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Chapitre XLII
Le gendre

On vit alors ceux qui insultaient les tristes restes de Foulon abandonner leur jeu sanglant pour s'élancer au-devant d'une vengeance nouvelle.
Les rues adjacentes à la place dégorgèrent immédiatement une grande partie de cette foule hurlante, qui se rua couteaux levés et poings menaçants vers la rue Saint-Martin, à la rencontre du nouveau cortège de mort.
La jonction fut bientôt faite, il y avait hâte égale des deux côtés.
Alors voici ce qui arriva :
Quelques-uns de ces ingénieux que nous avons vus à la place de Grève, apportaient au gendre, au bout d'une pique, la tête de son beau-père.
M. Berthier arrivait par la rue Saint-Martin avec le commissaire, il était à peu près à la hauteur de la rue Saint-Merry.
Il était dans son cabriolet, voiture éminemment aristocratique à cette époque, voiture signalée à l'animadversion populaire, qui avait eu tant de fois à se plaindre de la rapidité de la course des petits maîtres, ou des danseuses qui conduisaient elles-mêmes, et qui, emportés par un cheval ardent, écrasaient souvent, éclaboussaient toujours.
Berthier, au milieu des cris, des huées, des menaces, s'avançait pas à pas, causant tranquillement avec l'électeur Rivière, ce commissaire envoyé à Compiègne pour le sauver, et qui, abandonné par son compagnon, avait eu bien de la peine à se sauver lui-même.
Le peuple avait commencé par le cabriolet ; il en avait brisé la capote, de sorte que Berthier et son compagnon se trouvaient à découvert, exposés à tous les regards et à tous les coups.
Chemin faisant, il s'entendait rappeler ses crimes, commentés, grossis par la fureur populaire.
Il avait voulu affamer Paris.
Il avait ordonné qu'on coupât les seigles et les blés verts, et la hausse s'étant faite sur les grains, il avait réalisé des sommes énormes.
Non seulement il avait fait cela, disait-on, ce qui était bien assez, mais encore il conspirait.
On avait saisi un portefeuille sur lui ; dans ce portefeuille étaient des lettres incendiaires, des ordres de massacre, la preuve que dix milliers de cartouches avaient été distribués à ses agents.
C'étaient de monstrueuses absurdités, mais, comme on le sait, la foule, arrivée au paroxysme de sa colère, débite comme véritables les nouvelles les plus insensées.
Celui qu'on accusait de tout cela était un homme jeune encore, de trente à trente-deux ans, élégamment vêtu, presque souriant au milieu des coups et des injures ; il regardait autour de lui, avec une insouciance parfaite, les écriteaux infâmes qu'on lui montrait, et causait sans forfanterie avec Rivière.
Deux hommes, irrités de son assurance, avaient voulu l'effrayer et dégrader son attitude. Ils s'étaient placés à chacun des marchepieds du cabriolet, appuyant l'un et l'autre sur la poitrine de Berthier la baïonnette de leur fusil.
Mais Berthier, brave jusqu'à la témérité, ne s'était pas ému pour si peu ; il avait continué de causer avec l'électeur, comme si ces deux fusils n'eussent été qu'un accessoire inoffensif du cabriolet.
La foule, profondément irritée de ce dédain, qui contrastait d'une façon si opposée avec la terreur de Foulon, la foule rugissait autour de la voiture et attendait avec impatience le moment où, au lieu d'une menace, elle pourrait infliger une douleur.
C'est alors que Berthier fixa son regard sur quelque chose d'informe et d'ensanglanté qu'on agitait devant lui, et reconnut tout à coup la tête de son beau-père, qui s'inclinait jusqu'à la hauteur de ses lèvres.
On voulait la lui faire baiser.
M. Rivière, indigné, écarta la pique avec sa main.
Berthier le remercia d'un geste, et ne daigna pas même se retourner pour suivre de l'oeil ce hideux trophée que les bourreaux portaient derrière le cabriolet, au-dessus de la tête de Berthier.
On arriva ainsi sur la place de Grève, et le prisonnier, après des efforts inouïs de la garde qu'on avait ralliée à la hâte, fut remis dans les mains des électeurs, à l'Hôtel de Ville.
Dangereuse mission, terrible responsabilité qui fit de nouveau pâlir La Fayette et bondir le coeur du maire de Paris.
La foule, après avoir un peu déchiqueté le cabriolet, abandonné au pied des degrés de l'Hôtel de Ville, s'installa aux bonnes places, garda toutes les issues, fit ses dispositions, et prépara des cordes neuves aux poulies des réverbères.
Billot, à la vue de Berthier qui montait tranquillement le grand escalier de l'Hôtel de Ville, ne put s'empêcher de pleurer amèrement et de s'arracher les cheveux.
Pitou, qui avait quitté la berge et qui était remonté sur le quai quand il avait cru que le supplice de Foulon était achevé ; Pitou, épouvanté, malgré sa haine pour M. Berthier, coupable à ses yeux, non seulement de tout ce qu'on lui reprochait, mais encore d'avoir donné des boucles d'or à Catherine, Pitou s'accroupit en sanglotant derrière une banquette.
Pendant ce temps, Berthier, comme s'il se fût agi d'un autre que lui, était entré dans la salle du conseil et causait avec les électeurs.
Il en connaissait la plus grande partie, et même était familier avec quelques-uns.
Ceux-là s'éloignaient de lui avec la terreur qu'inspire aux âmes timides le contact d'un homme impopulaire.
Aussi, Berthier se vit-il bientôt à peu près seul avec Bailly et La Fayette.
Il se fit raconter tous les détails du supplice de Foulon ; puis, haussant les épaules, - Oui, dit-il, je comprends cela. On nous hait, parce que nous sommes les outils avec lesquels la royauté a torturé le peuple.
- On vous reproche de grands crimes, monsieur, dit sévèrement Bailly.
- Monsieur, dit Berthier, si j'avais commis tous les crimes que l'on me reproche, je serais moins ou plus qu'un homme, un animal féroce ou un démon : mais on me va juger, à ce que je présume, et alors le jour se fera.
- Sans doute, dit Bailly.
- Eh bien ! continua Berthier, c'est tout ce que je désire. On a ma correspondance, on verra à quels ordres j'ai obéi, et la responsabilité retombera sur qui de droit.
Les électeurs jetèrent les yeux sur la place, d'où s'échappaient d'effroyables rumeurs.
Berthier comprit la réponse.
Alors Billot, fendant la foule qui entourait Bailly, s'approcha de l'intendant, et lui offrant sa bonne grosse main :
- Bonjour, monsieur de Sauvigny, lui dit-il.
- Tiens ! c'est toi, Billot, s'écria Berthier riant et saisissant d'une main ferme la main qui lui était offerte ; tu viens donc faire des émeutes à Paris mon brave fermier, toi qui vendais si bien ton blé aux marchés de Villers-Cotterêts, de Crépy et de Soissons ?
Billot, malgré ses tendances démocratiques, ne put s'empêcher d'admirer la tranquillité de cet homme qui plaisantait ainsi quand sa vie tenait à un fil.
- Installez-vous, messieurs, dit Bailly aux électeurs, nous allons commencer l'instruction contre l'accusé.
- Soit, dit Berthier ; mais je vous avertis d'une chose messieurs, c'est que je suis épuisé ; depuis deux jours je n'ai pas dormi ; aujourd'hui, de Compiègne à Paris, j'ai été heurté, battu, tiraillé ; quand j'ai demandé à manger, on m'a offert du foin, ce qui est assez peu restaurant ; faites-moi donner un endroit où je puisse dormir, ne fût-ce qu'une heure.
En ce moment, La Fayette sortit un instant pour s'informer. Il rentra dans la salle plus abattu que jamais.
- Mon cher Bailly, dit-il au maire, l'exaspération est au comble. Garder M. Berthier ici, c'est s'exposer à un siège ; défendre l'Hôtel de Ville, c'est donner aux furieux le prétexte qu'ils demandent ne pas défendre l'Hôtel de Ville, c'est prendre l'habitude de céder toutes les fois qu'on attaquera.
Pendant ce temps Berthier s'était assis, puis couché sur une banquette.
Il s'apprêtait à dormir.
Les cris forcenés arrivaient à lui par la fenêtre, mais ne le troublaient point : son visage conservait la sérénité de l'homme qui oublie tout pour laisser monter le sommeil à son front.
Bailly délibérait avec les électeurs et La Fayette.
Billot regardait Berthier.
La Fayette recueillit rapidement les voix, et s'adressant au prisonnier qui cornmençait à s'assoupir :
- Monsieur, lui dit-il, veuillez vous tenir prêt.
Berthier poussa un soupir, puis, se soulevant sur son coude :
- Prêt à quoi ? demanda-t-il.
- Ces messieurs ont décidé que vous allez être transféré à l'Abbaye.
- A l'Abbaye ; soit, dit l'intendant. Mais, ajouta-t-il en regardant les électeurs embarrassés et dont il comprenait l'embarras, d'une façon ou d'autre, finissons-en.
Une explosion de colères et d'impatiences longtemps enchaînées jaillit de la Grève.
- Non, messieurs, non, s'écria La Fayette, nous ne le laisserons pas partir en ce moment.
Bailly prit une résolution dans son coeur et dans son courage ; il descendit avec deux électeurs sur la place et commanda le silence.
Le peuple savait aussi bien que lui ce qu'il allait dire ; comme il avait l'intention de recommencer le crime, il ne voulut pas même entendre le reproche, et comme Bailly ouvrait la bouche, une clameur immense s'éleva de la foule, brisant sa voix avant même qu'elle ne se fît entendre.
Bailly, voyant qu'il lui serait impossible d'articuler une seule parole, reprit le chemin de l'Hôtel de Ville, poursuivi par les cris de :
- Berthier ! Berthier !
Puis d'autres cris perçaient au milieu de ceux-là, comme ces notes aigus qui se font tout à coup entendre dans ces choeurs de démons de Weber ou de Meyerbeer, criant :
- A la lanterne ! à la lanterne !
En voyant revenir Bailly, La Fayette s'élança à son tour. Il est jeune, il est ardent, il est aimé. Ce que le vieillard n'a pu obtenir avec sa popularité d'hier, lui, l'ami de Washington et de Necker, il l'obtiendra sans doute du premier mot.
Mais en vain le général du peuple pénétra-t-il dans les groupes les plus furieux ; en vain parla-t-il au nom de la justice et de l'humanité ; en vain, reconnaissant ou feignant de reconnaître certains meneurs, supplia-t-il en serrant les mains, en arrêtant les pas de ces hommes.
Pas une de ses paroles ne fut écoutée, pas un de ses gestes ne fut compris, pas une de ses larmes ne fut vue.
Repoussé de degré en degré, il s'agenouilla sur le perron de l'Hôtel de Ville, conjurant ces tigres, qu'il appelait ses concitoyens, de ne pas déshonorer leur nation, de ne pas se déshonorer eux-mêmes, de ne pas ériger en martyrs des coupables à qui la loi devait une part d'infamie avec une part de châtiment.
Comme il insistait, les menaces vinrent jusqu'à lui, mais il lutta contre les menaces. Quelques forcenés alors lui montrèrent le poing et levèrent sur lui leurs armes.
Il alla au-devant de leurs coups, et leurs armes s'abaissèrent.
Mais, si l'on venait de menacer La Fayette, on menaçait d'autant Berthier.
La Fayette, vaincu, rentra comme Bailly à l'Hôtel de Ville.
Les électeurs avaient tous vu La Fayette impuissant contre la tempête ; c'était leur dernier rempart renversé.
Ils décidèrent que la garde de l'Hôtel de Ville allait conduire Berthier à l'Abbaye.
C'était envoyer Berthier à la mort.
- Enfin ! dit Berthier quand la décision fut prise.
Et regardant tous ces hommes avec un profond mépris, il se plaça au milieu des gardes, après avoir remercié d'un signe Bailly et La Fayette, et avoir à son tour tendu la main à Billot.
Bailly détourna son regard plein de larmes ; La Fayette, ses yeux pleins d'indignation.
Berthier descendit l'escalier de l'Hôtel de Ville du même pas qu'il l'avait monté.
Au moment où il apparut sur le perron, une effroyable clameur, partie de la place, fit trembler jusqu'aux degrés de pierre sur lesquels il posait le pied.
Mais lui, dédaigneux et impassible, regardant tous ces yeux flamboyants avec des yeux calmes et haussant les épaules, prononça ces paroles :
- Que ce peuple est bizarre ! Qu'a-t-il donc à hurler ainsi ?
Il n'avait pas achevé, que déjà il lui appartenait à ce peuple. Sur le perron même, des bras l'allèrent chercher au milieu de ses gardes. Des crochets de fer l'attirèrent, le pied lui manqua, et il roula dans les bras de ses ennemis, qui, en une seconde, eurent dissipé l'escorte.
Puis un flot irrésistible entraîna le prisonnier sur le chemin souillé de sang que Foulon avait pris deux heures auparavant.
Un homme était déjà sur le réverbère fatal, tenant une corde à la main.
Mais à Berthier s'était cramponné un autre homme ; cet homme distribuait avec rage, avec délire, des coups et des imprécations aux bourreaux.
Il s'écriait :
- Vous ne l'aurez pas ! vous ne le tuerez pas !
Cet homme, c'était Billot, que le désespoir avait rendu fou, et fort comme vingt hommes.
Aux uns, il criait :
- Je suis un des vainqueurs de la Bastille !
Et quelques-uns, le reconnaissant en effet, mollissaient dans leurs attaques.
Aux autres, il disait :
- Laissez-le juger ; je me porte garant pour lui ; si on le fait évader, vous me pendrez à sa place.
Pauvre Billot ! pauvre honnête homme ! Le tourbillon l'emportait, lui et Berthier, comme une trombe emporte à la fois une plume et une paille dans ses vastes spirales.
Il marchait sans s'en apercevoir, sans rien apercevoir. Il était arrivé.
La foudre eut été moins rapide.
Berthier, qu'on avait emmené à reculons, Berthier, qu'on avait soulevé, voyant qu'on s'arrêtait, se retourna, leva les yeux, et aperçut l'infâme licou qui se balançait au-dessus de sa tête.
Par un effort aussi violent qu'inattendu, il se dégagea des mains qui l'étreignaient, arracha un fusil aux mains d'un garde national, et fondit à coups de baïonnette sur les bourreaux.
Mais, en une seconde, mille coups l'atteignirent par derrière ; il tomba, et mille autres coups partant d'un cercle plongèrent sur lui.
Billot avait disparu sous les pieds des assassins. Berthier n'eut pas le temps de souffrir. Son sang et son âme s'élancèrent à la fois de son corps par mille blessures.
Alors Billot put apercevoir un spectacle plus hideux encore que tout ce qu'il avait vu jusqu'alors. Il vit un homme plonger sa main dans la poitrine ouverte du cadavre, et en tirer son coeur tout fumant.
Puis, piquant ce coeur à la pointe de son sabre au milieu de la foule hurlante qui s'ouvrait sur son passage, il alla déposer sur la table du grand conseil, ou les électeurs tenaient leurs séances.
Billot, cet homme de fer, ne put résister à cette vue ; il tomba sur une borne à dix pas du fatal réverbère.
La Fayette, en voyant cette insulte infâme faite à son autorité, faite à la Révolution qu'il dirigeait ou plutôt qu'il avait cru diriger, La Fayette brisa son épée et en jeta les morceaux à la tête des assassins.
Pitou alla ramasser le fermier, l'emporta dans ses bras, en. lui soufflant à l'oreille.
- Billot ! père Billot ! prenez garde ; s'ils voyaient que vous vous trouvez mal, ils vous prendraient pour son complice, et vous tueraient aussi. Ce serait dommage... un si bon patriote !
Là-dessus, il l'entraîna vers la rivière, le dissimulant du mieux qu'il lui était possible aux regards de quelques zélés qui murmuraient.

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