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Chapitre VII


La résidence impériale de Tzarko-Selo est située à trois ou quatre lieues seulement de Saint-Pétersbourg, et cependant la route présente un aspect tout différent de celle que j'avais suivie la veille pour aller à Strelna. Ce ne sont plus les magnifiques villas et les larges échappées de vue sur le golfe de Finlande ; ce sont de riches plaines aux grasses moissons et aux verdoyantes prairies, conquises il y a peu d'années par l'agriculture sur les fougères gigantesques qui en étaient paisiblement restées maîtresses depuis la création.
En moins d'une heure de route, je me trouvai, après avoir traversé la colonie allemande, engagé dans une petite chaîne de collines du sommet de l'une desquelles je commençai à apercevoir les arbres, les obélisques et les cinq coupoles dorées de la chapelle, qui annoncent la demeure du souverain.
Le palais de Tzarko-Selo est situé sur l'emplacement même d'une petite chaumière qui appartenait à une vieille Hollandaise nommée Sara, et où Pierre le Grand avait l'habitude de venir boire du lait. La pauvre paysanne mourut, et Pierre, qui avait pris cette chaumière en affection à cause du magnifique horizon que l'on découvrait de sa fenêtre, la donna à Catherine, avec tout le terrain qui l'environnait, pour y faire bâtir une ferme. Catherine fit venir un architecte, et lui expliqua parfaitement tout ce qu'elle désirait. L'architecte fit comme font tous les architectes, absolument le contraire de ce qu'on lui demandait, c'est-à-dire un château.
Néanmoins cette résidence, tout éloignée qu'elle était déjà de sa simplicité primitive, parut à Elisabeth mal en harmonie avec la grandeur et la puissance d'une impératrice de Russie ; aussi fit-elle abattre le château paternel, et, sur les dessins du comte Rastreti, bâtir un magnifique palais. Le noble architecte, qui avait entendu parler de Versailles comme d'un chef- d'oeuvre de somptuosité, voulut surpasser Versailles en éclat ; et ayant ouï dire que l'intérieur du palais du grand roi n'était que dorures, il renchérit, lui, sur ce palais, en faisant dorer tous les bas-reliefs extérieurs de Tzarko-Selo, moulures, corniches, cariatides trophées, et jusqu'aux toits. Cette opération achevée, Elisabeth choisit une journée magnifique et invita toute sa cour, ainsi que les ambassadeurs des différentes puissances, à venir inaugurer son éblouissant pied à terre. A la vue de cette magnificence si étrangement placée qu'elle fût, chacun se récria sur cette huitième merveille du monde, à l'exception du marquis de La Chetardie, ambassadeur de France, qui seul, parmi tous les courtisans, ne dit pas un mot, et se mit au contraire à regarder tout autour de lui. Un peu piquée de cette distraction, l'impératrice lui demanda ce qu'il cherchait.
- Ce que je cherche, Madame, répondit froidement l'ambassadeur ; pardieu, je cherche l'écrin de ce magnifique bijou.
C'était l'époque où l'on entrait à l'Académie avec un quatrain, où l'on allait à l'immortalité avec un bon mot. Aussi M. de La Chetardie sera-t-il immortel à Saint-Pétersbourg.
Malheureusement, l'architecte avait bâti pour l'été et avait complètement oublié l'hiver. Au printemps suivant, il fallut faire de ruineuses réparations à toutes ces dorures, et comme chaque hiver amenait le même dégât, et chaque printemps les mêmes réparations, Catherine II résolut de remplacer le métal par un simple et modeste vernis jaune ; quant au toit, il fut décidé qu'on le peindrait en vert tendre, selon la coutume de Saint-Pétersbourg. A peine le bruit de ce changement se fut-il répandu, qu'un spéculateur se présenta, offrant à Catherine de lui payer deux cent quarante mille livres toute cette dorure qu'elle avait résolu de faire disparaître. Catherine lui répondit qu'elle le remerciait, mais qu'elle ne vendait point ses vieilles hardes.
Au milieu de ses victoires, de ses amours et de ses voyages, Catherine ne cessa point de s'occuper de sa résidence favorite. Elle fit bâtir pour l'aîné de ses petits-fils, à cent pas du château impérial le petit palais Alexandre, et fit dessiner par son architecte, M. Bush, d'immenses jardins auxquels les eaux seules manquaient. M. Bauer n'en fit pas moins des canaux, des cascades et des lacs, persuadé que, quand on s'appelait Catherine la Grande et qu'on désire de l'eau, l'eau ne peut manquer de venir. En effet, son successeur Bauer découvrit que M. Demidoff, qui possédait dans les environs une superbe campagne, avait en trop ce dont sa souveraine n'avait point assez ; il lui exposa la sécheresse des jardins impériaux, et M. Demidoff en sujet dévoué, mit son superflu à la disposition de Catherine. A l'instant même et en dépit des obstacles, on vit l'eau, arrivant de tous les côtés, se répandre en lacs, s'élancer en jets et rebondir en cascades. C'est ce qui faisait dire à la pauvre impératrice Elisabeth :
- Brouillons-nous avec l'Europe entière, mais ne nous brouillons pas avec M. Demidoff.
En effet, M. Demidoff, dans un moment de mauvaise humeur, pouvait faire mourir la cour de soif.
Elevé à Tzarko-Selo, Alexandre hérita de l'amour de sa grand-mère pour cette résidence. C'est que tous ses souvenirs d'enfance, c'est-à-dire le passé doré de sa vie, se rattachaient à ce château. C'était sur ses gazons qu'il avait essayé ses premiers pas, dans ses allées qu'il avait appris à monter un cheval, et sur ses lacs qu'il avait fait son apprentissage de matelot ; aussi, à peine les premiers beaux jours apparaissaient-ils qu'il accourait à Tzarko Selo, pour ne quitter cette résidence qu'aux premières neiges.
C'était à Tzarko-Selo que j'étais venu le poursuivre et que je m'étais promis de l'atteindre.
Aussi, après un assez mauvais déjeuner pris en hâte à l'hôtel de la Restauration française, je descendis dans le parc, où, malgré les sentinelles, chacun peut se promener librement. Il est vrai que, comme les premiers froids approchaient, le parc était désert. Peut-être aussi s'abstenait-on d'entrer dans les jardins par respect pour le souverain que je venais troubler. Je savais qu'il passait quelquefois la journée entière à s'y promener dans les allées les plus sombres. Je me lançai donc au hasard, marchant devant moi et à peu près certain, d'après les renseignements que j'avais pris, que je finirais par le rencontrer. D'ailleurs, en supposant que le hasard ne me servit point tout d'abord, je ne manquerais pas, en l'attendant, d'objets de distraction et de curiosité.
En effet, j'allai bientôt me heurter contre la ville chinoise, joli groupe de quinze maisons, dont chacune a son entrée, sa glacière et son jardin, et qui servent de logement aux aides de camp de l'empereur. Au centre de la ville, disposée en forme d'étoile, est un pavillon destiné aux bals et aux concerts ; une salle de verdure lui sert d'office et aux quatre coins de cette salle sont quatre statues de mandarins de grandeur naturelle et fumant leur pipe. Un jour et ce jour était le cinquante-huitième anniversaire de sa naissance, Catherine se promenait avec sa cour dans ses jardins, lorsque, ayant dirigé sa promenade vers cette salle, elle vit, à son grand étonnement, une épaisse fumée sortir de la pipe de ses quatre mandarins, qui, à son aspect, commencèrent à remuer gracieusement la tête, et à rouler amoureusement les yeux. Catherine s'approcha pour voir de plus près ce phénomène. Alors les quatre mandarins descendirent de leur piédestal, s'approchèrent d'elle, et, se prosternant à ses pieds avec toute l'exactitude du cérémonial chinois, lui dirent des vers en forme de compliments. Ces quatre mandarins étaient le prince de Ligne, monsieur de Ségur, monsieur de Cobentzel et Potemkin.
De la résidence des généraux, j'allai tomber dans la cabane des Lamas. Ces enfants des Cordillères sont un cadeau du vice-roi du Mexique à l'empereur Alexandre. Sur neuf qui ont été envoyés, il en est mort cinq ; mais les quatre qui ont résisté à la température ont produit une assez nombreuse descendance, qui, née dans le pays, s'habituera probablement mieux au climat que les compagnons de leurs parents.
A quelque distance de la ménagerie, au milieu du jardin français et au centre d'une jolie salle à manger, est la fameuse table de l'Olympe, imitée de celle du régent, véritable machine de fée servie par des valets invisibles et des chefs d'office inconnus, où tout arrive, comme à l'Opéra, de dessous terre. Les convives désirent-ils quelque chose, un billet est placé sur une assiette ; l'assiette s'abîme comme par magie, et, cinq minutes après, reparaît chargée de l'objet désiré. Tous les cas sont tellement prévus, qu'un jour une jolie convive, voulant réparer le désordre du tête-à-tête, demanda, sans espoir de les obtenir, des épingles à friser : l'assiette remonta majestueusement avec une douzaine d'épingles.
Tout en poursuivant mon chemin, j'arrivai en face d'une pyramide, au pied de laquelle dorment du sommeil des justes les trois levrettes de Catherine. L'épitaphe composée par monsieur de Ségur pour l'une d'elles leur sert économiquement à toutes trois. C'est une galanterie qu'a faite l'impératrice à la France dans la personne de son ambassadeur, car l'impératrice aussi avait fait une épitaphe pour l'une d'elles ; et comme ce distique était les deux seuls vers qu'elle eût trouvés en sa vie, elle devait naturellement y tenir d'autant plus qu'à mon avis ces vers peuvent merveilleusement soutenir la comparaison avec ceux du rival du prince de Ligne. Voici les vers de monsieur de Ségur ; ils ont l'avantage non seulement de faire l'éloge de la défunte, mais encore d'établir d'une façon certaine sa généalogie, ce qui est pour les savants un fait d'une grave importance :

          Epitaphe de ­emire

          Ici, mourut ­emire et les grâces en deuil
          Doivent jeter des fleurs sur son cercueil,
          Comme Tom son aïeul, comme Lady sa mère,
          Constante dans ses goûts, à la course légère,
          Son seul défaut était un peu d'humeur,
          Mais ce défaut venait d'un si bon coeur !
          Quand on aime, on craint tout : ­emire aimait tant celle
          Que tout le monde aime comme elle !
          Voulez-vous qu'on vive en repos,
          Ayant cent peuples pour rivaux ?
          Les Dieux témoins de sa tendresse
          Devaient à sa fidélité
          Le don de l'immortalité
          Pour qu'elle fut toujours auprès de sa maîtresse.

Maintenant voici le distique de Catherine :

          Ci-gît la duchesse Anderson,
          Qui mordit Monsieur Rogertson.

Quant à la troisième, quoique personne n'ait fait son épitaphe, elle jouit d'une popularité plus grande encore que ses deux compagnes. C'est le fameux Suderland ainsi nommé du nom de l'Anglais qui en avait fait don à l'impératrice, et dont la mort faillit causer la plus tragique méprise qui, de mémoire de banquier, soit arrivée dans les finances.
Un matin, au point du jour, on réveille monsieur Suderland, riche capitaliste anglais, celui-là même qui avait donné la levrette bien-aimée, et qui, grâce à ce cadeau, était entré depuis trois années fort avant dans les bonnes grâces de l'impératrice.
- Monsieur, lui dit son valet de chambre, votre maison est entourée de gardes, et le maître de la police demande à vous parler.
- Que me veut-il ? s'écrie en sautant à bas de son lit le banquier, déjà effrayé de cette seule annonce.
- Je l'ignore, Monsieur, répond le valet de chambre ; mais il paraît que c'est une chose de la plus haute importance et qui, à ce qu'il dit, ne peut être communiquée qu'à vous.
- Faites entrer, dit monsieur Suderland en passant en toute hâte sa robe de chambre.
Le valet sort et rentre quelques minutes après, conduisant son excellence monsieur Reliew, sur la figure duquel le banquier lit du premier coup d'oeil qu'il doit être porteur de quelque formidable nouvelle. Le digne insulaire n'en accueille pas moins le maître de la police avec son urbanité ordinaire, et, lui présentant un siège, l'invite à s'asseoir ; mais celui-ci fait de la tête un signe de remerciement, resté debout, et du ton le plus lamentable qu'il peut prendre :
- Monsieur Suderland, lui dit-il, croyez que je suis véritablement désolé, quelque honorable que soit pour moi cette preuve de confiance, d'avoir été choisi par Sa Majesté ma très gracieuse souveraine pour accomplir un ordre dont la sévérité m'afflige, mais qui a sans doute été provoqué par quelque grand crime.
- Par quelque grand crime, Votre Excellence ! s'écrie le banquier ; et qui donc a commis ce crime ?
- Vous, sans doute, Monsieur, puisque c'est vous que la punition atteint.
- Monsieur, je vous jure que j'ai beau scruter ma conscience, et que je n'y trouve au sujet de notre souveraine, car je suis naturalisé Russe, vous le savez, aucun reproche à me faire.
- Et c'est justement, Monsieur, parce que vous êtes naturalisé Russe que votre position est terrible ; si vous étiez resté sujet de Sa Majesté britannique, vous pourriez vous réclamer du consul anglais, et échapper ainsi peut-être à la rigueur de l'ordre que je suis, à mon grand regret, chargé d'exécuter.
- Mais enfin, Votre Excellence, quel est cet ordre ?
- Oh ! Monsieur, jamais je n'aurai la force de vous le faire connaître.
- Aurais-je donc perdu les bonnes grâces de Sa Majesté ?
- Oh ! si ce n'était encore que cela.
- Comment, si ce n'était que cela ! s'agirait-il de me faire partir pour l'Angleterre ?
- C'est votre pays, donc la punition ne serait pas assez grande pour que j'hésitasse si longtemps à vous la faire connaître.
- Grand Dieu ! vous m'effrayez ; est-il question de m'envoyer en Sibérie ?
- La Sibérie, Monsieur, est un pays délicieux et que l'on a calomnié ; d'ailleurs on en revient.
- Suis-je condamné à la prison ?
- La prison n'est rien ; on en sort, de la prison.
- Monsieur ! Monsieur ! s'écria le banquier de plus en plus effrayé, suis-je donc destiné au knout ?
- Le knout est un supplice fort douloureux, mais le knout ne tue pas.
- Bonté divine ! dit Suderland atterré : je vois bien qu'il s'agit de la mort.
- Et de quelle mort ! s'écria le maître de la police en levant les yeux au ciel avec une expression de commisération profonde.
- Comment, de quelle mort ! Ce n'est point assez de me tuer sans procès, de m'assassiner sans cause, Catherine ordonne encore...
- Hélas ! oui, elle ordonne...
- Eh bien ! parlez, Monsieur ; qu'ordonne-t-elle ? je suis homme, j'ai du courage ; parlez.
- Hélas ! mon cher Monsieur, elle ordonne... Si ce n'était pas à moi-même que l'ordre a été donné, je vous déclare, mon cher monsieur Suderland, que je ne le croirais pas.
- Mais vous me faites mourir mille fois ; voyons, Monsieur que vous a-t elle ordonné ?
- Elle m'a ordonné de vous faire empailler.
Le pauvre banquier jeta un cri de détresse ; puis, regardant le maître de la police en face :
- Mais, Votre Excellence, lui dit-il, c'est monstrueux ce que vous me dites là, et il faut que vous ayez perdu la raison.
- Non, Monsieur, je ne l'ai pas perdue, mais je la perdrai certainement pendant l'opération.
- Mais comment vous, vous qui vous êtes dit cent fois mon ami, vous enfin à qui j'ai eu le bonheur de rendre quelques services, comment avez-vous reçu un pareil ordre sans essayer d'en faire comprendre la barbarie à Sa Majesté ?
- Hélas ! Monsieur, j'ai fait ce que j'ai pu, et certes ce que personne n'eût osé faire à ma place : j'ai prié Sa Majesté de renoncer à son projet, ou tout au moins de charger un autre que moi de l'exécution, et cela les larmes aux yeux ; mais Sa Majesté m'a dit avec cette voix que vous lui connaissez, et qui n'admet pas de réplique : « Allez, Monsieur, et n'oubliez pas que votre devoir est de vous acquitter sans murmurer des commissions dont je daigne vous charger. »
- Et alors ?
- Alors, dit le maître de la police, je me suis rendu à l'instant même chez un très habile naturaliste, qui empaille les oiseaux pour l'Académie des sciences ; car enfin, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, autant vaut que vous soyez empaillé le mieux possible.
- Et le misérable a consenti ?
- Il m'a renvoyé à son confrère, celui qui empaille les singes, attendu l'analogie entre l'espèce humaine et l'espèce simiane.
- Eh bien ?
- Eh bien ! il vous attend.
- Comment, il m'attend ! mais c'est donc à l'instant même ?
- A l'instant même, l'ordre de Sa Majesté n'admet pas de retard.
- Sans me laisser le temps de mettre ordre à mes affaires ; mais c'est impossible !
- Cela est ainsi, Monsieur.
- Mais vous me laisserez bien écrire un billet à l'impératrice ?
- Je ne sais si je dois.
- Ecoutez, c'est une dernière grâce, une grâce qu'on ne refuse pas au plus grand coupable. Je vous en supplie.
- Mais c'est ma place que je risque.
- Mais c'est de ma vie qu'il s'agit.
- Eh bien ! écrivez, je le permets ; toutefois je vous préviens que je ne vous quitte pas un seul instant.
- Merci, merci ; faites seulement venir un de vos officiers pour qu'il porte ma lettre.
Le maître de la police appela un lieutenant des gardes de Sa Majesté, lui remit le billet du pauvre Suderland, et lui ordonna d'en rapporter aussitôt la réponse. Dix minutes après le lieutenant revint avec l'ordre d'amener le banquier au palais impérial : c'était tout ce que désirait le patient.
Une voiture attendait à la porte ; Suderland y monte, le lieutenant se place auprès de lui ; cinq minutes après, on est à l'Ermitage, où Catherine attend : on introduit le condamné près d'elle ; il trouve l'impératrice riant aux éclats.
C'est Suderland qui la croit folle à son tour ; il se jette ses pieds, et lui prenant la main :
- Grâce, Madame, lui dit-il ; au nom du ciel, faites-moi grâce, ou du moins dites-moi par quel crime j'ai mérité un aussi horrible châtiment !
- Mais, mon cher Suderland, lui dit Catherine, il n'est pas le moins du monde question de vous dans tout ceci.
- Comment, Votre Majesté, il n'est pas question de moi ! et de qui donc est-il question ?
- Mais du chien que vous m'avez donné, et qui est mort hier d'indigestion. Alors, dans ma douleur de cette perte et dans mon désir bien naturel de conserver au moins sa peau, j'ai fait venir cet imbécile de Reliew ; je lui ai dit : Faites empailler Suderland. Comme il hésitait, j'ai cru qu'il avait honte d'une telle commission ; je me suis fâchée, alors il est parti.
- Eh bien ! Madame, répondit le banquier, vous pouvez vous vanter d'avoir dans le maître de la police un serviteur fidèle ; mais une autre fois priez-le, je vous en supplie, de se mieux faire expliquer les ordres qu'il reçoit.
En effet, si le maître de la police ne s'était pas laissé toucher par les prières du banquier, le pauvre Suderland était empaillé tout vif.
Il faut le dire, tout le monde ne s'en tire pas, à Saint-Pétersbourg, aussi heureusement que le fit le digne banquier et quelquefois, grâce à la promptitude avec laquelle les ordres donnés sont accomplis, la méprise ne se reconnaît que trop tard pour la réparer. Un jour, monsieur de Ségur notre ambassadeur près de Catherine, voit entrer chez lui un homme, les yeux ardents, le visage enflammé et les vêtements en désordre.
- Justice, monsieur le comte, justice ! s'écrie notre malheureux compatriote.
- Justice contre qui ?
- Contre un grand seigneur russe, Monseigneur, contre le gouverneur de la ville, qui vient de me faire donner cent coups de fouet.
- Cent coups de fouet ! s'écrie l'ambassadeur étonné, que lui aviez-vous donc fait ?
- Rien, Monseigneur, absolument.
- C'est impossible !
- Je vous le jure sur l'honneur, monsieur le comte.
- Mais vous êtes fou, mon ami.
- Monseigneur, je vous prie de croire que j'ai, au contraire, toute ma raison.
- Mais comment voulez-vous que je comprenne qu'un homme dont on vante partout la douceur et l'impartialité se livre à une pareille violence ?
- Excusez, monsieur le comte, s'écrie le plaignant ; mais quelque respect que j'aie pour vous, il faut que vous me permettiez de vous donner la preuve de ce que j'avance.
Et, à ces mots, le malheureux Français met habit et gilet bas, et montre à monsieur de Ségur sa chemise ensanglantée et collée à ses blessures.
- Mais comment cela est-il arrivé ? demanda l'ambassadeur.
- Oh ! mon Dieu, Monsieur ! de la manière la plus simple. J'apprends que monsieur de Bruce demande un cuisinier français. J'étais sans place, je profite de l'occasion, et je me présente chez lui ; le valet de chambre se charge de m'introduire, monsieur le gouverneur était dans son cabinet de travail. « Monseigneur, dit le valet de chambre en ouvrant la porte, c'est le cuisinier. – C'est bon, répond monsieur de Bruce d'un air détaché ; qu'on le mène dans la cour et qu'on lui donne cent coups de fouet. » Alors, monsieur le comte, on me prend, on m'emmène dans la cour, et malgré ma résistance, mes cris et mes menaces, on m'applique mon compte, pas un de plus, pas un de moins.
- Mais si cela s'est passé comme vous le dites, c'est une infamie.
- Si je ne dis pas la plus exacte vérité, monsieur le comte, je consens à en recevoir le double.
- Ecoutez, mon ami, dit monsieur de Ségur, reconnaissant un accent de vérité dans les plaintes du pauvre diable, je vais prendre des informations, et si, comme je commence à le croire, vous ne m'avez pas trompé, vous obtiendrez de cette violence, c'est moi qui vous le promets, une éclatante réparation ; si, au contraire, vous m'avez menti d'une syllabe, je vous fais reconduire à l'instant même à la frontière, et vous retournerez en France comme vous pourrez.
- Je me soumets à tout, Monseigneur.
- Eh bien ! continua monsieur de Ségur en se mettant à son bureau, portez vous-mêmes cette lettre au gouverneur.
- Non, non, merci ; avec la permission de Votre Excellence, je ne m'exposerai pas à remettre les pieds dans la maison d'un homme qui reçoit d'une façon aussi étrange ceux qui ont affaire à lui.
- Un de mes secrétaires vous accompagnera.
- Alors c'est autre chose, monsieur le comte ; accompagné par quelqu'un de votre maison, j'irais en enfer.
- Eh bien ! allez donc, dit monsieur de Ségur en remettant la lettre à ce brave homme, et en ordonnant à un de ses employés de l'accompagner.
Au bout de trois quarts d'heure, le plaignant revient avec une figure rayonnante.
- Eh bien ? demande monsieur de Ségur.
- Eh bien ! Monseigneur, tout est expliqué.
- A votre satisfaction, à ce qu'il paraît ?
- Oui, Monseigneur.
- J'avoue que vous me ferez plaisir de me raconter la chose.
- Rien de plus facile, Monseigneur : son excellence monsieur le comte de Bruce avait pour cuisinier un de ses serfs en qui il avait toute confiance ; il y a quatre jours que ce misérable s'est enfui, cinq cents roubles à son maître, et par conséquent en laissant sa place vacante.
- Eh bien ?
- Eh bien ! c'est cette place qui faisait l'objet de mon ambition, si bien que je me présentai chez monsieur le gouverneur pour la remplir.
- Après ?
- Malheureusement pour moi il avait reçu le matin la nouvelle que son domestique avait été arrêté à vingt verstes de Saint-Pétersbourg, de sorte que lorsque le valet de chambre lui a dit : « Monseigneur, c'est le cuisinier, » il a cru que c'était le voleur qu'on ramenait ; et comme il était très occupé en ce moment d'un rapport à l'empereur, il a dit sans même se retourner : « C'est bien ; qu'on le conduise dans la cour, et qu'on lui donne cent coups de fouet. » Ce sont les cent coups de fouet que j'ai reçus.
- Alors, monsieur le comte de Bruce vous a fait ses excuses ?
- Il a fait mieux que cela, Monseigneur, dit le cuisinier en faisant sonner dans le creux de sa main une bourse pleine d'or ; il m'a fait compter un louis par coup de fouet, ce qui fait que je suis fâché, puisque c'est fini, qu'il ne m'en ait pas fait donner deux cents au lieu de cent et il m'a pris à son service, en m'assurant que ce que j'avais reçu me serait compté comme avance, et me serait rabattu à chaque faute que je commettrais ; de sorte que pour peu que je veille sur moi, j'en ai pour trois ou quatre ans sans recevoir une chiquenaude, ce qui ne laisse pas que d'être fort consolant.
En ce moment un aide de camp du gouverneur entra qui venait inviter de sa part monsieur le comte de Ségur à goûter, le lendemain, de la cuisine du nouvel engagé.
Le cuisinier resta dix ans chez monsieur de Bruce, et revint au bout de ce temps en France avec une pension de six mille roubles, bénissant jusqu'à sa dernière heure la bienheureuse méprise à laquelle il la devait.
Toutes ces anecdotes, qui se présentaient les unes après les autres et dans tous leurs détails à ma mémoire, n'étaient pas des plus rassurantes pour moi, surtout comparées à ce qui m'était arrivé la veille avec le tzarewich. Mais je savais l'empereur Alexandre si parfaitement bon, que, quelque inusitée que fût ma démarche en Russie, je n'hésitai pas de la pousser jusqu'au bout, et que je continuai ma promenade, toujours dans l'espoir de le rencontrer.
Cependant j'avais déjà successivement visité la colonne de Grégoire Orloff, la pyramide élevée au vainqueur de Tchesma, et la grotte du Pausilippe. J'étais depuis quatre heures errant dans ce jardin qui renferme des lacs, des plaines et des forêts, commençant à désespérer de rencontrer celui que j'y étais venu chercher, lorsqu'en traversant une avenue j'aperçus dans une contre-allée un officier en redingote d'uniforme qui me salua et continua son chemin. J'avais derrière moi un garçon jardinier qui ratissait une allée ; je lui demandai quel était cet officier si poli :
- C'est l'empereur, me répondit-il.
Aussitôt je m'élançai par une allée transversale qui devait couper diagonalement le sentier où se promenait l'empereur ; et en effet, à peine eus-je fait quatre-vingts pas, que je le vis de nouveau ; mais aussi en l'apercevant je n'eus pas la force de faire un pas de plus.
L'empereur s'arrêta un instant ; puis, voyant que le respect m'empêchait d'aller à lui, il continua son chemin vers moi : j'étais rangé sur le revers de l'allée, et l'empereur tenait le milieu ; je l'attendis le chapeau à la main, et tandis qu'il s'avançait en boitant légèrement, car une blessure qu'il s'était faite à la jambe, dans un de ses voyages sur les rives du Don, venait de se rouvrir, je pus remarquer le changement extrême qui s'était fait en lui depuis que je l'avais vu à Paris il y avait neuf ans. Son visage, autrefois si ouvert et si joyeux, était tout terni d'une tristesse maladive, et il était visible, ce que l'on disait au reste tout haut, qu'une mélancolie profonde le dévorait. Cependant ses traits avaient conservé une expression de bienveillance telle que je fus à peu près rassuré, et qu'au moment où il passa, faisant un pas vers lui :
- Sire, lui dis-je.
- Mettez votre chapeau, Monsieur, me dit-il ; l'air est trop vif pour rester nu-tête.
- Que Votre Majesté permette..
- Couvrez-vous donc, Monsieur, couvrez-vous donc.
Et comme il voyait que le respect m'empêchait d'obéir à cet ordre il me prit le chapeau, et d'une main me l'enfonçant sur la tête, de l'autre il me saisit le bras pour me forcer à le garder. Alors, comme il vit que ma résistance était à bout :
- Et maintenant., me dit-il, que me voulez-vous ?
- Sire, cette pétition.
Et je tirai la supplique de ma poche. A l'instant même son visage s'assombrit.
- Savez-vous, Monsieur. me dit-il, vous qui me poursuivez ici, que je quitte Saint-Pétersbourg pour fuir les pétitions ?
- Oui, sire, je le sais, répondis-je, et je ne me dissimule pas la hardiesse de ma démarche ; mais cette demande a peut-être plus qu'une autre des droits à la bienveillance de Votre Majesté : elle est apostillée.
- Par qui ? interrompit vivement l'empereur.
- Par l'auguste frère de Votre Majesté, par son altesse impériale le grand duc Constantin.
- Ah ! ah ! fit l'empereur en avançant la main, mais en la retirant aussitôt.
- De sorte, dis-je, que j'ai espéré que Votre Majesté, dérogeant à ses habitudes, daignerait recevoir cette supplique.
- Non, Monsieur, non, dit l'empereur, je ne la prendrai pas, car demain on m'en présenterait mille, et je serais obligé de fuir ces jardins où je ne serais plus seul. Mais, ajouta-t-il en voyant le désappointement que ce refus produisait sur ma physionomie et en étendant la main du côté de l'église de Sainte-Sophie, mettez cette demande à la poste, là, dans la ville ; aujourd'hui même je la verrai, et après demain vous aurez la réponse.
- Sire, que de reconnaissance !
- Voulez-vous me la prouver.
- Oh ! Votre Majesté peut-elle me le demander ?
- Eh bien ! ne dites à personne que vous m'avez présenté une pétition et que vous n'avez pas été puni. Adieu, Monsieur.
L'empereur s'éloigna, me laissant stupéfait de sa mélancolique bonhomie. Je n'en suivis pas moins son conseil, et mis ma pétition à la poste. Trois jours après, comme il me l'avait promis, je reçus sa réponse.
C'était mon brevet de professeur d'escrime au corps impérial du génie, avec le grade de capitaine.

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