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Chapitre XLVIII
Le banquet des gardes

Au moment où la reine parut avec le roi et son fils, sur le plancher de l'Opéra, une immense acclamation, pareille à l'explosion d'une mine, se fit entendre du banquet aux loges.
Les soldats enivrés, les officiers délirants, levaient leurs chapeaux et leurs épées en criant :
- Vive le roi ! vive la reine ! vive le dauphin !
La musique se mit à jouer : O Richard ! ô mon roi !
L'allusion que renfermait cet air était devenue tellement transparente, elle accompagnait si bien la pensée de tous, elle traduisait si fidèlement l'esprit de ce banquet, que tous, en même temps que commençait l'air, entonnèrent les paroles.
La reine, enthousiasmée, oubliait qu'elle se trouvait au milieu d'hommes ivres ; le roi, surpris, sentait bien, avec son bon sens habituel, que sa place n'était point là, et qu'il marchait hors de sa conscience ; mais faible, et flatté de retrouver là une popularité et un zèle qu'il n'était plus accoutumé de retrouver dans son peuple, il se laissait aller peu à peu à l'enivrement général.
Charny, qui pendant tout le repas n'avait bu que de l'eau, se leva pâlissant lorsqu'il aperçut la reine et le roi ; il avait espéré que tout se passerait hors de leur présence, et alors peu importait, on pouvait tout désavouer, tout démentir, tandis que la présence du roi et de la reine, c'était de l'histoire.
Mais sa terreur fut bien plus grande encore quand il vit son frère Georges s'approcher de la reine, et, encouragé par un sourire, lui adresser une parole.
Il était trop loin pour entendre, mais à ses gestes, il comprit qu'il faisait une prière.
A cette prière, la reine fit un signe de consentement, et tout à coup, détachant la cocarde qu'elle portait à son bonnet, elle la donna au jeune homme.
Charny frissonna, étendit les bras et fut près de jeter un cri.
Ce n'était pas même la cocarde blanche, la cocarde française que présentait la reine à son imprudent chevalier. C'était la cocarde noire, la cocarde autrichienne, la cocarde ennemie.
Cette fois, ce que venait de faire la reine, c'était plus qu'une imprudence, c'était une trahison.
Et cependant ils étaient si insensés, tous ces pauvres fanatiques que Dieu voulait perdre, que lorsque Georges de Charny leur présenta cette cocarde noire, ceux qui avaient la cocarde blanche la rejetèrent, ceux qui avaient la cocarde tricolore la foulèrent aux pieds.
Et alors l'enivrement devint tel que, sous peine d'être étouffés sous les baisers ou de fouler aux pieds ceux qui s'agenouillaient devant eux, les augustes hôtes du régiment de Flandre durent reprendre le chemin de leurs appartements.
Tout cela n'eût été sans doute qu'une folie française à laquelle les Français sont toujours prêts à pardonner, si l'orgie se fût arrêtée à l'enthousiasme ; mais l'enthousiasme fut vite dépassé.
De bons royalistes ne devaient-ils pas, en caressant le roi, égratigner un peu la nation ?
Cette nation, au nom de laquelle on faisait tant de peine au roi que la musique avait le droit de jouer :
          Peut-on affliger ce qu'on aime !
Ce fut sur cet air que le roi, la reine et le dauphin sortirent.
A peine furent-ils sortis que, s'animant les uns les autres, les convives transformèrent la salle du banquet en une ville prise d'assaut.
Sur un signe donné par M. Perseval, aide de camp de M. d'Estaing, le clairon sonne la charge.
La charge contre qui ? Contre l'ennemi absent.
Contre le peuple.
La charge, cette musique si douce à l'oreille française, qu'elle eut cette illusion de faire prendre la salle de spectacle de Versailles pour un champ de bataille, et les belles dames qui regardaient des loges ce spectacle si doux à leur coeur pour l'ennemi.
Le cri : « A l'assaut ! » retentit poussé par cent voix, et l'escalade des loges commença. Il est vrai que les assiégeants étaient dans des dispositions si peu effrayantes, que les assiégés leur tendirent les mains.
Le premier qui arriva au balcon fut un grenadier du régiment de Flandre. M. de Perseval arracha une croix de sa boutonnière et le décora.
Il est vrai que c'était une croix de Limbourg, une de ces croix qui ne sont presque pas des croix.
Et tout cela se faisait sous les couleurs autrichiennes, en vociférant contre la cocarde nationale.
0à et là quelques sourdes clameurs s'échappaient sinistrement.
Mais couvertes par les hurlements des chanteurs, par les vivats des assiégeants, par les éclats des trompettes, ces rumeurs allèrent refluer menaçantes jusqu'aux oreilles du peuple, qui écoutait à la porte, s'étonnant d'abord, puis s'indignant.
Alors on sut au dehors, sur la place, puis dans les rues, que la cocarde noire avait été substituée à la cocarde blanche, et que la cocarde tricolore avait été foulée aux pieds.
On sut qu'un brave officier de la garde nationale, qui avait conservé malgré les menaces sa cocarde tricolore, avait été gravement mutilé dans les appartements même du roi.
Puis on répéta vaguement qu'un seul officier, immobile, triste et debout à l'entrée de cette immense salle, convertie en cirque où se ruaient tous ces furieux, avait regardé, écouté, s'était fait voir, coeur loyal et intrépide soldat, se soumettant à la toute-puissance de la majorité, prenant pour lui la faute d'autrui, acceptant la responsabilité de tout ce qu'avait commis d'excès l'armée, représentée dans ce jour funeste par les officiers du régiment de Flandre ; mais le nom de cet homme, seul sage parmi tant de fous, ne fut pas même prononcé, et, l'eût-il été, jamais on n'eût cru que le comte de Charny, le favori de la reine, fût celui-là justement qui, prêt à mourir pour elle, eût le plus douloureusement souffert de ce qu'elle avait fait.
Quant à la reine, elle était rentrée chez elle véritablement étourdie par la magie de cette scène.
Elle y fut bientôt assaillie par le flot des courtisans et des adulateurs.
- Voyez, lui disait-on, voyez quel est le véritable esprit de vos troupes ; voyez, si quand on vous parle de la furie populaire pour les idées anarchiques, voyez si cette furie pourra lutter contre l'ardeur sauvage des militaires français pour les idées monarchiques.
Et comme toutes ces paroles correspondaient aux secrets désirs de la reine, elle se laissait bercer par les chimères, ne s'apercevant même pas que Charny était resté loin d'elle.
Peu à peu, cependant, les bruits cessèrent ; le sommeil de l'esprit éteignit tous les feux follets, toutes les fantasmagories de l'ivresse. Le roi, d'ailleurs, vint rendre visite à la reine au moment de son coucher, et lui jeta ce mot, empreint d'une sagesse profonde :
- Il faudra voir demain.
L'imprudent ! avec ce mot qui, pour tout autre que celle à qui il était adressé, était un sage conseil, il venait de raviver chez la reine une source à moitié tarie de résistance et de provocation.
- En effet, murmura-t-elle quand il fut parti, cette flamme, enfermée dans ce palais ce soir, va s'étendre dans Versailles cette nuit, et sera demain un incendie pour toute la France. Tous ces soldats, tous ces officiers, qui m'ont donné ce soir de si ardents gages de dévouement, vont être appelés traîtres, rebelles à la nation. Meurtriers de la patrie, on appellera les chefs de ces aristocrates les subalternes des stipendiés de Pitt et Cobourg, des satellites du pouvoir, des barbares, des sauvages du Nord.
« Chacune de ces têtes qui a arboré la cocarde noire va être désignée au réverbère de la Grève.
« Chacune de ces poitrines d'où s'échappait si loyalement le cri de : « Vive la reine ! » sera trouée dans les premières émeutes par les ignobles couteaux et par les piques infâmes.
« Et c'est encore moi, moi, toujours moi, qui aurai causé tout cela. C'est moi qui condamnerai à mort tant de braves serviteurs, moi, l'inviolable souveraine, qu'autour de moi l'on ménagera par hypocrisie, que loin de moi l'on insultera par haine.
« Oh ! non, plutôt que d'être à ce point ingrate envers mes seuls, envers mes derniers amis ; plutôt qu'être à ce point lâche et sans coeur, je prendrai sur moi la faute. C'est pour moi que tout s'est fait, c'est moi qui endosserai les colères... Nous verrons jusqu'où viendra la haine, nous verrons jusqu'à quel degré de mon trône le flot impur osera monter. »
Et la reine ainsi animée par cette insomnie chargée de sombres conseils, le résultat de la journée du lendemain n'était pas douteux.
Le lendemain arriva tout assombri de regrets, tout gros de murmures.
Le lendemain, la garde nationale, à qui la reine venait de distribuer ses drapeaux ; le lendemain, la garde nationale vint, la tête basse, les yeux obliques, remercier Sa Majesté.
Il était facile de deviner dans l'attitude de ces hommes qu'ils n'approuvaient rien, mais qu'ils eussent désapprouvé, au contraire, s'ils eussent osé.
Ils avaient fait partie du cortège ; ils étaient allés à la rencontre du régiment de Flandre ; ils avaient reçu pour le banquet des invitations et les avaient acceptées. Seulement, plus citoyens que soldats, c'étaient eux qui, pendant l'orgie, avaient risqué ces sourdes observations qui n'avaient pas été écoutées.
Ces observations, le lendemain, c'était un reproche, c'était un blâme.
Lorsqu'ils vinrent au palais remercier la reine, une grande foule les escortait.
C'est que, vu la gravité des circonstances, la cérémonie devenait imposante.
On allait voir de part et d'autre à qui l'on avait affaire.
De leur côté, tous ces soldats, tous ces officiers, compromis la veille, voulant savoir jusqu'à quel point ils seraient soutenus par la reine dans leur imprudente démonstration, avaient pris place en face de ce peuple scandalisé, insulté la veille, pour entendre les premières paroles officielles qui sortiraient du château.
Le poids de toute la contre-révolution était dès lors suspendu sur la seule tête de la reine.
Il était cependant encore en son pouvoir de décliner une pareille responsabilité, de conjurer un pareil malheur.
Mais elle, fière comme les plus fiers de sa race, promenant son regard clair, limpide, assuré, sur ceux qui l'entouraient, amis et ennemis, et s'adressant d'une voix sonore aux officiers de la garde nationale :
- Messieurs, dit-elle, je suis fort aise de vous avoir donné des drapeaux. La nation et l'armée doivent aimer le roi comme nous aimons la nation et l'armée. J'ai été enchantée de la journée d'hier.
A ces mots, qu'elle accentua de sa plus ferme voix, un murmure partit de la foule, un bruyant applaudissement éclata dans les rangs des militaires.
- Nous sommes soutenus, dirent ceux-ci.
- Nous sommes trahis, dirent ceux-là.
Ainsi, pauvre reine, cette fatale soirée du Ier octobre, ce n'était point une surprise. Ainsi, malheureuse femme, vous ne regrettez pas la journée d'hier, vous ne vous en repentez pas !
Bien loin de vous en repentir, vous en êtes enchantée !
Charny, placé dans un groupe, entendit avec un profond soupir de douleur cette justification, mieux que cela, cette glorification de l'orgie des gardes du corps.
La reine, en détournant les yeux de dessus la foule, rencontra les yeux du jeune homme, et elle arrêta son regard sur la physionomie de son amant, afin d'y lire l'impression qu'elle avait faite.
- N'est-ce pas que je suis brave ? voulait-elle dire.
- Hélas ! madame, vous êtes plus folle que brave, répondit le visage douloureusement assombri du comte.

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