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Chapitre XVIII
Le docteur Gilbert

Pendant que le peuple s'élance, rugissant à la fois de joie et de colère, dans les cours de la Bastille, deux hommes barbotent dans l'eau bourbeuse des fossés.
Ces deux hommes sont Pitou et Billot.
Pitou soutient Billot ; aucune balle ne l'a frappé, aucun coup ne l'a atteint ; mais sa chute a tant soit peu étourdi le bon fermier.
On leur jette des cordes, on leur tend des perches.
Pitou attrape une perche, Billot une corde.
Cinq minutes après, ils sont portés en triomphe et embrassés, tout fangeux qu'ils soient.
L'un donne à Billot un coup d'eau-de-vie ; l'autre bourre Pitou de saucisson et de vin.
Un troisième les bouchonne et les conduit au soleil.
Tout à coup une idée ou plutôt un souvenir traverse l'esprit de Billot ; il s'arrache à ces soins empressés, et s'élance vers la Bastille.
- Aux prisonniers ! crie-t-il en courant ; aux prisonniers !
- Oui, aux prisonniers ! crie Pitou en s'élançant à son tour derrière le fermier.
La foule, qui jusque-là n'avait pensé qu'aux bourreaux, tressaille en pensant aux victimes.
Elle répète d'un seul cri :
- Oui, oui, oui, aux prisonniers.
Et un nouveau fleuve d'assaillants rompt les digues, et semble élargir les flancs de la forteresse pour y porter la liberté.
Un spectacle terrible s'offrit alors aux yeux de Billot et de Pitou. La foule ivre, enragée, furieuse, s'était ruée dans la cour. Le premier soldat qui lui était tombé sous la main, elle l’avait mis en morceaux.
Gonchon regardait faire. Sans doute, pensait-il que la colère du peuple est comme le cours des grands fleuves, qu'elle fait plus de mal si on essaie de l'arrêter que si on la laisse tranquillement s'écouler.
Elie et Hullin, au contraire, s'étaient jetés en avant des massacreurs : ils priaient, ils suppliaient, disant, sublime mensonge ! qu'ils avaient promis la vie sauve à la garnison.
L'arrivée de Billot et de Pitou fut un renfort pour eux.
Billot qu'on vengeait, Billot était vivant, Billot n'était pas même blessé ; la planche avait tourné sous son pied, voilà tout. Il avait pris un bain de fange, et pas autre chose.
C'était surtout aux Suisses qu'on en voulait particulièrement, mais l'on ne trouvait plus de Suisses. Ils avaient eu le temps de passer des sarreaux de toile grise, et on les prenait pour des domestiques ou des prisonniers. La foule brisa à coups de pierre les deux captifs du cadran. La foule s'élança au haut des tours pour insulter ces canons qui avaient vomi la mort. La foule s'en prenait aux pierres, et s'ensanglantait les mains en voulant les arracher.
Quand on vit apparaître les premiers vainqueurs sur la plate-forme, tout ce qui était en dehors, c'est-à-dire cent mille hommes, jeta une immense clameur.
Cette clameur s'éleva sur Paris, et s'élança sur la France comme un aigle aux ailes rapides :
- La Bastille est prise !
A ce cri les coeurs se fondirent, les yeux se mouillèrent, les bras s'ouvrirent ; il n'y eut plus de partis opposés, il n'y eut plus de castes ennemies, tous les Parisiens sentirent qu'ils étaient frères, tous les hommes comprirent qu'ils étaient libres.
Un million d'hommes s'étreignit dans un mutuel embrassement.
Billot et Pitou étaient entrés à la suite des uns et précédant les autres ; ce qu'ils voulaient, eux, ce n'était pas leur part du triomphe, c'était la liberté des prisonniers.
En traversant la cour du Gouvernement, ils passèrent près d'un homme en habit gris, qui se tenait calme et la main appuyée sur une canne à pomme d'or.
Cet homme, c'était le gouverneur. Il attendait tranquillement ou que ses amis le sauvassent ou que ses ennemis vinssent le frapper.
Billot, en l'apercevant, le reconnut, poussa un cri, et marcha droit à lui.
De Launay, lui aussi, le reconnut. Il se croisa les bras et attendit, regardant Billot comme pour lui dire :
- Voyons, est-ce vous qui me porterez le premier coup ?
Billot comprit et s'arrêta.
- Si je lui parle, dit-il, je le fais reconnaître ; s'il est reconnu, il est mort.
Et cependant comment trouver le docteur Gilbert au milieu de ce chaos ? Comment arracher à la Bastille le secret enfermé dans ses entrailles ?
Toute cette hésitation, tout ce scrupule héroïque, de Launay le comprit de son côté.
- Que voulez-vous ? demanda à demi-voix de Launay.
- Rien, dit Billot en lui montrant du doigt la porte pour lui indiquer que la fuite était encore possible ; rien. Je saurai bien trouver le docteur Gilbert.
- Troisième Bertaudière, répondit de Launay d'une voix douce, presque attendrie.
Et il demeura à la même place.
Tout à coup, derrière Billot, une voix prononça ces mots :
- Ah ! voilà le gouverneur !
Cette voix était calme comme si elle n'eut pas appartenu à ce monde, et cependant, on sentait que chaque mot qu'elle avait prononcé était un poignard acéré tourné contre la poitrine de Launay.
Celui qui avait parlé, c'était Gonchon.
A ces mots, comme au tintement d'une cloche d'alarme, tous ces hommes, ivres de vengeance, tressaillirent, regardèrent avec des yeux flamboyants, aperçurent de Launay et se précipitèrent sur lui.
- Sauvez-le, dit Billot en passant près d'Elie et de Hullin, ou il est perdu.
- Aidez-nous, répondirent les deux hommes.
- Moi, il faut que je reste ici, j'ai aussi quelqu'un à sauver.
En un clin d'oeil, de Launay, saisi par mille mains furieuses, était enlevé, entraîné, emporté.
Elie et Hullin s'élancèrent après lui, en criant :
- Arrêtez ! nous lui avons promis la vie sauve.
Ce n'était pas vrai ; mais ce mensonge sublime s'élançait à la fois de ces deux nobles coeurs.
En une seconde, de Launay, suivi d'Elie et de Hullin, disparut par le passage qui donnait sortie de la Bastille, au milieu des cris :
- A l'Hôtel de Ville ! à l'Hôtel de Ville !
De Launay, proie vivante, valait bien, pour certains vainqueurs, cette proie morte de la Bastille vaincue.
Au reste, c'était un étrange spectacle que le triste et silencieux monument, visité depuis quatre siècles par les gardes, par les geôliers, et par un sombre gouverneur seulement, devenu la proie du peuple, qui courait dans les préaux, montait et descendait les escaliers, bourdonnant comme un essaim de mouches, et emplissant la ruche de granit de mouvement et de rumeurs.
Billot suivit un instant des yeux de Launay, qui, emporté plutôt que conduit, semblait planer au-dessus de la foule.
Mais, en une seconde, il disparut. Billot poussa un soupir, regarda autour de lui, aperçut Pitou, et s'élança vers une tour en criant :
- Troisième Bertaudière.
Un geôlier tremblant se trouva sur son chemin.
- Troisième Bertaudière ? dit Billot.
- Par ici, monsieur, dit le geôlier, mais je n'ai plus les clefs.
- Où sont-elles ?
- Ils me les ont prises.
- Citoyen, prête-moi ta hache, dit Billot à un faubourien.
- Je te la donne, répondit celui-ci ; je n'en ai plus besoin, puisque la Bastille est prise.
Billot saisit la hache et s'élança dans un escalier, conduit par le geôlier.
Le geôlier s'arrêta devant une porte.
- Troisième Bertaudière ? demanda-t-il.
- Oui. C'est ici.
- Le prisonnier que renferme cette chambre s'appelle le docteur Gilbert ?
- Je ne sais pas.
- Arrivé depuis cinq ou six jours seulement ?
- Je ne sais pas.
- Eh bien ! dit Billot, je vais le savoir, moi.
Et il entama la porte à grands coups de hache.
Elle était de chêne, mais sous les coups du robuste fermier le chêne volait en éclats.
Au bout d'un instant, le regard put pénétrer dans la cellule.
Billot appliqua son oeil par l'ouverture. Par l'ouverture, son regard plongea dans la prison.
Dans la ligne du rayon de jour qui pénétrait dans le cachot par la fenêtre grillée de la tour, un homme était debout, un peu renversé en arrière, tenant à la main une des traverses arrachées à son lit, dans l'attitude de la défense.
Cet homme se tenait évidemment prêt à assommer le premier qui entrerait.
Malgré sa barbe longue, malgré son visage pâle, malgré ses cheveux coupés courts, Billot le reconnut. C'était le docteur Gilbert.
- Docteur ! docteur ! s'écria Billot, est-ce vous ?
- Qui m'appelle ? demanda le prisonnier.
- Moi, moi, Billot, votre ami.
- Vous, Billot ?
- Oui ! oui ! lui ! lui ! nous ! nous ! crièrent vingt voix d'hommes qui s'étaient arrêtés sur le palier, aux coups terribles que frappait Billot.
- Qui, vous ?
- Nous, les vainqueurs de la Bastille ! La Bastille est prise, vous êtes libre !
- La Bastille est prise ! je suis libre ! s'écria le docteur.
Et passant ses deux mains par l'ouverture, il secoua si fortement la porte que les gonds et la serrure parurent prêts à se desceller, et qu'un pan de chêne, déjà ébranlé par Billot, craqua, se rompit, et resta aux mains du prisonnier.
- Attendez, attendez, dit Billot qui comprit qu'un second effort pareil au premier épuiserait ses forces, un instant surexcitées ; attendez.
Et il redoubla ses coups.
En effet, à travers l'ouverture qui allait s'agrandissant, il put voir le prisonnier qui était retombé assis sur son escabeau, pâle comme un spectre et incapable de soulever cette traverse de bois gisante près de lui qui, pareil à un Samson, avait manqué d'ébranler la Bastille.
- Billot ! Billot ! murmurait-il.
- Oui ! oui ! et moi aussi, moi, Pitou, monsieur le docteur ; vous vous rappelez bien le pauvre Pitou, que vous aviez mis en pension chez tante Angélique, Pitou qui vient vous délivrer.
- Mais je puis passer par ce trou ! cria le docteur.
- Non ! non ! répondirent toutes les voix ; attendez !
Chacun des assistants réunissant ses forces dans un commun effort, les uns glissant une pince entre la muraille et la porte, les autres faisant jouer un levier à l'endroit de la serrure, les autres enfin poussant avec leurs épaules raidies et leurs mains crispées, le chêne fit entendre un dernier craquement, la muraille s'écailla, et tous ensemble, par la porte brisée, par la muraille écornée, se ruèrent comme un torrent dans l'intérieur de la prison.
Gilbert se trouva entre les bras de Pitou et de Billot.
Gilbert, le petit paysan du château de Taverney ; Gilbert, que nous avons laissé baigné dans son sang, dans une grotte des Açores, était alors un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, au teint pale sans être maladif, aux cheveux noirs, aux yeux fixes et volontaires ; jamais son regard ne se perdait dans le vague, n'errait dans l'espace ; quand il ne se fixait pas sur quelque objet extérieur digne de l'arrêter, il se fixait sur sa propre pensée, et n'en devenait que plus sombre et plus profond ; son nez était droit, s'attachant à son front par une ligne directe ; il surmontait une lèvre dédaigneuse qui, comme altérée par lui, laissait apercevoir l'émail éblouissant de ses dents. Dans les temps ordinaires sa mise était simple et sévère comme celle d'un Quaker ; mais cette sévérité touchait à l'élégance par l'extrême propreté. Sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, était bien prise ; quant à sa force, – toute nerveuse, – nous avons vu tout à l'heure jusqu'où elle pouvait aller dans un premier mouvement de surexcitation, que ce mouvement eût pour cause la colère ou l'enthousiasme.
Quoique en prison depuis cinq ou six jours, le prisonnier avait pris les mêmes soins de lui : sa barbe, longue de plusieurs lignes, faisait d'autant mieux ressortir le mat de son teint, et indiquait seule une négligence qui ne venait pas du prisonnier, mais du refus qu'on lui avait fait de lui donner un rasoir ou de lui faire la barbe.
Quand il eut serré dans ses bras Billot et Pitou, il se retourna vers la foule qui encombrait son cachot. Puis, comme si un instant avait suffi pour lui rendre toute sa puissance sur lui-même :
- Le jour que j'avais prévu est donc arrivé ! dit-il. Merci à vous, mes amis, merci au génie éternel qui veille sur la liberté des peuples !
Et il tendit ses deux mains à la foule qui, reconnaissant à la hauteur de son regard, à la dignité de sa voix un homme supérieur, osa à peine les toucher.
Et, sortant du cachot, il marcha devant tous ces hommes, appuyé sur l'épaule de Billot, et suivi de Pitou et de ses libérateurs.
Le premier moment avait été donné par Gilbert à l'amitié et à la reconnaissance, le second avait établi la distance qui existe entre le savant docteur et l'ignorant fermier, le bon Pitou et toute cette foule qui venait de le délivrer.
Arrivé à la porte, Gilbert s'arrêta devant la lumière du ciel qui venait l'inonder. Il s'arrêta, croisant les bras sur sa poitrine et levant les yeux au ciel :
- Salut, belle liberté ! dit-il ; je t'ai vu naître sur un autre monde, et nous sommes de vieux amis. Salut, belle liberté !
Et le sourire du docteur disait, en effet, que ce n'était pas chose nouvelle pour lui que ces cris qu'il entendait de tout un peuple ivre d'indépendance.
Puis se recueillant quelques secondes :
- Billot, dit-il, le peuple a donc vaincu le despotisme ?
- Oui, monsieur.
- Et vous êtes venu vous battre ?
- Je suis venu pour vous délivrer.
- Vous saviez donc mon arrestation ?
- Votre fils me l'a apprise ce matin.
- Pauvre Emile ! l'avez-vous vu ?
- Je l'ai vu.
- Il est demeuré tranquille à sa pension ?
- Je l'ai laissé se débattant aux mains de quatre infirmiers.
- Est-il malade ? a-t-il le délire ?
- Il voulait venir se battre avec nous.
- Ah ! dit le docteur.
Et un sourire de triomphe passa sur ses lèvres. Son fils était selon son espoir.
- Alors vous avez dit..., demanda-t-il interrogeant Billot.
- J'ai dit, puisque le docteur Gilbert est à la Bastille, prenons la Bastille. Maintenant la Bastille est prise. Ce n'est pas le tout.
- Qu'y a-t-il ? demanda le docteur.
- La cassette est volée.
- La cassette que je vous avais confiée ?
- Oui.
- Et volée par qui ?
- Par des hommes noirs qui se sont introduits à la maison sous prétexte de saisir votre brochure, qui m'ont arrêté, enfermé dans la cave, ont fait perquisition dans la maison, ont trouvé la cassette et l'ont emportée.
- Quel jour ?
- Hier.
- Oh ! oh ! il y a coïncidence évidente entre mon arrestation et le vol. C'est la même personne qui m'a fait arrêter qui a fait en même temps voler la cassette. Que je sache l'auteur de l'arrestation, et je connaîtrai l'auteur du vol... Où sont les archives ? continua le docteur Gilbert en se retournant du côté du geôlier.
- Cour du Gouvernement, monsieur, répondit celui-ci.
- Alors, aux archives ! amis, aux archives ! cria le docteur.
- Monsieur, dit le geôlier en l'arrêtant, laissez-moi vous suivre, ou recommandez-moi à ces braves gens, afin qu'il ne m'arrive pas malheur.
- Soit, dit Gilbert.
Alors, se retournant vers la foule qui l'entourait avec une curiosité mêlée de respect :
- Amis, dit-il, je vous recommande ce brave homme ; il faisait son métier en ouvrant et fermant les portes ; mais il était doux aux prisonniers : qu'il ne lui soit fait aucun mal.
- Non, non, cria-t-on de toutes parts ; non, qu'il ne craigne rien, qu'il n'ait pas peur, qu'il vienne.
- Merci, monsieur, dit le geôlier ; mais si vous en voulez aux archives, hâtez-vous, je crois qu'on brûle les papiers.
- Oh ! alors, pas un instant à perdre, s'écria Gilbert. Aux archives !
Et il s'élança vers la cour du Gouvernement, entraînant derrière lui la foule, à la tête de laquelle marchaient toujours Billot et Pitou.

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