que les nouvelles de Paris sont mauvaises ?
- Très mauvaises, dit Pitou.
- Je croyais que tout s'était arrangé, objecta Catherine.
- Oui, c'est vrai ; mais tout s'est dérangé, répondit Pitou.
- Est-ce qu'il n'y a pas eu l'accord du peuple et du roi, le rappel de M. Necker ?
- Il s'agit bien de M. Necker, dit Pitou avec suffisance.
- Cela pourtant a satisfait le peuple, n'est-ce pas ?
- Si bien satisfait, que le peuple est en train de se faire justice et de tuer tous ses ennemis.
- Tous ses ennemis ! s'écria Catherine étonnée. Et quels sont donc les ennemis du peuple ?
- Les aristocrates, donc, fit Pitou.
Catherine pâlit.
- Mais qu'appelle-t-on les aristocrates ? demanda-t-elle.
- Mais, dame ! ceux qui ont de grosses terres... ceux qui ont de beaux châteaux... ceux qui affament la nation... ceux qui ont tout quand nous n'avons rien.
- Encore, fit impatiemment Catherine.
- Les gens qui ont les beaux chevaux et les belles voitures quand nous allons, nous, à pied.
- Mon Dieu ! s'écria la jeune fille pâlissant de manière à devenir livide.
Pitou remarqua cette altération dans ses traits.
- J'appelle aristocrates des personnes de votre connaissance.
- De ma connaissance ?
- De notre connaissance ? dit la mère Billot.
- Mais qui donc cela ? insista Catherine.
- M. Berthier de Sauvigny, par exemple.
- M. Berthier de Sauvigny ?
- Qui vous a donné les boucles d'or que vous portiez le jour où vous dansiez avec M. Isidor.
- Eh bien ?
- Eh bien ! j'ai vu des gens qui mangeaient son coeur, moi qui vous parle.
Un cri terrible s'échappa de toutes les poitrines. Catherine se renversa sur la chaise qu'elle avait prise.
- Tu as vu cela ? dit la mère Billot tremblante d'horreur.
- Et M. Billot aussi l'a vu.
- Oh ! mon Dieu !
- Oui, à l'heure qu'il est, continua Pitou, on doit avoir tué ou brûlé tous les aristocrates de Paris et de Versailles.
- C'est affreux ! murmura Catherine.
- Affreux ! et pourquoi donc ? Vous n'êtes pas une aristocrate, vous, madame Billot.
- Monsieur Pitou, dit Catherine avec une sombre énergie, il me semble que vous n'étiez pas si féroce avant de partir pour Paris.
- Et je ne le suis pas davantage, mademoiselle, dit Pitou fort ébranlé ; mais...
- Mais alors ne vous vantez pas des crimes que commettent les Parisiens, puisque vous n'êtes pas Parisien, et que vous n'avez pas commis ces crimes.
- Je les ai si peu commis, dit Pitou, que M. Billot et moi nous avons failli être assommés en défendant M. Berthier.
- Oh ! mon bon père ! mon brave père ! je le reconnais bien là ! s'écria Catherine exaltée.
- Mon digne homme ! dit la mère Billot les yeux humides. Et qu'a-t-il donc fait ?
Pitou raconta la terrible scène de la place de Grève, le désespoir de Billot, et son désir de revenir à Villers-Cotterêts.
- Que n'est-il revenu, alors ? dit Catherine avec un accent qui remua profondément le coeur de Pilou, comme un de ces présages sinistres que les devins savaient faire pénétrer si profondément dans les coeurs.
La mère Billot joignit les mains.
- M. Gilbert n'a pas voulu, dit Pitou.
- M. Gilbert veut-il donc qu'on tue mon homme ? dit madame Billot en sanglotant.
- Veut-il que la maison de mon père soit perdue ? ajouta Catherine avec le même ton de sombre mélancolie.
- Oh ! non pas ! fit Pitou. M. Billot et M. Gilbert se sont entendus. M. Billot va rester quelque temps encore à Paris, pour finir la Révolution.
- A eux seuls, comme cela ? dit la mère Billot.
- Non, avec M. de La Fayette et M. Bailly.
- Ah ! fit avec admiration la fermière, du moment qu'il est avec M. de La Fayette et avec M. Bailly...
- Quand pense-t-il revenir ? demanda Catherine.
- Oh ! quant à cela, mademoiselle, je n'en sais rien.
- Et toi, Pitou, comment donc es-tu revenu alors ?
- Moi, j'ai amené à l'abbé Fortier Sébastien Gilbert, et je suis venu ici apporter les instructions de M. Billot.
Pitou, en achevant ces mots, se leva, non sans une certaine dignité diplomatique, qui fut comprise, sinon des serviteurs, du moins des maîtres.
La mère Billot se leva aussi et congédia son monde.
Catherine, restée assise, étudia jusqu'au fond de l'âme la pensée de Pitou avant qu'elle ne sortît de ses lèvres.
- Que va-t-il me faire dire ? se demanda-t-elle.

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1998-2010
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