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Chapitre XXII


Ce fut le 14 septembre 1812, à deux heures de l'après-midi, que l'armée française découvrit, du haut du mont du Salut, la ville sainte. Aussitôt, et comme cela était arrivé quinze ans auparavant à l'aspect des Pyramides, cent vingt mille hommes se mirent à battre des mains en criant : Moscou ! Moscou ! Après une longue navigation dans cette mer de steppes, on apercevait enfin la terre. A l'aspect de la ville aux coupoles d'or, tout fut oublié, même cette terrible et sanglante victoire de la Moscowa, qui avait attristé l'armée à l'égal d'une défaite. Après avoir touché d'une main à l'océan Indien, la France allait donc toucher de l'autre aux mers polaires. Rien n'avait pu l'arrêter, ni le désert de sable, ni le désert de neige. Elle était véritablement la reine du monde, celle-là qui allait tour à tour se faire sacrer dans toutes les capitales.
Aux cris de son armée tout entière qui rompt les rangs, qui se presse, qui applaudit, Napoléon lui-même est accouru. Son premier sentiment est une joie indicible qui illumine son front, pareille à une auréole. Comme tout le monde, il s'écrie, en se dressant sur ses étriers : Moscou ! Moscou ! Mais aussitôt on voit passer sur son front comme l'ombre d'un nuage, et, affaissant sur sa selle :
« Il était temps ! » dit-il.
L'armée a fait halte ; car Napoléon attend que de l'une de ces portes par laquelle ses yeux tentent de plonger avidement dans la ville, il sorte quelque députation de boyards à longue barbe et de jeunes filles tenant des rameaux, qui lui vienne, sur un plat d'argent, apporter les clefs d'or de la cité sainte. Mais tout reste silencieux et solitaire, comme si la ville était endormie ; aucune vapeur ne s'élève des cheminées, seulement de grandes troupes de corbeaux planent en tournoyant sur le Kremlin, et s'abattent sur quelque coupole dont l'or disparaît comme sous un drap noir.
De l'autre côté de Moscou seulement, et comme si elle sortait par la porte opposée à celle qui s'offre à nous, il semble que l'on voie se mouvoir une armée. C'est encore cet ennemi insaisissable qui nous a glissé entre les mains depuis le Niémen jusqu'à la Moskowa et qui s'enfonce vers l'orient.
En ce moment, comme si l'armée française pareille à son aigle, eût déployé ses deux ailes, Eugène et Poniatowski s'étendent à droite et débordent la ville, tandis que Murat, que Napoléon suit des yeux avec une inquiétude croissante, atteint l'extrémité des faubourgs sans qu'aucune députation se soit présentée.
Alors ses maréchaux se pressent autour de lui, inquiets de son inquiétude ; Napoléon voit tous ces fronts soucieux, tous ces regards fixes : il devine que sa pensée est la pensée de tous.
- Patience ! patience ! dit-il machinalement, ces gens là sont si sauvages qu'ils ne savent peut-être pas même se rendre.
Pendant ce temps, Murat a pénétré dans la ville ; Napoléon n'y tient plus, il envoie après lui Gourgaud. Gourgaud met son cheval au galop, traverse l'espace entre dans la ville à son tour, et rejoint Murat au moment où un officier de Milarodowich déclare au roi de Naples que le général russe mettra le feu à la ville si on ne donne pas le loisir à son arrière-garde de se retirer. Gourgaud repart au galop, et va porter à Napoléon cette nouvelle.
- Laissez-les partir, dit Napoléon, j'ai besoin de Moscou tout entière depuis son plus riche palais jusqu'à sa plus pauvre cabane.
Gourgaud rapporte cette réponse à Murat, qu'il trouve au milieu des Cosaques, qui regardent avec étonnement les broderies de sa riche polonaise et les plumes flottantes de sa toque. Murat leur transmet la nouvelle de l'armistice, donne sa montre à un chef, ses bijoux à un autre, et, quand il n'en a plus, il emprunte les montres et les bagues de ses aides de camp.
Pendant ce temps et protégée par cette convention verbale, l'armée russe continue d'évacuer Moscou.
Napoléon s'arrête à la barrière, attendant toujours que des habitants sortent de la ville enchantée. Rien ne paraît, et chaque officier qui revient à lui rapporte cette étrange parole : « Moscou est déserte. » Cependant il ne peut y croire, il regarde, il écoute, c'est la solitude du désert, c'est le silence de la mort. Il est à la porte de la ville des tombeaux : c'est Pompéia ou Nécropolis.
Pourtant il espère encore que, comme Brennus, il trouvera ou l'armée au Capitole ou les sénateurs sur leurs chaises curules. Afin qu'il ne s'échappe de Moscou que ceux qui ont le droit d'en sortir, il fait embrasser la ville d'un côté par le prince Eugène, et de l'autre par le prince Poniatowski ; les deux corps d'armée s'allongent en croissant, et enveloppent Moscou ; puis il pousse en avant, et pour pénétrer au coeur de la capitale, le duc de Dantzig et la jeune garde. Enfin, après avoir tardé tant qu'il a pu à y entrer lui-même, comme s'il voulait douter encore du témoignage de ses propres yeux, il se décide à franchir la barrière de Dorogomitoff, fait appeler le secrétaire interprète Leborgne, qui connaît Moscou, lui ordonne de se tenir près de lui, et, tout en avançant la tête vers ce grand silence, qui n'est interrompu que par le bruit de ses propres pas, il l'interroge sur tous ces monuments déserts, sur tous ces palais vides, sur toutes ces maisons veuves. Puis comme s'il craignait de s'aventurer dans cette Thèbes moderne, il s'arrête, descend de son cheval, et prend son logement provisoire dans une grande auberge abandonnée comme le reste de la ville.
A peine y est-il installé, que ses ordres se succèdent comme s'il venait de poser sa tente sur un champ de bataille. Il a besoin de combattre cette solitude et ce silence plus terribles pour lui que la présence et le fracas d'une armée. Le duc de Trévise est nommé gouverneur de la province ; le duc de Dantzig s'emparera du Kremlin et sera chargé de la police de ce quartier ; le roi de Naples poursuivra l'ennemi, ne le perdra pas de vue, ramassera ses traîneurs et les enverra à Napoléon.
La nuit vient, et à mesure qu'elle arrive, Napoléon s'assombrit comme elle. On a entendu quelques coups de carabine vers la porte de Kolomna : c'est Murat qui, après neuf cents lieues franchies et soixante combats livrés, a traversé Moscou, la ville des tzars, comme il eût fait d'une bourgade, et a rejoint les Cosaques sur la route de Wladimir. On annonce des Français qui viennent solliciter la clémence de leur propre empereur. Napoléon les fait entrer, les presse, les interroge ; c'est lui qui les remercie en quelque sorte d'avoir bien voulu venir lui donner des nouvelles. Mais, aux premiers mots qu'ils disent, Napoléon fronce le sourcil, s'emporte et nie. En effet, ils racontent des choses étranges. Selon eux, Moscou est réservée aux flammes ; selon eux, Moscou est condamnée, et cela par les Russes, par ses propres fils : c'est impossible.
A deux heures du matin, on apprend que le feu éclate dans le palais Marchand c'est-à-dire dans le plus beau quartier de la ville. La menace jetée derrière lui par Rostopchin se réalise ; mais Napoléon en doute encore : c'est l'imprudence de quelque soldat qui est cause de cet incendie et il donne ordre sur ordre, il envoie courrier sur courrier. Le jour arrive sans que la flamme soit éteinte, car nulle part, chose étrange, on ne trouve de pompes. Alors Napoléon n'y peut plus tenir, il court lui-même sur le théâtre du désastre. C'est la faute de Mortier, c'est la faute de la jeune garde ; tout cela vient de l'imprudence du soldat. Alors Mortier montre à Napoléon une maison fermée qui s'enflamme toute seule et comme par enchantement. Napoléon pousse un soupir et monte lentement et la tête inclinée les marches qui conduisent au Kremlin.
Enfin il est arrivé à ce but tant désiré : devant lui est l'ancienne demeure des tzars ; à sa droite, l'église qui renferme leur sépulture ; à sa gauche, le palais du sénat, puis au fond le haut clocher d'Ivan Welikoï dont la croix dorée, que d'avance il a destinée à remplacer celle des Invalides, domine tous les dômes de Moscou.
Il entre dans le palais, et ni son architecture qui rappelle celle de Venise, ni les appartements vastes et splendides qu'il traverse, ni la vue magnifique qui, des fenêtres de son appartement, plonge sur la Moskowa et s'étend sur ce monde de maisons aux mille couleurs, sur ces dômes d'or, sur ces coupoles d'argent, sur ces toits de bronze, rien ne peut l'arracher à sa rêverie. Ce n'est pas Moscou qu'il a entre les mains ; c'est son ombre, son spectre, son fantôme. Qui donc l'a tuée ?
Tout à coup on vient lui dire que le feu est éteint, et il relève la tête. C'est encore un ennemi vaincu ; sa fortune est toujours celle de César. Au fait, moins la solitude et le feu, tout arrive comme Napoléon l'a calculé.
Les rapports se succèdent. L'arsenal du Kremlin renferme quarante mille fusils anglais, autrichiens et russes, une centaine de pièces de canon, des lances, des sabres, des armures et des trophées, enlevés aux Turcs et aux Persans. A la barrière des Allemands on a découvert dans des bâtiments isolés, où ils ont été cachés, quatre cent milliers de poudre, et plus d'un million pesant de salpêtre. La noblesse a abandonné ses cinq cents palais mais ces palais sont ouverts et meublés, ils seront occupés par des officiers supérieurs de l'armée. Quelques maisons que l'on croyait vides seront ouvertes ; elles appartiennent à des habitants faisant partie de la classe moyenne de la société. En apprivoisant ceux-là, on en attirera d'autres. Enfin nous avons derrière nous deux cent cinquante mille hommes ; on peut donc attendre l'hiver ; le vaisseau de la France, qui voguait à la conquête des mers du Nord, sera pris pendant six mois dans les glaces polaires, et voilà tout. Avec le printemps la guerre, et avec la guerre la victoire.
Ainsi Napoléon s'endort, bercé par le flux de ses craintes et le reflux de ses espérances.
A minuit, le cri : Au feu ! se fait entendre de nouveau.
Le vent vient du nord, et c'est au nord qu'éclate l'incendie. Ainsi le hasard seconde la flamme ; le vent la pousse, et elle s'approche dans la direction du Kremlin comme une rivière ardente : déjà des flammèches volent jusque sur les toits du palais et tombent au milieu d'un parc d'artillerie rangé sous les murailles. Lorsque le vent saute à l'ouest, la flamme change de direction ; elle s'étend, mais elle s'éloigne.
Tout à coup un second incendie s'allume à l'ouest, et s'avance, comme le premier, poussé par le vent. On dirait que le rendez-vous du feu est au Kremlin, et qu'allié intelligent des Russes, il marche droit à Napoléon. Il n'y a plus à en douter, c'est un nouveau plan de destruction adopté par l'ennemi, et l'évidence à laquelle Napoléon s'est si longtemps refusé commence à le mordre au coeur.
Bientôt, de place en place, s'élèvent de nouveaux tourbillons de fumée que percent tout à coup les flammes comme des lances ardentes ; comme le vent est incertain et passe constamment du nord à l'ouest, l'incendie s'avance pareil à un serpent qui rampe ; de tous côtes des sillons ardents se creusent, qui enveloppent le Kremlin, et dans lesquels semblent couler des fleuves de lave. A chaque instant, de ces fleuves découlent des torrents qui vont s'élargissant à leur tour ; on dirait que la terre s'ouvre et vomit du feu ; ce n'est plus un incendie, c'est une mer ; et l'immense marée, montant sans cesse, s'approche en mugissant et vient battre le pied des murailles du Kremlin.
Toute la nuit Napoléon contemple avec terreur cette tempête de feu : là, sa puissance expire, son génie est vaincu ; il y a un démon caché qui souffle cette flamme, et, comme Scipion regardant brûler Carthage, il frémit en pensant à Rome.
Le soleil monte sur cette fournaise, et le jour vient éclairer les désastres de la nuit. Le feu a accompli son cercle immense, chassant devant lui les travailleurs et se rapprochant de plus en plus du Kremlin. Alors les rapports se succèdent, et l'on commence à connaître les incendiaires.
Dans la nuit du 14 au 15, c'est-à-dire dans la nuit même de l'occupation, un globe de flamme, pareil à une bombe, s'est abaissé sur le palais du prince Troubetskoï et y a mis le feu : sans doute c'était un signal, car à l'instant même la Bourse s'est enflammée, et sur deux ou trois points l'incendie, attisé par les lances goudronnées des soldats de la police russe, est apparu. Des obus ont été cachés dans presque tous les poêles, et les soldats français, en y mettant le feu pour se chauffer, les ont fait éclater ; si bien que les obus, doublement funestes, ont tué les hommes et incendié les maisons. Toute la nuit s'était écoulée pour les soldats à fuir de maisons en maisons, et à voir la maison dans laquelle ils étaient, ou celle dans laquelle ils allaient entrer, s'enflammer spontanément, sans cause visible. Moscou, comme les vieilles villes maudites de la Bible, est vouée tout entière à la destruction, si ce n'est que le feu, au lieu de tomber du ciel semble sortir de la terre.
Alors Napoléon est forcé de se rendre, et reconnaît que ces incendies, allumés en même temps sur des milliers de points, sont l'oeuvre d'une seule volonté, sinon d'une même main. Il passe la main sur son front, dont la sueur découle, et poussant un soupir : « Voilà donc, dit-il, comme ils font la guerre. La civilisation de Saint-Pétersbourg nous a trompés, et les Russes modernes sont toujours les anciens Scythes. »
Aussitôt il donne l'ordre de prendre, de juger, de fusiller quiconque sera saisi allumant ou excitant la flamme ; la vieille garde, qui occupe le Kremlin, se mettra sous les armes ; on chargera les chevaux, on attellera les voitures ; enfin on se tiendra prêt à quitter cette ville qu'on est venu chercher si loin, et sur laquelle on avait tant compté.
Au bout d'une heure, on vient dire à l'empereur que ses ordres sont exécutés : une vingtaine d'incendiaires ont été pris, interrogés et fusillés. Dans l'interrogatoire, ils ont avoué qu'ils sont neuf cents, et qu'avant d'évacuer Moscou, Rostopchin, le gouverneur, les a fait cacher dans les caves afin qu'ils missent le feu à tous les quartiers. Ils ont fidèlement obéi. Pendant cette heure, la flamme a fait de nouveaux progrès : le Kremlin semble une île jetée sur une mer de flammes. L'atmosphère est chargée de vapeurs brûlantes, les vitres du Kremlin, dont on a fermé les fenêtres, pétillent et éclatent. On respire un air plein de cendres.
En ce moment un dernier cri se fait entendre : Le feu au Kremlin ! le feu au Kremlin !
Napoléon pâlit de colère. Ainsi le palais antique, le vieux Kremlin, la demeure des tzars, n'est pas même sacré pour ces Erostrates politiques ; mais du moins on a pris celui qui a mis le feu, on l'amène devant l'empereur. C'est un soldat de la police russe. Napoléon l'interroge lui-même : il répète ce qui a été dit ; chacun a reçu sa tâche ; lui et huit de ses compagnons ont été chargés du Kremlin. Napoléon le chasse avec dégoût, et dans la cour même il est fusillé.
Alors on presse l'empereur de quitter le palais où le feu le poursuit ; mais il se cramponne à sa volonté, il ne refuse ni n'accepte ; il reste sourd, inerte, abattu ; tout à coup un sourd murmure circule autour de lui : le Kremlin est miné !
Au même instant on entend le cri des grenadiers qui le demandent ; cette nouvelle s'est répandue parmi eux : ils veulent leur empereur, il leur faut leur empereur ; s'il tarde un instant, ils viendront le chercher eux-mêmes.
Napoléon se décide enfin ; mais par où sortir ? On a tant attendu qu'il n'y a plus d'issue. L'empereur ordonne à Gourgaud et au prince de Neuchâtel de monter sur la terrasse du Kremlin pour tâcher de découvrir un passage, et en même temps il ordonne à plusieurs officiers d'ordonnance de se répandre aux alentours du palais dans le même but, tous s'empressent d'obéir, les officiers descendent rapidement par tous les escaliers, Berthier et Gourgaud montent sur la terrasse.
A peine y sont-ils, qu'ils sont forcés de se cramponner l'un à l'autre : la violence du vent, la raréfaction de l'air causent une si terrible tourmente, que le tourbillon qui passe et repasse incessamment a failli les emporter avec lui ; au reste, d'où ils sont, impossible de rien voir qu'un océan de flammes sans issues et sans bornes.
Ils redescendent et annoncent cette nouvelle à l'empereur.
Alors Napoléon n'hésite plus ; au risque d'aller donner tête baissée dans la flamme, il descend rapidement l'escalier du nord, sur les marches duquel les Strélitz ont été égorgés ; mais, arrivé dans la cour, on ne trouve plus d'issues, les flammes bloquent toutes les portes : on a attendu trop tard, il n'est plus temps.
En ce moment, un officier accourt haletant, la sueur sur le front, les cheveux à demi brûlés ; il a trouvé un passage : c'est une poterne fermée qui doit donner sur la Moskowa ; quatre sapeurs se précipitent, la porte est brisée à coups de hache, Napoléon s'engage à travers deux murailles de rochers ; ses officiers, ses maréchaux, sa garde, le suivent ; s'il fallait maintenant revenir sur ses pas, la chose lui serait impossible : il faut marcher en avant.
L'officier s'est trompé : la poterne ne donne pas sur la rivière, mais sur une rue étroite et enflammée ; n'importe ! cette rue menât-elle à l'enfer il faut la prendre. Napoléon donne l'exemple et s'élance le premier sous une arcade de feu ; tout le monde le suit, nul ne cherche un salut à côté ou en dehors du sien : s'il meurt, on mourra.
Il n'y a plus de chemin, il n'y a plus de guide, il n'y a plus d'étoiles ; on marche au hasard, au milieu du mugissement des flammes, du pétillement des brasiers, du craquement des voûtes, toutes les maisons brûlent ou sont brûlées, et de toutes celles qui sont debout encore, par les fenêtres, par les portes, les flammes s'élancent comme pour poursuivre les fugitifs ; des poutres tombent, le plomb fondu coule dans les ruisseaux ; tout est de feu, l'air, les murailles, le ciel ; quelques fugitifs sont tombés sur la route, étouffés par le manque d'air ou écrasés par les décombres.
En ce moment, les soldats du premier corps, qui cherchent l'empereur apparaissent presque au milieu des flammes ; ils le reconnaissent, et tandis que dix ou douze l'environnent comme s'il s'agissait de le défendre d'un ennemi ordinaire, les autres marchent devant en criant : Par ici ! Par ici !
Napoléon s'abandonne à eux avec la même confiance qu'ils s'abandonnent ordinairement à lui, et, cinq minutes après, il se trouve en sûreté dans les décombres d'un quartier brûlé depuis le matin.
Alors il s'enfonce entre un double rang de voitures, il demande quels sont ces fourgons et ces caissons ; on lui répond que c'est le parc du premier corps, que l'on a sauvé : chaque voiture contient des milliers de poudre, et des tisons brûlent entre les roues !
Napoléon donne l'ordre de prendre la route de Petroskoï : c'est un château royal situé hors de la ville, à une demi-lieue de la barrière de Saint- Pétersbourg, au milieu des cantonnements du prince Eugène : là sera désormais le quartier impérial.
Pendant deux jours et deux nuits, Moscou brûle encore ; puis, enfin, au matin du troisième jour, la flamme a entièrement disparu, et, à travers la fumée qui le couvre comme une brume, Napoléon peut voir se dresser, noirci et à demi-consumé le squelette de la ville sainte.
A part quelques dernières traces d'incendie qui semblent laissées exprès comme de sombres souvenirs de cette époque terrible, Moscou tout entière est sortie de ses cendres, plus splendide, plus magnifique et plus dorée qu'elle n'a jamais été. Le Kremlin seul, resté debout comme un antique et indestructible témoin des choses passées, a conservé son caractère byzantin, qui le fait ressembler, au premier coup d'oeil, au palais des doges de Venise. Ma visite en arrivant fut pour cet édifice, et des cinq portes percées dans ses hautes murailles crénelées, je choisis la porte de Spaskoï ou la porte sainte, et j'entrai, selon l'usage, la tête découverte, dans l'antique palais autour duquel a tourné l'histoire de la vieille Moscovie.
Le Kremlin, dit-on, tire son nom du mot Kremle qui veut dire Pierre. Il renferme le sénat, l'arsenal, l'église de l'Annonciation, la cathédrale de l'Assomption, où se fait la cérémonie du couronnement, et où, effectivement, l'empereur Nicolas venait d'être couronné ; l'église de Saint- Michel, où sont les tombeaux des premiers souverains de l'empire ; le palais des patriarches et le palais des anciens tzars. C'est dans ce nid de granit que naquit Pierre Ier.
Grâce à Ivan, qui faisait servir à tout l'ordre de l'empereur, devant lequel, au reste, chacun s'inclinait, je pus visiter le palais dans tous ses détails. D'abord je me fis montrer la petite poterne, par laquelle Napoléon était sorti, puis l'appartement qu'il avait occupé, et dans lequel, pendant une nuit et un jour, les bras croisés à la fenêtre, il avait vu s'avancer vers lui ce nouvel ennemi, inconnu, irrésistible, indomptable, qui l'avait pied à pied chassé de sa conquête. De cet appartement je montai sur la terrasse, du haut de laquelle Gourgaud et Berthier avaient failli être précipités, et de là je découvris Moscou, non plus agonisante et se tordant dans son agonie enflammée, mais jeune, joyeuse, riante, toute parsemée de jardins verts, tout étincelante de coupoles d'or.
Moscou date du milieu du treizième siècle à peu près. Comme on le voit, elle est de médiocre antiquité ; c'est à peine si son âge eût suffi à un seigneur du temps de Louis XIV pour monter dans les carrosses du roi. Peut-être existait-elle longtemps auparavant, pauvre, inconnue et roturière ; mais ce n'est qu'à partir de cette époque qu'elle fut élevée au rang de principauté, et gouvernée par Michel le Brave, frère d'Alexandre Nieuski, le même qui, ayant pris le cilice vers la fin de sa vie, a été mis au rang des saints et est devenu un des patrons les plus miraculeux de la ville de Saint-Pétersbourg. L'origine du nom de Moscou ne soulève pas les mêmes doutes que le nom du Kremlin. Sa marraine est la Moskowa, pauvre et humble rivière boueuse, qui prend sa source à Giath et va se jeter dans l'Oka, au-dessus de Riazan, tout étonnée encore d'avoir, dans sa course de quelques heures, servi de ceinture à une reine.
Le Kremlin est situé au centre de Moscou, et dans la partie la plus élevée, de sorte que, du haut de la terrasse du palais, on domine la ville tout entière. C'est de là que l'irrégularité de Moscou qui semble la cité capricieuse et fantasque de quelque architecte des Mille et une Nuits, apparaît dans toute son étrange variété avec sa mosaïque de toits, ses minarets byzantins, ses pagodes chinoises, ses terrasses italiennes, ses kiosques indiens et ses fermes hollandaises. C'est de là qu'on voit se presser dans les trois quartiers qui la divisent, et surtout dans le Kitaï-Gorod ou le quartier marchand, des envoyés de tous les peuples de la terre, et qu'on reconnaît : le Turc à son turban, l'Arménien à sa longue robe, le Mongol à son bonnet pointu, le moujick à son sarrau de toile, et le Français à son habit étriqué. Quant aux rues, elles sont tortueuses comme la rivière qui les traverse, et dont le nom vient dit-on, d'un mot sarmate qui signifie serpent ; mais elles ont cet avantage d'être bâties contre le vent et contre le soleil, et de ne jamais offrir à l'oeil effrayé ces longues perspectives qui semblent infranchissables au malheureux piéton.
Descendu de la terrasse, où je restai plus d'une heure sans me lasser de contempler ce magnifique panorama, je passai auprès du sénat, immense bâtiment élevé sous le règne de Catherine, et qui, sur les quatre côtés du cube qui surmonte sa coupole, porte écrit en grosses lettres le mot loi, en caractères russes. Comme la salle des séances m'offrait peu d'intérêt, et que d'ailleurs le temps de mon séjour à Moscou était compté, je m'acheminai vers l'arsenal, vaste édifice commencé en 1702, sous le règne de Pierre Ier. Miné en 1812 au moment de la retraite de l'armée française, l'arsenal porte encore des traces de l'explosion terrible qui le renversa en grande partie, sans briser une glace qui se trouvait devant l'image de saint Nicolas, événement qui fut attribué à un miracle du saint, ainsi que le constate une inscription gravée au-dessus. Une autre preuve d'un miracle non moins grand, mais dont l'auteur est l'hiver, saint bien plus puissant encore que saint Alexandre Nieuski, huit cent soixante-dix pièces d'artillerie prises aux Français et à leurs alliés, et retrouvées par les chemins, au bord des rivières, au fond des ravins sur la route de Moscou à Vilna. Ces pièces sont rangées devant la façade de l'édifice. Chacune d'elles, toute captive qu'elle est, porte encore le nom orgueilleux dont l'a baptisée le fondeur, dans son ignorance de l'avenir. C'est l'Invincible, c'est l'Imprenable, c'est le Vengeur. La place où elles sont prouve que ce n'est pas seulement sur les colonnes et sur les tombeaux que le bronze a pris l'habitude de mentir.
En avant de l'une des faces latérales est la fameuse pièce de canon coulée en 1694, dont le poids est de quatre-vingt-seize mille livres treize onces, dont la longueur est de dix-sept pieds, et dont le diamètre est de quatre pieds trois pouces ; elle est entourée de plusieurs autres pièces turques et persanes dont elle semble l'aïeule, quoique la plus petite de toutes celles-ci, prise isolément, doive paraître énorme. Elles sont surchargées d'ornements orientaux bizarres, mais précieux de détails, et chacune d'elles, comme preuve de sa force, porte le chiffre de son poids gravé près de la culasse. Comparée à la plus petite de ces pièces, la plus forte des nôtres semble un jouet d'enfant.
Nous avions alors en face de nous le clocher d'Ivan Velikoï, élevé pour perpétuer le souvenir d'une famine qui désola Moscou vers l'an 1600. La forme du clocher est octogone, et la coupole est, assure-t-on, recouverte entièrement en or de ducats. La croix qui couronnait l'église fut enlevée au moment de la retraite par Napoléon, qui la destinait au dôme des Invalides, et ceux qui étaient chargés de la garder la jetèrent dans la Bérésina, ne pouvant la traîner plus loin. Les Russes l'ont remplacée par une croix de bois plaquée en cuivre doré.
Au pied de cette église, dans une cavité circulaire recouverte par des planches, gît la fameuse cloche éternelle, transportée de Novogorod à Moscou, ou elle devait être la reine des trente-deux autres cloches qui forment le carillon de l'église d'Ivan le Grand. Pendant quelque temps elle régna en effet sur elles, tant par la grosseur que par le bruit ; mais un jour elle rompit ses liens, tomba, et s'enfouit dans sa chute, à la profondeur de plusieurs pieds. C'est par une trappe et en descendant un escalier d'une vingtaine de marches, gardé par une sentinelle qui vous prévient de prendre garde de vous rompre le cou, que nous arrivâmes au pied de la montagne de bronze, dont on fait le tour en longeant une petite muraille de briques élevée dans le but de la soutenir. La circonférence de la cloche est de soixante-sept pieds quatre pouces, ce qui donne un diamètre de vingt-deux pieds quatre pouces un tiers ; sa hauteur de vingt et un pieds quatre pouces et demi ; son épaisseur, à l'endroit où frappait le battant, de vingt-trois pouces, et son poids de quatre cent quarante-trois mille sept cent soixante-douze livres, ce qui, au simple prix du métal, c'est-à-dire à trois francs quinze sous la livre, représente à peu près une somme de soixante-six mille cinq cents louis. Mais la valeur de la cloche s'accroît de plus du triple, lorsqu'on sait qu'au moment où elle fut fondue, les nobles et le peuple vinrent y jeter à l'envi leur or, leur argent et leur vaisselle. C'est donc à peu près quatre millions sept cent quarante-deux mille francs qui furent enfouis dans cette espèce de cave, sans utilité comme sans rapport.
A certains jours de l'année, les paysans visitent cette cloche en grande dévotion, et se signent à chaque marche de l'escalier, soit qu'ils le montent, soit qu'ils le descendent.
Comme je voulais en finir du coup avec le Kremlin, j'entrai dans l'église de l'Assomption, où venait d'avoir lieu, six semaines auparavant, le couronnement de l'empereur. C'est un édifice assez petit et de forme carrée, qui fut fondé en 1325, s'écroula en 1474 et fut réédifié l'année suivante par des architectes italiens qu'Ivan III fit venir de Florence. Cette église, qui peut contenir cinq cents personnes, renferme les tombeaux des patriarches et le trône des tzars. Avant 1812, elle était éclairée par un lustre en argent pesant plus de trois mille sept cents livres, lequel disparut pendant l'invasion française. En revanche, celui qui l'a remplacé a été fondu avec l’argent pris sur nous pendant la retraite. Il est vrai que l'église a perdu à cette restitution forcée, celui qui y est aujourd'hui ne pesant que six cent soixante livres.
J'aurais eu grande envie de visiter le même jour Petroskoï ; mais mon invitation à dîner chez la comtesse Waninkoff ne m'en laissait pas le temps. Je me contentai donc de jeter en passant un coup d'oeil sur l'échafaud en pierre où le civilisateur sanglant de la Russie exécuta plus d'une fois l'arrêt de mort avec la main qui l'avait signé, et je dis à Ivan de me conduire à l'église de la Protection de la Vierge, que les Russes appellent Vassili- Blajennoï, et qui est la plus curieuse des deux cent soixante-trois que renferment les murs de la capitale.
Ce monument, qui fut construit en 1354, sous le règne d'Ivan le Terrible en commémoration de la prise de Kasant, est l'oeuvre d'un architecte italien qui, appelé du sein de la plus splendide civilisation au milieu d'un peuple barbare, voulut faire quelque chose qui satisfît par son étrangeté le sauvage caprice du tzar. Dix-sept coupoles s'arrondissent sur le toit de Vassili- Blajennoï, et chacune est de forme et de couleur différente. Grâce à cette disparate collection de boules, de pommes de pin, de melons et d'ananas, verts, rouges, bleus, jaunes et violets, Ivan le Terrible parut fort satisfait. Cette satisfaction s'accrut si fort et si bien les jours suivants, qu'au moment où l'architecte vint prendre congé de lui pour réclamer son salaire et retourner en Italie, il lui fit donner le double de la somme promise et lui fit crever les yeux, de peur qu'il ne lui prît envie de doter la ville des Médicis d'un chef-d'oeuvre pareil à celui qu'il possédait.
L'heure était venue de me rendre chez la comtesse Waninkoff. J'y trouvai Louise installée. Cependant, tout ce qu'on avait pu obtenir d'elle, c'est qu'elle ne partirait que le surlendemain au matin. Quant à l'enfant, il était déjà devenu le maître de la maison : au moindre cri qu'il jetait, tout le monde était sur pied, et je trouvai la nourrice dans un magnifique costume national que lui avaient acheté les deux jeunes filles.
On devine que la conversation ne roula que sur l'exil de Waninkoff et le dévouement de Louise. Tout le morde ignorait comment il se trouvait au fond de la Sibérie, s'il était libre ou prisonnier ; et l'hiver qui s'approchait, et pendant lequel le froid, dans ces contrées septentrionales, s'élève quelquefois jusqu'à quarante et quarante-cinq degrés, inspirait les plus vives inquiétudes aux pauvres femmes, qui savaient le comte Alexis habitué, comme la plupart des jeunes gens russes nobles et riches, à toutes les jouissances du luxe et à toutes les mollesses de l'Orient. Aussi, sous prétexte d'adoucir l'exil de Waninkoff, on avait déjà offert à Louise, sous mille formes différentes, une véritable fortune : mais, excepté des fourrures, elle avait tout refusé, disant que Waninkoff avait surtout besoin d'amour, de soins et de dévouement, et qu'elle lui en portait tout un trésor.
J'eus à mon tour ma part d'offres, que je refusai comme avait fait Louise. Cependant je me laissai tenter par un sabre turc qui avait appartenu au comte, et qui était plus précieux au reste par sa trempe que par sa monture.
Si fatigués que nous fussions de deux jours et de deux nuits de voyage, cette excellente famille, qui croyait revoir en nous quelque chose de celui qu'elle avait perdu, nous retint jusqu'à minuit. Enfin à minuit, j'obtins la permission de me retirer. Quant à Louise, il était décidé depuis le matin qu'elle ne rentrerait pas à l'hôtel et on lui avait à l'instant même préparé la plus belle chambre de la maison.
J'avais, avant de le quitter, prévenu Ivan que le lendemain je comptais aller déjeuner à Petroskoï, de sorte qu'à sept heures du matin il était à ma porte avec un droschki. C'était, on se le rappelle, un pèlerinage national que j'accomplissais. C'est à Petroskoï que Napoléon se retira pendant les trois jours que dura l'incendie de Moscou.
Trois quarts d'heure après notre départ de l'hôtel, nous étions au château, qui donne son nom à un charmant village composé presque entièrement des plus riches maisons de campagne des plus riches seigneurs de Moscou. C'est un bâtiment d'une forme étrange, qui, par sa bizarrerie moderne, cherche à imiter le style des anciens palais tatares. Avant d'y arriver je traversai un petit bois où, au milieu des sapins noirs, je saluai avec une joie presque enfantine quelques beaux chênes verts qui me rappelaient nos majestueuses forêts de France.
En sortant du château, Ivan, qui m'avait quitté pendant quelques minutes pour aller commander le déjeuner à l'auberge, revint me dire tout joyeux que, par un hasard qui m'était des plus favorables, des bohémiens avaient fait élection de domicile cette année à Petroskoï. Je connaissais la passion des grands seigneurs russes pour ces tsiganes, qui sont pour eux ce que les almées sont pour les Egyptiens et ce que les bayadères sont pour l'Inde, de sorte qu'après avoir tâté mes poches, je résolus de me donner, en déjeunant, un plaisir princier. En conséquence, je dis à Ivan de me conduire à la maison des bohémiens, curieux que j'étais de voir par moi-même, et chez eux, ces descendants des Cophtes et des Nubiens.
Ivan s'arrêta devant une des plus belles maisons du village : c'était là que nos tsiganes avaient fait élection de domicile, mais ils étaient déjà en course, ayant été appelés pendant la nuit dans différents palais dont ils n'étaient point encore revenus. Cette réponse nous fut faite par une servante maltaise qui était à leur service, et qui parlait un peu italien. Je lui demandai alors si, en l'absence des maîtres, je pouvais sans indiscrétion visiter leur demeure. Elle me répondit que oui, et la porte du sanctuaire me fut ouverte.
La chambre où je fus introduit, et qui était la chambre commune, pouvait avoir une trentaine de pieds de longueur sur vingt de largeur. Aux deux côtés étaient rangés des lits garnis de matelas, de draps et de couvertures, beaucoup meilleurs et surtout beaucoup plus propres que ne le sont ordinairement les lits russes. Ces lits se ressentaient même de l'origine orientale de ceux qui les occupaient ; car, sur quelques-uns, je comptai jusqu'à six à huit coussins d'espèces différentes. Les uns étaient de longs traversins, les autres des oreillers de la grandeur des petits carreaux que nos femmes mettent sous leurs pieds. A la tête de chaque lit étaient suspendus les intruments, les armes ou les bijoux de celui ou de celle à qui le lit appartenait.
Après avoir fait deux ou trois fois le tour de cette espèce de dortoir, voyant que les tsiganes ne rentraient point, j'exprimai à leur servante, en même temps que le désir d'avoir quatre ou cinq bohémiens pendant mon déjeuner, la crainte qu'ils ne fussent trop fatigués pour venir, ayant passé la nuit dehors. Mais la jeune fille me rassura en me disant que je pouvais compter sur les premiers rentrés, et que, si fatigués qu'ils fussent, ils dormiraient plus tard.
Le maître du restaurant où Ivan avait commandé le déjeuner était un Français resté dans le pays après la retraite, et qui, ayant été cuisinier chez le prince de Neuchâtel, avait songé à utiliser ses talents. En Russie, les cuisiniers et les professeurs sont toujours sûrs de ne pas rester longtemps sans place : de sorte que, sur le prospectus de son savoir, il était promptement entré au service d'un prince russe. La maison était bonne ; au bout de sept ou huit ans il s'était retiré avec une somme considérable, et avait fondé ce restaurant où il était en voie de faire fortune. Le digne maître d'hôtel, sachant qu'il avait affaire à un compatriote, m'avait traité en conséquence, et je trouvai un déjeuner magnifique servi dans la plus belle chambre de son établissement. Ce luxe me fit frémir pour ma bourse, mais il était arrêté que je passerais une matinée de grand seigneur, et qu'Ivan partagerait ma fastueuse prodigalité.
Nous en étions au dessert, et je commençais à perdre l'espoir de voir arriver nos bohémiens, lorsque notre hôte monta lui-même nous dire qu'ils étaient en bas. Je donnai aussitôt l'ordre qu'ils fussent introduits, et je vis entrer deux hommes et trois femmes.
Au premier abord, je l'avoue, j'eus quelque peine à comprendre la passion des Russes pour ces créatures étranges, parmi lesquelles le fameux comte Tolstoï et le prince Gagarin ont été chercher des femmes légitimes. Deux ne me parurent aucunement jolies ; quant à la troisième, qui se présentait avec la confiance que donne la supériorité de la beauté ou du talent, elle me fit plutôt l'effet, comme ses compagnes, d'une espèce d'animal sauvage à formes humaines que d'une femme. En effet, ses yeux noirs tout chargés de fatigue avaient l'expression farouche de ceux d'une gazelle à demi endormie, tandis que sa peau cuivrée avait quelque chose de la robe d'un serpent. Au reste, sous des lèvres presque livides, étincelaient des dents blanches comme des perles, et d'un large pantalon à la turque sortaient des pieds d'enfant, petits et fins comme je n'en avais jamais vu. Tous, d'ailleurs, hommes et femmes semblaient exténués, si bien que je crus que l'amour du gain l'avait emporté sur leurs forces, et que je commençais à regretter qu'au lieu de dormir plus tard ils n'eussent pas dormi plus tôt.
Le plus vieux des hommes, qui semblait exercer une certaine autorité patriarcale sur la troupe, s'assit, une guitare à la main, sur un de ces poêles gigantesques qui tiennent en Russie le tiers de toute chambre tant soit peu confortable, et pendant qu'il tirait quelques sons de son instrument, l'autre homme et les deux femmes s'accroupirent à ses pieds. La plus jolie et la plus élégante des trois femmes resta seule debout, un peu affaissée sur elle- même, les genoux légèrement pliés et la tête inclinée sur son épaule, comme un oiseau qui cherche l'abri de son aile pour s'endormir.
Bientôt les sons incertains se changèrent en accords, puis à la suite d'un accord, et sans préparation aucune, le joueur de guitare entonna soudainement une canzon ou plutôt une cantate vive, animée, stridente, qu'après quelques mesures les deux femmes et l'homme accroupis accueillirent par un choeur, pendant lequel la bohémienne qui était restée debout sembla se réveiller, secouant doucement la tête comme pour marquer la cadence ; puis, lorsque le choeur fut fini, elle fit sortir de cette touffe de notes, si je puis parler ainsi, un chant élégant, doux, mince et délié, qui finit par s'épanouir dans un flot de petites notes hautes d'une justesse miraculeuse et d'un charme étrange ; alors le choeur reprit, et sur ce choeur elle greffa de nouveau sa suave et mélodieuse improvisation. Enfin, interrompue une seconde fois par le choeur elle reprit une troisième fois, toujours avec la même justesse et la même suavité, comme si elle eût eu un bouquet à composer avec trois fleurs de couleurs et de parfums différents, et à son tour le choeur reprit une dernière fois et finit smorzando ; on eût dit que les forces des exécutants s'étaient éteintes dans la dernière note, triste comme un dernier soupir.
Je ne puis exprimer l'impression acre et profonde que produisit sur moi ce chant sauvage et cependant si mélodieux. C'était comme celui que ferait entendre tout à coup, dans un de nos parcs habitués aux gazouillements du rossignol et de la fauvette, quelque oiseau inconnu des forêts vierges de l'Amérique, qui chante non plus pour les hommes, mais pour le désert et pour Dieu. J'étais resté immobile et les yeux fixés sur la chanteuse, sans oser respirer et le coeur serré comme par une douleur. Tout à coup la guitare pétilla sous les doigts du vieux bohémien en accords frissonnants, les femmes et l'homme accroupis bondirent de leurs places et retombèrent sur leurs pieds ; une mesure pleine d'énergie donna le signal de la danse, et se prenant par la main, les trois bohémiens commencèrent une espèce de ronde autour de la danseuse, l'enfermant de leurs bras comme dans un cercle, tandis qu'elle, se balançant sur elle-même, semblait s'animer de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin, les autres s'étant arrêtés, ce fut elle qui, brisant la chaîne qu'ils avaient formée, commença de bondir à son tour.
L'espèce de pas qu'accomplissait la bohémienne était plutôt d'abord une pantomime qu'une danse. Comme un papillon qui sort de sa chrysalide et qui voit pour la première fois l'espace ouvert à ses ailes, elle semblait voler incertaine et prête à se poser sur tout ; elle faisait avec ses petits pieds des pas si immenses et si légers, qu'on l'eût crue soutenue par quelque fil, comme nos sylphides de l'Opéra. Pendant ce temps, ses membres, que j'avais crus brisés par la fatigue, reprenaient la souplesse et la force de ceux d'une gazelle ; ses yeux, qui semblaient endormis, s'étaient ranimés et jetaient des flammes ; ses lèvres, qui d'abord avaient semblé pouvoir à peine s'ouvrir, se relevaient lascivement aux deux coins de la bouche, et laissaient voir comme une bordure de perles deux rangées de dents magnifiques, le papillon était devenu femme, et la femme devenait bacchante.
Alors, et comme emporté lui-même par les vibrations de la guitare et attiré à la poursuite de la bohémienne, l'homme s'élança à son tour, et la toucha de ses lèvres à l'épaule ; la jeune sauvage bondit en jetant un cri, comme si un fer rouge l'eût touchée. Alors commença entre eux une espèce de course circulaire où la femme parut peu à peu perdre de son envie de fuir ; enfin elle s'arrêta, fit face à son partner et commença une espèce de danse qui tenait à la fois de la pyrrihique grecque, du jaleo espagnol et de la chica américaine : c'était tout ensemble une fuite et une provocation, une lutte dans laquelle la femme échappait comme une couleuvre et où l'homme poursuivait comme un tigre. Pendant ce temps, la musique montait toujours plus vibrante ; les deux autres femmes criaient et bondissaient comme des hyènes amoureuses, frappant la terre de leurs pieds, et heurtant leurs mains comme des cymbales ; enfin, chanteurs et chanteuses, danseur et danseuses, ayant paru atteindre le dernier degré des forces humaines, jetèrent tous ensemble un cri d'épuisement, de rage et d'amour les deux femmes et l'homme tombèrent sur le plancher, et la belle bohémienne, faisant un dernier bond, s'élança sur mes genoux au moment où je m'y attendais le moins, et m'enlaçant de ses bras comme d'un double serpent, elle appuya sur mes lèvres ses lèvres parfumées par je ne sais quelle herbe d'Orient.
C'était sa manière de demander ce qui lui était dû pour le spectacle miraculeux qu'elle venait de me donner.
Je vidai mes poches sur la table, et je fus bien heureux de n'avoir que deux à trois cents roubles : j'aurais eu une fortune, je la lui aurais donnée.
Je comprenais la passion des Russes pour les bohémiennes.

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