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Chapitre XXVI


En revenant à Saint-Pétersbourg, je trouvai des lettres qui me rappelaient impérieusement en France.
C'était au mois de février : la mer par conséquent était fermée, mais le traînage étant parfaitement établi, je n'hésitai point à partir par cette voie.
Je me décidai d'autant plus facilement à quitter la ville de Pierre le Grand, que, quoique malgré mon absence sans congé l'empereur eût eu la bonté de ne me point faire remplacer à mon corps, j'avais perdu par la conspiration même une partie de mes écoliers, et que je ne pouvais m'empêcher de regretter ces pauvres jeunes gens, si coupables qu'ils fussent.
Je repris donc la route que j'avais suivie en venant, il y avait dix-huit mois, et je traversai de nouveau, mais cette fois sur un vaste tapis de neige, la vieille Moscovie et une partie de la Pologne.
Je venais d'entrer dans les Etats de Sa Majesté le roi de Prusse, lorsqu'en mettant le nez hors de mon traîneau j'aperçus, à mon grand étonnement, un homme d'une cinquantaine d'années, grand, mince sec, portant habit, gilet et culotte noirs, chaussé d'escarpins à boucles, coiffé d'un claque, serrant sous son bras gauche une pochette, et faisant voltiger de sa main droite un archet, comme il eût fait d'une badine. Le costume me paraissait si étrange et le lieu si singulier pour se promener sur la neige par un froid de vingt-cinq à trente degrés, que, croyant d'ailleurs m'apercevoir que l'inconnu me faisait des signes, je m'arrêtai pour l'attendre. A peine me vit-il à l'ancre, qu'il allongea le pas, mais toujours sans précipitation et avec une certaine dignité toute pleine de grâces. A mesure qu'il se rapprochait, je croyais reconnaître le pauvre diable : bientôt il fut assez près de moi pour que je n'eusse plus de doute. C'était mon compatriote que j'avais rencontré à pied sur la grande route, en entrant à Saint-Pétersbourg, et que je rencontrais dans le même équipage, mais dans des circonstances bien autrement graves. Lorsqu'il fut à deux pas de mon traîneau, il s'arrêta, ramena ses pieds à la troisième position, passa son archet sous les cordes de son violon, et prenant avec trois doigts le haut de son claque :
- Monsieur, me dit-il en me saluant dans toutes les règles de l'art chorégraphique, sans indiscrétion, pourrais-je vous demander dans quelle partie du monde je me trouve ?
- Monsieur, lui répondis-je, vous vous trouvez un peu au delà du Niémen, à quelque trentaine de lieues de Koenisherg ; vous avez à votre gauche Friedland et à votre droite la Baltique.
- Ah ! ah ! fit mon interlocuteur visiblement satisfait de ma réponse, qui lui arrivait en terre civilisée.
- Mais, à mon tour, Monsieur, continuai-je, sans indiscrétion, pouvez-vous me dire comment il se fait que vous vous trouviez dans cet équipage, à pied, en bas de soie noire, le claque en tête et le violon sous le bras, à trente lieues de toute habitation, et par un froid pareil ?
- Oui, c'est original, n'est-ce pas ? Voilà l'affaire. Vous m'assurez que je suis hors de l'empire de Sa Majesté le tzar de toutes les Russies.
- Vous êtes sur les terres du roi Frédéric-Guillaume.
- Eh bien ! il faut vous dire, Monsieur, que j'avais le malheur de donner des leçons de danse à presque tous les malheureux jeunes gens qui avaient l'infamie de conspirer contre la vie de Sa Majesté. Comme j'allais, pour exercer mon art, régulièrement des uns chez les autres, ces imprudents me chargeaient de lettres criminelles, que je remettais, Monsieur, je vous en donne ma parole d'honneur, avec la même innocence que si c'eût été tout simplement des invitations de dîner ou de bal : la conspiration éclata, comme vous le savez peut-être.
Je fis signe de la tête que oui.
- On sut, je ne sais comment, le rôle que j'y avais joué : si bien, Monsieur, que je fus mis en prison. Le cas était grave, car j'étais complice de non- révélation. Il est vrai que je ne savais rien, et que, par conséquent, vous comprenez, je ne pouvais rien révéler. Ceci est palpable, n'est-ce pas ?
Je fis signe de la tête que j'étais parfaitement de son avis.
- Eh bien ! tant il y a, Monsieur, qu'au moment où je m'attendais à être pendu, on m'a mis dans un traîneau fermé, où j'étais fort bien du reste, mais d'où je ne sortais que deux fois par jour pour mes besoins naturels, tels que déjeuner, dîner.
Je fis signe de la tête que je comprenais fort bien.
- Bref, Monsieur, il y a un quart d'heure que le traîneau, après m'avoir déposé dans cette plaine, est reparti au galop, oui, Monsieur, au galop, sans me rien dire, ce qui n'est pas poli, mais aussi sans me demander de pourboire, ce qui est fort galant. Enfin je me croyais à Tobolsk, par delà les monts Ourals. Monsieur, vous connaissez Tobolsk ?
Je fis signe de la tête que oui.
- Eh ! point du tout, je suis en pays catholique, luthérien, veux-je dire ; car vous n'ignorez pas, Monsieur, que les Prussiens suivent le dogme de Luther ?
Je fis signe de la tête que ma science allait jusque-là.
- Si bien, Monsieur, qu'il ne me reste plus qu'à vous demander pardon de vous avoir dérangé, et à m'informer auprès de vous quels sont les moyens de transport de ce bienheureux pays.
- De quel côté allez-vous, Monsieur ?
- Monsieur, je désire aller en France. On m'a laissé mon argent, Monsieur ; je vous dis cela, parce que vous n'avez pas l'air d'un voleur. On m'a laissé mon argent, dis-je, et comme je n'ai qu'une petite fortune, douze cents livres de rente à peu près, Monsieur, il n'y a pas de quoi rouler carrosse, mais, avec de l'économie, on peut vivre de cela. Donc, je voudrais retourner en France pour manger tranquillement mes douze cents livres, loin de toutes les vicissitudes humaines et caché à l'oeil des gouvernements. C'est donc pour la France, Monsieur, c'est donc pour rentrer dans ma patrie, que je vous demanderai quels sont, à votre connaissance, les moyens de transport les moins... les moins dispendieux.
- Ma foi, mon cher Vestris, lui dis-je en changeant de ton, car je commençais à prendre pitié du pauvre diable, qui, tout en conservant son sourire et sa position chorégraphique, commençait à trembler de tous ses membres, en fait de moyens de transport, j'en ai un bien simple et bien facile, si vous voulez.
- Lequel, Monsieur ?
- Et moi aussi je retourne en France, dans ma patrie. Montez avec moi dans mon traîneau, et je vous déposerai, en arrivant à Paris, sur le boulevard Bonne-Nouvelle, comme je vous ai déposé, en arrivant à Saint-Pétersbourg, à l'hôtel d'Angleterre.
- Comment ! c'est vous, mon cher monsieur Grisier.
- Moi-même, pour vous servir ; mais ne perdons pas de temps. Vous êtes pressé, et moi aussi : voilà la moitié de mes fourrures. Là, bien, réchauffez vous.
- Le fait est que je commençais à me refroidir. Ah !...
- Mettez votre violon quelque part. Il y a de la place.
- Non, merci ; si vous le permettez, je le porterai sous mon bras.
- Comme vous voudrez. Postillon ! en route.
Et nous repartîmes au galop.
Neuf jours après, heure pour heure, je déposais mon compagnon de voyage en face du passage de l'Opéra. Je ne l'ai jamais revu depuis.
Quant à moi, comme je n'avais pas eu l'esprit de faire ma fortune, je continuai de donner des leçons. Dieu a béni mon art, et j'ai force élèves dont pas un seul n'a été tué en duel. Ce qui est le plus grand bonheur que puisse espérer Un Maître d'Armes.

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