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Chapitre XVI


Comme ce que j'avais à dire à Louise ne devait point la rassurer, et que d'ailleurs j'espérais toujours que quelque circonstance imprévue ferait avorter la conspiration, je rentrai chez moi et j'essayai de prendre quelque repos ; mais j'étais si préoccupé, que je me réveillai au point du jour, m'habillai aussitôt, et courus à la place du Sénat. Tout était tranquille.
Cependant les conjurés n'avaient pas perdu leur nuit. En vertu des résolutions prises, chacun s'était rendu à son poste, dirigé par Ryleyeff, qui était le chef militaire, comme le prince de Troubetskoï était le chef politique. Le lieutenant Arbouzoff devait entraîner les marins de la garde, les deux frères Rodisco et le sous-lieutenant Goudimoff le régiment des gardes Izmailowski ; le prince Stchepine Rostoffski, le capitaine en second Michel Bestoujeff, son frère Alexandre et deux autres officiers du régiment, nommés Brock et Wolkoff, s'étaient chargés du régiment de Moscou ; enfin, le lieutenant Suthoff avait répondu du premier régiment des grenadiers du corps. Quant au comte, il avait refusé tout autre rôle que celui de simple acteur, promettant de faire ce que les autres feraient : comme on le savait homme à tenir sa parole, et que, d'ailleurs il ne réclamait aucune position dans le futur gouvernement, on n'avait point exigé davantage de lui.
Je restai jusqu'à onze heures, non pas sur la place du Sénat, car il y faisait trop froid pour qu'une pareille station fût supportable, mais chez un de ces marchands de sucreries et de vins qu'on nomme conditors et dont la boutique était située au bout de la Perspective, près de la maison du banquier Cerclet. C'était un poste excellent pour y attendre des nouvelles, d'abord parce qu'il donnait sur la place de l'Amirauté, ensuite parce que les conditors remplacent à Saint-Pétersbourg nos pâtissiers de Paris ; et celui-là étant le Félix de l'endroit, à chaque instant, des personnes arrivant des quartiers les plus opposés entraient dans son magasin. Jusqu'à cette heure, au reste, toutes les relations étaient satisfaisantes : le général de la garde et de l'état-major venait d'arriver au palais, annonçant que les régiments des gardes à cheval, des chevaliers-gardes, de Préobrajenski, de Semonowskoï, les grenadiers Paulowski, les chasseurs de la garde, les chasseurs de Finlande et les sapeurs venaient de prêter serment. Il est vrai qu'on n'avait encore aucune nouvelle des autres régiments, mais cela tenait sans doute à la position de leurs casernes, éloignées du centre de la capitale.
J'allais rentrer chez moi, espérant que la journée s'écoulerait ainsi, et que les conspirateurs, ayant reconnu le danger de leur projet, se tiendraient tranquilles, lorsque tout à coup un aide de camp passa au grand galop, et on put comprendre que quelque chose d'inattendu venait d'arriver. Chacun courut aussitôt sur la place, car il y avait dans l'air cette vague inquiétude qui précède toujours les grands événements ; en effet la révolte venait de commencer, et cela avec une telle violence, qu'on ne pouvait savoir où elle s'arrêterait.
Le prince Stchepine Rostoffski et les deux Bestoujeff avaient tenu parole. Dès neuf heures du matin, ils étaient arrivés aux casernes du régiment de Moscou, et, s'adressant aux 2ème, 3ème, 5ème et 6ème compagnies, qu'on savait les plus dévouées au grand-duc Constantin, le prince Stchepine avait affirmé aux soldats qu'on les trompait en exigeant d'eux le serment. Il avait ajouté que, bien loin d'avoir renoncé à la couronne, le grand-duc était arrêté pour avoir refusé à son frère la concession de ses droits. Alors Alexandre Bestoujeff, prenant la parole, avait annoncé qu'il arrivait de Varsovie, chargé par le tzarewich lui-même de s'opposer à la prestation du serment ; et voyant que ces nouvelles produisaient une grande impression sur les troupes le prince Stchepine avait ordonné aux soldats de prendre des cartouches à balle et de charger leurs armes. En ce moment, l'aide de camp Verighine, suivi du général-major Fredricks, commandant le peloton de grenadiers, aux mains desquels était le drapeau, était arrivé pour inviter les officiers à se rendre chez le colonel du régiment. Stchepine avait alors pensé que le moment était venu, il avait ordonné aux soldats de repousser les grenadiers à coups de crosse et de leur enlever le drapeau ; en même temps il s'était précipité sur le général-major Fredricks, que Restoujeff de son côté menaçait du pistolet, l'avait frappé à la tête d'un coup d'estoc qui l'avait étendu à terre, et en même temps, se retournant sur le général-major Schenschine, commandant la brigade, qui accourait au secours de son collègue, il l'avait renversé d'un coup de pointe. Se ruant aussitôt au milieu des grenadiers, il avait successivement blessé le colonel Khwosschinski, le sous-officier Mousseieff et le grenadier Krassoffski, si bien qu'il avait fini par s'emparer du drapeau qu'il avait élevé en l'air en criant : Hourra ! A ce cri, et à la vue du sang, plus de la moitié du régiment avait répondu par les cris de : Vive Constantin ! à bas Nicolas ! et profitant de ce moment d'enthousiasme Stchepine avait entraîné près de quatre cents hommes à sa suite, et marchait avec eux tambour battant vers la place de l'Amirauté.
A la porte du palais d'Hiver, l'aide de camp qui apportait ces nouvelles heurta un autre officier qui arrivait de la caserne des grenadiers du corps. Les nouvelles dont celui-ci était chargé n'étaient guère moins inquiétantes que celles apportées par l'aide de camp. Au moment où le régiment sortait pour aller prêter serment, le sous-lieutenant Kojenikoff s'était jeté à l'avant- garde en criant : « Ce n'est pas au grand-duc Nicolas qu'il faut prêter serment, mais à l'empereur Constantin. » Puis, sur ce qu'on lui répondait que le tzarewich avait abdiqué : « C'est faux ! s'était-il écrié, faux, de toute fausseté ; le tzarewich marche sur Saint-Pétersbourg pour punir ceux qui ont oublié leurs devoirs et récompenser ceux qui seront restés fidèles. »
Cependant, malgré ses cris, le régiment avait continué sa marche, avait prêté serment, et était rentré dans la caserne sans donner aucune marque d'insubordination, lorsqu'au moment du dîner, le lieutenant Suthoff, qui avait prêté serment comme les autres, entra, et s'adressant à sa compagnie :
- Mes amis, s'écria-t-il, nous avons eu tort d'obéir, les autres régiments sont en pleine révolte, ils ont refusé le serment et sont à cette heure sur la place du Sénat, habillez-vous, chargez vos armes, et en avant suivez-moi. J'ai votre solde dans ma poche, et je vous la distribuerai sans attendre l'ordre.
- Mais ce que vous nous dites est-il bien vrai ? s'écrièrent plusieurs voix.
- Tenez, voici le lieutenant Panoff, votre ami comme moi : interrogez-le.
- Mes amis, dit Panoff avant d'attendre même qu'on l'interrogeât, vous savez que Constantin est votre seul et légitime empereur et qu'on veut le détrôner. Vive Constantin !
- Vive Constantin ! crièrent les soldats.
- Vive Nicolas ! répondit le colonel Sturler, commandant du régiment, en s'élançant dans la salle. On vous égare, mes amis, le tzarewich a abdiqué, et vous n'avez pas d'autre empereur que le grand-duc Nicolas. Vive Nicolas Ier.
- Vive Constantin ! répondirent les soldats.
- Vous vous trompez, soldats, et on vous fait faire fausse route, cria de nouveau Sturler.
- Ne m'abandonnez pas, suivez-moi, répondit Panoff ; réunissons-nous à ceux qui défendent Constantin. Vive Constantin !
- Vive Constantin ! avaient crié plus des trois quarts des soldats.
- A l'Amirauté ! à l'Amirauté ! dit Panoff tirant son épée ; suivez-moi, soldats, suivez-moi !
Et il s'était élancé suivi de près de deux cents hommes criant hourra ! comme lui, et se dirigeant, comme le régiment de Moscou, mais par une autre rue, vers la place de l'Amirauté.
Pendant que cette double nouvelle était apportée à l'empereur, le gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, le comte Milarodowich accourut à son tour au palais. Il savait déjà la rébellion du régiment de Moscou et des grenadiers du corps ; il avait ordonné aux troupes sur lesquelles il croyait pouvoir le plus compter de se rendre au palais d'Hiver ; ces troupes étaient le premier bataillon du régiment de Préobrajenski, trois régiments de la garde de Paulowski et le bataillon des sapeurs de la garde.
L'empereur vit alors que la chose était plus sérieuse qu'il ne l'avait crue d'abord. En conséquence, il commanda au général-major Neidhart de porter au régiment de la garde de Semonowski l'ordre d'aller immédiatement réprimer les mutins, et à la garde à cheval celui de se tenir prête à la première réquisition ; puis, ces ordres donnés il descendit lui-même au corps de garde principal du palais d'Hiver, où le régiment de la garde de Finlande était de service, et lui ordonna de charger ses fusils et d'occuper les principales avenues du palais. En ce moment, on entendit un grand tumulte : c'étaient la 3ème et la 6ème compagnie du régiment de Moscou, conduites par le prince Stchepine et les deux Bestoujeff, qui arrivaient, drapeau au vent, tambour en tête, criant : A bas Nicolas ! vive Constantin ! Elles débouchèrent sur la place de l'Amirauté ; mais arrivées là, soit qu'elles ne se crussent pas assez fortes, soit qu'elles reculassent en face de la majesté impériale au lieu de marcher sur le palais d'Hiver, elles allèrent s'adosser au Sénat. A peine y étaient-elles, qu'elles y furent rejointes par les grenadiers du corps : une cinquantaine d'hommes en frac, dont quelques-uns étaient armés de pistolets qu'ils tenaient à la main, se mêlèrent aux soldats révoltés.
En ce moment, je vis paraître l'empereur sous une des voûtes du palais, il s'approcha jusqu'à la grille, et jeta un coup d'oeil sur les rebelles ; il était plus pâle que d'habitude, mais paraissait parfaitement calme. On disait que, pour être prêt à mourir en empereur et en chrétien, il s'était confessé et avait fait ses adieux à sa famille.
Comme j'avais les yeux fixés sur lui, j'entendis derrière moi et du côté du palais de marbre retentir le galop d'un escadron de cuirassiers ; c'était la garde à cheval conduite par le comte Orloff, un des plus braves et des plus fidèles amis de l'empereur. Devant lui les grilles s'ouvrirent ; il sauta à bas de son cheval, et le régiment se rangea devant le palais ; presque en même temps on entendit les tambours des grenadiers de Préobrajenski qui arrivaient par bataillons. Ils entrèrent dans la cour du palais, où ils trouvèrent l'empereur avec l'impératrice et le jeune grand-duc Alexandre ; derrière eux parurent les chevaliers-gardes, au milieu desquels je reconnus le comte Alexis Waninkoff ; ils se rangèrent de manière à former l'angle avec leurs cuirassiers, laissant entre eux un intervalle que l'artillerie ne tarda point à remplir. Les régiments révoltés laissaient de leur côté faire toutes ces dispositions avec une insouciance apparente et sans s'y opposer autrement que par leurs cris de : Vive Constantin ! à bas Nicolas ! Il était évident qu'ils attendaient des renforts.
Cependant les messagers envoyés par le grand-duc Michel se succédaient au palais tandis que l'empereur y organisait sa défense et celle de sa famille, le grand-duc parcourait les casernes, et par sa présence combattait la rébellion. Quelques efforts heureux avaient déjà été tentés ; au moment ou le reste du régiment de Moscou allait suivre les deux compagnies révoltées, le comte de Liéven, frère d'un de mes écoliers, capitaine à la 5ème compagnie, était arrivé assez à temps pour empêcher le bataillon de sortir et faire fermer les portes. Alors, se plaçant devant les soldats, il avait tiré son épée en jurant sur son honneur qu'il la passerait au travers du corps du premier qui ferait un mouvement. A cette menace un jeune sous-lieutenant s'était avancé le pistolet à la main en menaçant à bout portant le comte de Liéven de lui brûler la cervelle. A cette menace, le comte avait répondu par un coup du pommeau de son épée, qui avait fait sauter le pistolet des mains du sous- lieutenant ; mais celui-ci l'avait ramassé, et avait de nouveau dirigé son arme vers le comte. Alors celui-ci, croisant les bras, marcha droit au sous- lieutenant, tandis que le régiment, immobile et muet, regardait comme témoin cet étrange duel. Le sous-lieutenant recula de quelques pas, suivi par le comte de Liéven, qui lui présentait sa poitrine comme un défi ; mais enfin il s'arrêta et fit feu, par miracle, l'amorce brûla, mais le coup ne partit point. En ce, moment, on frappa à la porte.
- Qui est là ? crièrent quelques voix.
- Son Altesse Impériale le grand-duc Michel, répondit-on du dehors.
Quelques instants de stupeur profonde succédèrent à ces paroles. Le comte de Liéven marcha vers la porte, et l'ouvrit sans que personne tentât de l'arrêter.
Le grand-duc entra à cheval, suivi de quelques officiers d'ordonnance.
- Que signifie cette inaction au moment du danger ? s'écria-t-il, suis-je au milieu de traîtres ou de soldats loyaux ?
- Vous êtes au milieu du plus fidèle de vos régiments, répondit le comte de Liéven, ainsi que Votre Altesse Impériale va en avoir la preuve.
Alors, élevant son épée :
- Vive l'empereur Nicolas ! s'écria-t-il.
- Vive l'empereur Nicolas ! répondirent les soldats d'une seule voix.
Le jeune sous-lieutenant voulut parler, mais le comte de Liéven l'arrêta par le bras :
- Silence, Monsieur, je ne dirai pas un mot de ce qui s'est passé ; ne vous perdez pas vous-mêmes.
- Liéven, dit le grand-duc, je vous confie la conduite du régiment.
- Et j'en réponds sur ma tête à Votre Altesse Impériale, répondit le comte.
Le grand-duc alors avait poursuivi sa course, et partout avait trouvé, sinon de l'enthousiasme, du moins de l'obéissance. Les nouvelles étaient donc bonnes En effet, de tous côtés les renforts s'échelonnaient ; les sapeurs étaient en bataille devant le palais de l'Ermitage, et le reste du régiment de Moscou, conduit par le comte de Liéven, débouchait par la Perspective de Niuski. L'apparition de ces troupes fit pousser de grands cris aux révoltés, car ils crurent que c'était enfin le secours attendu qui leur arrivait ; mais ils furent promptement détrompés. Les nouveaux venus se rangèrent devant l'hôtel des Tribunaux, faisant face au palais ; avec les cuirassiers, l'artillerie et les chevaliers-gardes, ils enfermèrent les révoltés dans un cercle de fer.
Un instant après on entendit les chants des prêtres ; c'était le métropolitain qui, suivi de tout son clergé, sortait de l'église de Kasan, et venait, précédé des saintes bannières, ordonner au nom du ciel aux révoltés de rentrer dans leur devoir. Mais pour la première fois peut-être, les soldats méprisèrent dans leur irréligion politique les images qu'ils étaient habitués à adorer et prièrent les prêtres de ne point se mêler des affaires de la terre, et de s'en tenir aux choses du ciel. Le métropolitain voulut insister, quand un ordre de l'empereur lui enjoignit de se retirer ; Nicolas voulait tenter lui-même un dernier effort pour ramener les rebelles.
Ceux qui entouraient l'empereur voulurent alors l'en empêcher, mais l'empereur répondit que, puisque c'était sa partie qu'il jouait, il était juste qu'il mit sa vie au jeu. En conséquence, il ordonna d'ouvrir la grille : à peine venait-on d'obéir, que le grand-duc arriva à fond de train, et s'approchant de l'oreille de l'empereur, lui dit tout bas qu'une partie du régiment de Préobrajenski, dont il était entouré, faisait cause commune avec les rebelles, et que le prince Troubetskoï, dont l'empereur avait remarqué l'absence avec étonnement était le chef de la conspiration. La chose était d'autant plus possible, que, vingt-quatre ans auparavant, c'était le même régiment qui avait gardé les avenues du Palais-Rouge, tandis que son colonel, le prince Talitzin, étranglait l'empereur Paul.
La situation était terrible, et cependant l'empereur ne changea point de visage ; seulement il était évident qu'il prenait une résolution extrême. Au bout d'un instant il se retourna, et s'adressant à un de ses généraux :
- Qu'on m'amène le jeune grand-duc, dit-il.
Un instant après le général descendit avec l'enfant. Alors l'empereur le souleva de terre, et s'avançant vers les grenadiers. : « Soldats, dit-il, si je suis tué, voilà votre empereur : ouvrez les rangs, je le confie à votre loyauté. »
Un long hourra se fit entendre : un cri d'enthousiasme, parti du fond du coeur, retentit ; les coupables furent les premiers à laisser tomber leurs armes et à ouvrir les bras. L'enfant fut emporté au milieu du régiment et mis sous la même garde que le drapeau ; l'empereur monta à cheval et sortit. A la porte, les généraux le supplièrent de ne pas aller plus loin, les rebelles ayant dit tout haut que leur intention était de tuer l'empereur, et toutes leurs armes étant chargées. Mais l'empereur fit signe de la main qu'on le laissât libre ; et défendant que personne le suivit, il mit son cheval au galop, piqua droit sur les révoltés, et s'arrêtant à demi-portée de pistolet :
- Soldats ! s'écria-t-il, on m'a dit que vous vouliez me tuer, si cela est vrai, me voilà.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel l'empereur resta immobile entre les deux troupes, pareil à une statue équestre. Deux fois on entendit dans les rangs des rebelles retentir le mot : Feu ! sans que cet ordre fût exécuté, mais à la troisième fois, il fut suivi de la détonation de quelques coups de fusil. Les balles sifflèrent autour de l'empereur, mais aucune ne l'atteignit. A cent pas derrière lui le colonel Velho et plusieurs soldats furent blessés par cette décharge.
Au même instant, Milarodowich et le grand-duc Michel s'élancèrent aux côtés de l'empereur ; le régiment des cuirassiers et celui des chevaliers- gardes firent un mouvement, les artilleurs approchèrent la mèche de la lumière.
- Halte ! cria l'empereur... Chacun obéit.. Général, ajouta-t-il en s'adressant au comte Milarodowich, allez à ces malheureux, et tâchez de les ramener.
Le comte Milarodowich et le grand-duc Michel s'élancèrent vers eux ; mais les révoltés les accueillirent avec une nouvelle décharge et aux cris de : Vive Constantin !
- Soldats, s'écria alors le comte Milarodowich en élevant au-dessus de sa tête un magnifique sabre turc tout garni de pierreries, et s'avançant jusque dans les rangs des rebelles, voici un sabre qui m'a été donné par Son Altesse Impériale le tzarewich lui-même ; eh bien ! au nom de l'honneur, je vous jure sur ce sabre que l'on vous trompe, que l'on vous abuse, que le tzarewich a renoncé à la couronne, et que votre seul et légitime souverain est l'empereur Nicolas Ier.
Des hourras et des cris de : Vive Constantin ! répondirent à ce discours ; puis, au milieu des hourras et des cris on entendit un coup de pistolet, et l'on vit le comte Milarodowich chanceler ; un autre pistolet avait été dirigé sur le grand-duc Michel, mais les soldats de marine, quoique au nombre des révoltés, avaient arrêté le bras de l'assassin.
En une seconde, le comte Orloff et ses cuirassiers, malgré les décharges successives des révoltés, eurent enveloppé dans leurs rangs le comte Milarodowich, le grand-duc et l'empereur Nicolas, qu'ils ramenèrent de force au palais. Milarodowich se tenait à peine sur son cheval, et en arrivant il tomba dans les bras de ceux qui l'entouraient.
L'empereur voulait qu'on fit une dernière tentative pour ramener les révoltés ; mais, pendant qu'il donnait des ordres en conséquence, le grand- duc Michel sauta à bas de cheval ; puis, se mêlant aux artilleurs, il arracha une baguette des mains d'un servant, et approchant la mèche de la lumière :
- Feu ! cria-t-il, feu sur les assassins !
Quatre coups de canon chargés à mitraille partirent en même temps et renvoyèrent avec usure aux rebelles la mort qu'ils avaient donnée ; puis, sans qu'il fût possible de rien entendre des ordres de l'empereur, une seconde décharge suivit la première.
L'effet de ces deux volées à demi-portée de fusil fut terrible. Plus de soixante hommes, tant des grenadiers du corps que du régiment de Moscou et des marins de la garde, restèrent sur la place ; le reste prit aussitôt la fuite par la rue Galernaïa, par le quai Anglais, par le pont d'Isaac et par la Néva, qui était gelée ; alors les chevaliers-gardes lancèrent leurs chevaux et se mirent à la poursuite des rebelles, à l'exception d'un seul homme, qui laissa le régiment s'éloigner, et qui, mettant pied à terre, et laissant aller son cheval à l'aventure, s'avança vers le comte Orloff. Arrivé près de lui, il détacha son sabre et le lui présenta.
- Que faites-vous, comte ? demanda le général étonné, et pourquoi venez vous me remettre votre sabre au lieu de vous en servir contre les rebelles ?
- Parce que j'étais de la conspiration, Monseigneur, et que comme tôt ou tard je serais dénoncé et pris, j'aime mieux me dénoncer moi-même.
- Assurez-vous du comte Alexis Waninkoff, dit le général en s'adressant à deux cuirassiers, et conduisez-le à la forteresse.
L'ordre fut aussitôt exécuté. Je vis le comte traverser le pont de la Moïka et disparaître à l'angle de l'ambassade de France.
Alors je pensai à Louise, dont j'étais maintenant le seul ami. Je repris, au milieu du tumulte, le chemin de la Perspective, et j'arrivai chez ma pauvre compatriote si triste et si pâle, qu'elle se douta bien que je venais lui annoncer quelque malheur. Aussi, à peine m'eut-elle aperçu qu'elle vint à moi les mains jointes.
- Qu'y a-t-il, au nom du ciel, qu'y a-t-il ? me demanda-t-elle.
- Il y a, lui répondis je, que vous n'avez plus d'espoir que dans un miracle de Dieu ou dans la miséricorde de l'empereur.
Alors je lui racontai tout ce dont j'avais été témoin, et je lui remis la lettre de Waninkoff.
Comme je m'en étais douté, c'était une lettre d'adieu.
Le soir même, le comte Milarodowich mourut de sa blessure ; mais, avant de mourir, il exigea que le chirurgien extirpât la balle : l'opération finie, il prit le lingot de plomb dans sa main, et voyant qu'il n'était point de calibre :
- Je suis content, dit-il, ce n'est point la balle d'un soldat.
Cinq minutes après, il rendit le dernier soupir.
Le lendemain, à neuf heures du matin, c'est-à-dire au moment où la vie commence à se réveiller dans toute la ville, et quand tout le monde ignorait encore si l'émeute de la veille était apaisée ou devait se renouveler, l'empereur descendit sans suite et sans gardes, donnant la main à l'impératrice ; puis, montant avec elle dans un droschki qui attendait à la porte du palais d'Hiver, il parcourut toutes les rues de Saint-Pétersbourg, et passa devant toutes les casernes, s'offrant de lui-même aux coups des assassins, s'il en restait encore. Mais partout il n'entendit que des cris de joie, poussés du plus loin qu'on apercevait les plumes flottantes de son chapeau ; seulement, comme pour rentrer au palais, après cette course téméraire qui lui avait si bien réussi, il passait par la Perspective, il vit une femme sortir de chez elle un papier à la main, et venir s'agenouiller sur sa route, de manière qu'il lui fallait détourner son traîneau ou l'écraser. Arrivé à trois pas d'elle, le cocher arrêta tout court avec cette habileté proverbiale des Russes pour maîtriser leurs chevaux : alors la femme, en pleurs et sans voile, n'eut que la force d'agiter en sanglotant le papier qu'elle tenait à la main ; peut-être l'empereur allait-il continuer son chemin, mais l'impératrice le regarda avec son sourire d'ange, et il prit le papier, qui ne contenait que ces paroles écrites à la hâte et mouillées encore :

« Sire,

« Grâce pour le comte Waninkoff : au nom de ce que Votre Majesté a de plus cher, grâce... grâce ! »

L'empereur chercha en vain la signature ; il n'y en avait pas. Alors il se retourna vers la femme inconnue.
- Etes-vous sa soeur ? demanda-t-il.
La suppliante secoua la tête tristement.
- Etes-vous sa femme ?
La suppliante fit signe que non.
- Mais enfin qui donc êtes-vous ? demanda l'empereur avec un léger mouvement d'impatience.
- Hélas ! hélas ! s'écria Louise en retrouvant sa voix, dans sept mois, sire, je serai la mère de son enfant.
- Pauvre petite ! dit l'empereur ; et, faisant signe au cocher, il repartit au galop, emportant la supplique, mais sans laisser à la pauvre éplorée d'autre espérance que les deux mots de pitié qui étaient tombés de ses lèvres.

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