Ange Pitou Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLIII
Billot commence à s'apercevoir que tout n 'est pas roses dans les révolutions

Billot qui avait, conjointement avec Pitou, trempé dans toutes les libations glorieuses, commença de s'apercevoir que les calices arrivaient.
Lorsqu'il eut repris ses sens à la fraîcheur de la rivière :
- Monsieur Billot, dit Pitou, je regrette Villers-Cotterêts ; et vous ?
Ces mots, comme une fraîche sensation de vertu et de calme, réveillèrent le fermier, qui retrouva sa vigueur pour fendre la foule et s'éloigner de cette boucherie.
- Viens, dit-il à Pitou, tu as raison.
Et il se décida à venir trouver Gilbert, qui habitait à Versailles, et qui, sans être retourné près de la reine depuis le voyage du roi à Paris, était devenu le bras droit de Necker rentré au ministère, abandonnant le roman de sa vie pour l'histoire de tous, et essayant d'organiser la prospérité en généralisant la misère.
Pitou le suivit, comme toujours.
Tous deux furent introduits dans le cabinet où travaillait le docteur.
- Docteur, dit Billot, je retourne à ma ferme.
- Et pourquoi cela ? demanda Gilbert
- Parce que je hais Paris.
- Ah ! oui, je comprends, dit froidement Gilbert vous êtes las.
- Excédé.
- Vous n'aimez plus la Révolution ?
- Je voudrais la voir finie
Gilbert sourit tristement.
- Elle commence, dit-il.
- Oh ! fit Billot.
- Cela vous étonne, Billot, demanda Gilbert.
- Ce qui m'étonne, c'est votre sang-froid.
- Mon ami, demanda Gilbert à Billot, savez-vous d'où me vient ce sang-froid ?
- Il ne peut venir que d'une conviction.
- Précisément.
- Et quelle est cette conviction ?
- Devinez.
- Que tout finira bien ?
Gilbert sourit plus tristement encore que la première fois :
- Non, au contraire, de la conviction que tout finira mal.
Billot se récria.
Quant à Pitou, il écarquilla des yeux énormes : il trouvait l'argumentation peu logique.
- Voyons, dit Billot en se grattant l'oreille avec sa grosse main, voyons, car je ne comprends pas bien, il me semble.
- Prenez une chaise, Billot, dit Gilbert, et vous placez bien près de moi.
Billot obéit.
- Bien près, plus près, que vous m'entendiez, mais que personne ne m'entende.
- Et moi, monsieur Gilbert, demanda timidement Pitou faisant signe qu'il était prêt à se retirer si Gilbert le désirait.
- Oh ! non, reste, dit le docteur. Tu es jeune, écoute.
Pitou ouvrit des oreilles égales à la circonférence de ses yeux et s'assit à terre près de la chaise du père Billot. C'était un assez curieux spectacle que celui d'un conciliabule pareil, tenu par ces trois hommes dans le cabinet de Gilbert, auprès d'un bureau écrasé de lettres, de papiers, d'imprimés frais et de journaux, à quatre pas d'une porte qu'assiégeaient, sans pouvoir la forcer, des solliciteurs ou des plaignants, contenus par un commis vieux, presque aveugle et manchot.
- J'écoute, dit Billot ; expliquez-vous, maître. Comment tout finira-t-il mal ?
- Voici, Billot. Savez-vous ce que je fais en ce moment, mon ami ?
- Vous écrivez des lignes.
- Mais le sens de ces lignes, Billot ?
- Comment, vous voulez que je devine cela, moi qui ne sais pas même les lire.
Pitou leva timidement la tête et jeta les yeux sur le papier qui était devant le docteur.
- Il y a des chiffres, dit-il.
- Voilà, il y a des chiffres. Eh bien ! ces chiffres sont à la fois la ruine et le salut de la France.
- Tiens ! fit Billot.
- Tiens ! tiens ! répéta Pitou.
- Ces chiffres-là imprimés demain, continua le docteur, iront demander au palais du roi, au château des nobles et aux chaumières des pauvres le quart de leur revenu.
- Hein ? fit Billot.
- Oh ! ma pauvre tante Angélique, murmura Pitou, quelle grimace elle va faire !
- Qu'en dites-vous, mon brave ? continua Gilbert. On fait des révolutions, n'est-ce pas ? Eh bien ! on les paie.
- C'est juste, répondit héroïquement Billot. Eh bien ! soit, on paiera.
- Parbleu ! fit Gilbert, vous êtes un homme convaincu, et votre réponse n'a rien qui m'étonne ; mais ceux qui ne sont pas convaincus...
- Ceux qui ne le sont pas ?...
- Oui, que feront-ils ?
- Ils résisteront, fit Billot d'un ton qui voulait dire qu'il résisterait vigoureusement, lui, si on lui demandait le quart de son revenu pour accomplir une oeuvre contraire à ses convictions.
- Alors, lutte, fit Gilbert.
- Mais la majorité, dit Billot.
- Achevez, mon ami.
- La majorité est là pour imposer sa volonté.
- Donc, oppression.
Billot regarda Gilbert avec doute d'abord, puis, un éclair intelligent brilla dans son oeil.
- Attendez, Billot, fit le docteur ; je sais ce que vous allez me dire. Les nobles et le clergé ont tout, n'est-ce pas ?
- C'est certain, dit Billot. Aussi les couvents...
- Les couvents ?
- Les couvents regorgent.
- Notum certumque, grommela Pitou.
- Les nobles ne paient pas un impôt comparatif. Ainsi, moi fermier, je paie plus du double d'impôts, à moi seul, que les trois frères de Charny mes voisins, qui ont à eux trois plus de deux cent mille livres de rente.
- Mais, voyons, continua Gilbert, croyez-vous que les nobles et les prêtres soient moins Français que vous ?
Pitou dressa l'oreille à cette proposition, qui sonnait l'hérésie en un temps où le patriotisme se mesurait à la solidité des coudes sur la place de Grève.
- Vous n'en croyez rien, n'est-ce pas, mon ami ? Vous ne pouvez reconnaître que ces nobles et ces prêtres qui absorbent tout et ne rendent rien soient aussi patriotes que vous ?
- C'est vrai.
- Erreur, mon cher, erreur. Ils le sont plus, et je vais vous le prouver.
- Oh ! par exemple, fit Billot, je nie.
- A cause des privilèges, n'est-ce pas ?
- Pardieu !
- Attendez.
- Oh ! j'attends.
- Eh bien ! je vous certifie, Billot, que d'ici à trois jours, l'homme le plus privilégié qui soit en France sera l'homme qui ne possédera rien.
- Alors, ce sera moi, dit gravement Pitou.
- Eh bien ! oui, ce sera toi.
- Comment cela ? fit le fermier.
- Ecoutez, Billot : ces nobles et ces ecclésiastiques que vous accusez d'égoïsme, les voilà qui commencent à être pris de cette fièvre de patriotisme qui va faire le tour de la France. En ce moment, ils s'assemblent comme les moutons au bord du fossé ; ils délibèrent ; le plus hardi va sauter, après-demain, demain, ce soir peut-être. Et, après lui, tous sauteront.
- Qu'est-ce à dire, monsieur Gilbert ?
- C'est-à-dire que faisant l'abandon de leurs prérogatives, seigneurs féodaux, ils lâcheront leurs paysans ; seigneurs terriens, leurs fermages et leurs redevances ; nobles à colombiers, leurs pigeons.
- Oh ! oh ! fit Pitou stupéfait, vous croyez qu'ils lâcheront tout cela ?
- Oh ! s'écria Billot illuminé, mais c'est la liberté splendide, cela.
- Eh bien ! après, quand nous serons tous libres, que ferons-nous ?
- Dame ! fit Billot un peu embarrassé, ce que nous ferons ? On verra.
- Ah ! voilà le mot suprême ! s'écria Gilbert. On verra !
Il se leva d'un air sombre, se promena silencieux pendant quelques instants ; puis, revenant au fermier, dont il prit la main calleuse avec une sévérité qui ressemblait à de la menace :
- Oui, dit-il, on verra. Oui, nous verrons. Nous verrons tous, toi comme moi, moi comme toi, moi comme lui. Et voilà justement ce à quoi je songeais tout à l'heure, quand tu m'as trouvé ce sang-froid qui t'a tant surpris.
- Vous m'effrayez ! le peuple uni, s'embrassant, s'agglomérant pour concourir à la prospérité commune, c'est un sujet qui vous assombrit, monsieur Gilbert ?
Celui-ci haussa les épaules.
- Alors, Continua Billot interrogeant à son tour, que direz-vous de vous-même, si vous doutez aujourd'hui, après avoir tout préparé dans l'ancien monde en donnant la liberté au nouveau ?
- Billot, reprit Gilbert, tu viens, sans t'en douter, de prononcer un mot qui est le sens de l'énigme. Ce mot que prononce La Fayette, et que nul peut-être, à commencer par lui, ne comprend, oui, nous avons donné la liberté au nouveau monde.
- Nous, Français. C'est bien beau.
- C'est bien beau, mais ce sera bien cher, dit tristement Gilbert.
- Bah ! l'argent est dépensé, la carte est payée, dit joyeusement Billot. Un peu d'or, beaucoup de sang, et la dette est acquittée.
- Aveugle ! dit Gilbert, aveugle qui ne voit pas dans cette aurore d'Occident – le germe de notre ruine à tous – hélas ! Pourquoi les accuserais-je, moi qui ne l'ai pas vue plus qu'eux. Avoir donné la liberté au nouveau monde, Billot, j'en ai bien peur, c'est avoir perdu l'ancien.
- Rerum novus nascitur ordo, dit Pitou avec un grand aplomb révolutionnaire.
- Silence ! enfant, dit Gilbert.
- Etait-il donc plus malaisé, reprit Billot, de soumettre les Anglais que de calmer les Français ?
- Nouveau monde, répéta Gilbert, c'est-à-dire place nette, table rase ; pas de lois, mais pas d'abus ; pas d'idées, mais pas de préjugés. En France, trente mille lieues carrées pour trente millions d'hommes ; c'est-à-dire, en cas de partage de la place, à peine à chacun pour un berceau et une tombe. Là-bas, en Amérique, deux cent mille lieues carrées pour trois millions d'hommes ; des frontières idéales avec le désert, c'est-à-dire l'espace avec la mer, c'est-à-dire avec l'immensité ; dans ces deux cent mille lieues des fleuves navigables pendant mille lieues ; des forêts vierges dont Dieu seul connaît la profondeur, c'est-à-dire tous les éléments de la vie, de la civilisation et de l'avenir. Oh ! que c'est facile, Billot, quand on s'appelle La Fayette et qu'on a l'habitude de ces épées, quand on s'appelle Washington et qu'on a l'habitude de la pensée, que c'est facile de combattre des murailles de bois, de terre, de pierre ou de chair humaine ; mais lorsque au lieu de fonder on détruit, lorsqu'on voit dans le vieil ordre de choses qu'on attaque des murailles d'idées croulant, et derrière les ruines même de ces murailles se réfugier tant de gens et tant d'intérêts ; quand après avoir trouvé l'idée on voit que pour la faire adopter à un peuple il faudra peut-être décimer ce peuple, depuis le vieillard qui se souvient jusqu'à l'enfant qui apprendrait, depuis le monument qui est la mémoire jusqu'au germe qui est l'instinct, alors, oh ! alors, Billot, c'est une tâche qui fait frémir ceux qui voient au-delà de l'horizon. J'ai la vue longue, Billot, et je frémis.
- Pardon, monsieur, dit Billot, avec son gros bon sens ; vous m'accusiez tout à l'heure de haïr la Révolution, et voilà que vous me la faites exécrable.
- Mais t'ai-je dit que je renonçais ?
- Errare humanum est, murmura Pitou, sed perseverare diabolicum.
Et il ramena à lui ses pieds avec ses mains.
- Je persévérerai cependant, continua Gilbert, car tout en voyant les obstacles j'entrevois le but, et le but est splendide, Billot. Ce n'est pas seulement la liberté de la France que je rêve, c'est la liberté du monde entier ; ce n'est pas l'égalité physique, c'est l'égalité devant la loi ; ce n'est pas la fraternité devant les citoyens, c'est la fraternité entre les peuples. J'y perdrai peut-être mon âme et j'y laisserai peut-être mon corps, continua mélancoliquement Gilbert ; mais n'importe, le soldat qu'on envoie à l'assaut d'une forteresse voit les canons, voit les boulets qu'on y fourre, voit la mèche qu'on en approche ; il voit plus encore : il voit la direction dans laquelle ils sont pointés ; il sent que ce morceau de fer noir viendra lui trouer la poitrine, mais il va, il faut que la forteresse soit prise. Eh bien ! nous sommes tous soldats, père Billot. En avant ! et que sur la jonchée de nos corps marchent un jour les générations dont cet enfant que voici est l'avant-garde.
- Je ne sais vraiment pas pourquoi vous désespérez, monsieur Gilbert ; est-ce parce qu'un malheureux a été égorgé sur la place de Grève ?
- Pourquoi as-tu de l'horreur alors ?... Va Billot ! égorge aussi.
- Oh ! que dites-vous là, monsieur Gilbert !
- Dame ! il faut être conséquent... Tu es venu tout pâle, tout tremblant, toi si brave et si fort, et tu m'as dit : « Je suis excédé. » Je t'ai ri au visage Billot, et voilà que quand je t'explique pourquoi tu étais pâle, pourquoi tu étais excédé, c'est toi qui ris de moi à ton tour.
- Parlez ! parlez ! mais d'abord laissez-moi l'espoir que je retournerai guéri, consolé, dans mes campagnes.
- Les campagnes, écoute, Billot, tout notre espoir est là. La campagne : révolution dormante, qui remue tous les mille ans et qui donne le vertige à la royauté toutes les fois qu'elle remue. La campagne remuera à son tour, lorsque viendra l'heure d'acheter ou de conquérir ces biens mal acquis dont tu parlais tout à l'heure et qui engorgent la noblesse ou le clergé. Mais, pour pousser la campagne à la récolte des idées, il faut pousser le paysan à la conquête de la terre. L'homme, en devenant propriétaire, devient libre, et, en devenant libre, devient meilleur. A nous autres donc, ouvriers privilégiés, pour qui Dieu consent à soulever le voile de l'avenir, à nous le travail terrible qui, après avoir donné au peuple la liberté, lui donnera la propriété. – Ici, Billot, bonne oeuvre et mauvaise récompense peut-être ; mais oeuvre active, puissante, pleine de joies et de douleurs, pleine de gloire et de calomnie ; là-bas, sommeil froid et impuissant, dans l'attente d'un réveil qui se fera à notre voix, d'une aurore qui viendra de nous. Une fois la campagne réveillée, notre labeur ensanglanté sera fini, à nous, et son labeur paisible commencera, à elle.
- Quel conseil me donnez-vous donc alors, monsieur Gilbert ?
- Veux-tu être utile à ton pays, à ta nation, à tes frères, au monde, reste ici, Billot ; prends un marteau et travaille à cet atelier de Vulcain, qui forge des foudres pour le monde.
- Rester pour voir égorger, pour en venir peut-être à égorger moi-même ?
- Comment cela, fit Gilbert avec un pâle sourire. Toi, égorger, Billot, que dis-tu donc là ?
- Je dis que si je reste ici, comme vous m'y invitez, s'écria Billot tout tremblant, je dis que le premier que je verrai attacher une corde à une lanterne, je dis que celui-là je le pendrai avec les mains que voilà.
Gilbert acheva de dessiner son fin sourire.
- Allons, dit-il, tu me comprends, et te voilà égorgeur aussi.
- Oui, égorgeur de scélérats.
- Dis-moi, Billot, tu as vu égorger de Losme, de Launay, Flesselles, Foulon et Berthier ?
- Oui.
- Comment ceux qui les égorgeaient les appelaient-ils ?
- Des scélérats.
- Oh ! c'est vrai, dit Pitou, ils les appelaient des scélérats.
- Oui, mais c'est moi qui ai raison, dit Billot.
- Tu auras raison si tu pends, oui ; mais si tu es pendu, tu auras tort.
Billot baissa la tête sous ce coup de massue ; puis tout à coup, la relevant avec noblesse :
- Me soutiendrez-vous, dit-il, que ceux-là qui assassinent des hommes sans défense et sous la sauvegarde de l'honneur public, me soutiendrez-vous qu'ils soient des Français comme j'en suis un ?
- Ah ! dit Gilbert, ceci c'est autre chose. Oui, il y a en France plusieurs sortes de Français. Il y a d'abord le peuple français, dont est Pitou, dont tu es, dont je suis ; puis il y a le clergé français, puis il y a la noblesse française. Trois sortes de Français en France, Français chacun à son point de vue, c'est-à-dire au point de vue de ses intérêts, et cela sans compter le roi de France, Français à sa manière. Ah ! Billot, ici, vois-tu, dans la manière différente d'être Français de tous ces Français-ci, ici est la vraie révolution. Tu seras Français d'une façon, l'abbé Maury sera Français d'une autre manière que toi, Mirabeau sera Français d'une autre manière que l'abbé Maury ; enfin, le roi sera Français d'une autre manière que Mirabeau. Eh bien ! Billot, mon excellent ami, homme au coeur droit et à l'esprit sain, tu viens d'entrer dans la deuxième partie de la question que je traite. Fais-moi le plaisir, Billot, de jeter les yeux sur ceci.
Et Gilbert présenta au fermier un papier imprimé.
- Qu'est-ce que cela ? dit Billot en prenant le papier.
- Lis.
- Eh ! vous savez bien que je ne sais pas lire.
- Dis à Pitou de lire, alors.
Pitou se leva, et se haussant sur la pointe des pieds, vint regarder par-dessus l'épaule du fermier.
- Ce n'est pas du français, dit-il ; ce n'est pas du latin, ce n'est pas non plus du grec.
- C'est de l'anglais, répliqua Gilbert.
- Je ne sais pas l'anglais, dit orgueilleusement Pitou.
- Je le sais, moi, dit Gilbert, et je vais vous traduire ce papier ; mais lisez d'abord la signature.
- Pitt, dit Pitou ; qu'est-ce cela, Pitt ?
- Je vais vous l'expliquer, dit Gilbert.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente