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Chapitre XIII


L'empereur Alexandre n'avait pas encore atteint l'âge de vingt-quatre ans, lorsqu'il monta sur le trône. Il fut élevé sous les yeux de son aïeule, Catherine, d'après un plan, tracé par elle-même et dont un des principaux articles était celui-ci : On n'enseignera aux jeunes grands-ducs, ni la poésie ni la musique, parce qu'il faudrait consacrer trop de temps à cette étude pour qu'elle portât fruit. Alexandre reçut donc une éducation ferme et sévère, de laquelle les beaux-arts furent presque entièrement exclus. Son précepteur, La Harpe, choisi par Catherine elle-même, et qu'on n'appelait à la cour que le jacobin, parce qu'il était non seulement Suisse, mais encore frère du brave général La Harpe, qui servait dans les armées françaises, était bien en tout l'homme qu'il fallait pour imprimer à son élève les idées généreuses et droites, si importantes chez ceux-là surtout où les impressions de tout le reste de la vie doivent combattre les souvenirs de la jeunesse. Ce choix de la part de Catherine était remarquable à une époque où les trônes vacillaient, ébranlés par le volcan révolutionnaire, où Léopold mourait, disait-on, empoisonné, où Gustave tombait assassiné par Anckarstroem, et où Louis XVI portait sa tête sur l'échafaud.
Une des recommandations principales de Catherine était encore d'éloigner des jeunes grands-ducs toute idée relative à la différence des sexes, et à l'amour qui les rapprochait. Le célèbre Pallas leur faisait faire dans les jardins impériaux un petit cours de botanique : l'exposition du système de Linné sur les sexes des fleurs, et sur la manière dont elles se fécondaient, avait amené, de la part de ses augustes écoliers, une foule de questions auxquelles il devenait très difficile de répondre. Protasow, le surveillant des princes, se trouva dans la nécessité de faire son rapport à Catherine, qui fit venir Pallas et lui recommanda d'éluder tous les détails sur les pistils et les étamines. Comme cette recommandation rendait le cours de botanique à peu près impossible et que le silence du professeur ne faisait que donner une nouvelle activité aux questions, il fut définitivement interrompu. Cependant un tel plan d'éducation ne pouvait être longtemps continué, et, tout enfant qu'Alexandre était encore, Catherine dut bientôt songer à le marier.
Trois jeunes princesses allemandes furent amenées à la cour de Russie, afin que la grande aïeule pût faire parmi elles un choix pour son petit-fils. Catherine apprit leur arrivée à Saint-Pétersbourg, et, pressée de les voir et de les juger, elle les fit inviter à se rendre au palais et les attendit pensive à une fenêtre d'où elle pouvait les voir descendre dans la cour. Un instant après, la voiture qui les amenait s'arrêta, la portière s'ouvrit, et l'une des trois princesses sauta la première à terre sans toucher le marchepied.
- Ce ne sera point celle-là, dit en secouant la tête la vieille Catherine, qui sera impératrice de Russie : elle est trop vive.
La seconde descendit à son tour et s'embarrassa les jambes dans sa robe, de sorte qu'elle faillit tomber.
- Ce ne sera point encore celle-là qui sera impératrice de Russie, dit Catherine : elle est trop gauche.
La troisième descendit enfin, belle, majestueuse et grave.
- Voilà l'impératrice de Russie, dit Catherine.
C'était Louise de Bade.
Catherine fit amener ses petits-fils chez elle tandis que les jeunes princesses y étaient, leur disant que, comme elle connaissait leur mère, la duchesse de Baden-Durlach, née princesse de Darmstadt, et que, comme les Français avaient pris leur pays, elle les faisait venir à Saint-Pétersbourg pour les élever auprès d'elle. Au bout d'un instant les deux grands-ducs furent renvoyés ; à leur retour, ils parlèrent beaucoup des trois jeunes filles. Alexandre dit alors qu'il trouvait l'aînée bien jolie. – Eh bien ! moi, pas, dit Constantin ; je ne les trouve jolies ni les unes ni les autres. Il faut les envoyer à Riga, aux princes de Courlande ; elles sont bonnes pour eux.
L'impératrice apprit le jour même l'opinion de son petit fils sur celle-là même qu'elle lui destinait, et regarda comme une faveur de la Providence cette sympathie juvénile qui s'accordait avec ses intentions. En effet, le grand-duc Constantin avait eu tort, car la jeune princesse, outre la fraîcheur de son âge avait de beaux et longs cheveux blond cendré flottant sur de magnifiques épaules, la taille souple et flexible d'une fée des bords du Rhin, et les grands yeux bleus de la Marguerite de Goethe.
Le lendemain, l'impératrice vint les voir et entra dans un des palais de Potemkin, où elles étaient descendues. Comme elles étaient à leur toilette, elle leur apportait des étoffes, des bijoux, et enfin le cordon de Sainte- Gatherine. Au bout d'un instant de causerie, elle se fit montrer leur garde robe en toucha toutes les pièces les unes après les autres ; puis l'examen fini, elle les embrassa en souriant sur le front, et en leur disant : – Mes amies, je n'étais pas si riche que vous quand je suis arrivée à Saint-Pétersbourg. – En effet, Catherine était arrivée pauvre en Russie ; mais, à défaut de dot, elle laissait un héritage : c'était la Pologne et la Tauride.
Au reste, la princesse Louise avait éprouvé, de son côté le sentiment quelle avait produit. Alexandre, que Napoléon devait appeler plus tard le plus beau et le plus fin des Grecs, était un charmant jeune homme plein de grâces et de naïveté, d'une égalité d'humeur parfaite, et d'un caractère si doux et si bienveillant, que peut-être aurait-on pu lui reprocher un peu de timidité ; aussi, dans sa naïveté, la jeune Allemande n'essaya pas même de dissimuler sa sympathie pour le tzarewich ; de sorte que Catherine, décidée à profiter de cette harmonie, leur annonça bientôt à tous deux qu'ils étaient destinés l'un à l'autre. Alexandre sauta de joie, et Louise pleura de bonheur.
Alors commencèrent les préparatifs du mariage. La jeune fiancée se prêta de la meilleure grâce à tout ce qu'on exigea d'elle. Elle apprit la langue russe, s'instruisit dans la religion grecque, fit profession publique de sa nouvelle foi, reçut sur ses bras nus et sur ses pieds charmants les onctions saintes, et fut proclamée grande-duchesse sous le nom d'Elisabeth Alexiewna, qui était le nom même de l'impératrice Catherine, fille d'Alexis.
Malgré les prévisions de Catherine, ce mariage précoce faillit être fatal à l'un et fut certainement fatal à l'autre. Alexandre manqua de devenir sourd ; quant à l'impératrice, elle était déjà une vieille épouse à l'âge où l'on est encore une jeune femme. L'empereur était beau ; il avait, nous l'avons dit, hérité du coeur de Catherine, et à peine la couronne nuptiale fut-elle fanée au front de la fiancée, qu'elle devint pour la femme une couronne d'épines.
Nous avons vu par quel accident Alexandre monta sur le trône. La douleur profonde que le nouvel empereur éprouva de la mort de son père le rendit à sa femme. Quoique Paul lui fût à peu près étranger, elle pleurait comme si elle eût été sa fille : les larmes cherchèrent les larmes, et les jours de malheur ramenèrent les nuits heureuses.
C'est à l'histoire de raconter Austerlitz et Friedland, Tilsitt et Erfurt, 1812 et 1814. Pendant dix ans Alexandre fut éclairé de la lumière de Napoléon ; puis, un jour, tous les regards, en suivant le vaincu, se détournèrent du vainqueur : c'est là où nous allons le reprendre.
Pendant ces dix années, l'adolescent s'était fait homme. L'ardeur de ses premières passions n'avait en rien diminué. Mais tout gracieux et souriant qu'il était auprès des femmes, tout poli et affectueux qu'il était avec les hommes, il lui passait de temps en temps sur le front comme des nuages sombres : c'étaient des souvenirs muets, mais terribles, de cette nuit sanglante où il avait entendu se débattre au-dessus de sa tête l'agonie paternelle. Peu à peu et à mesure qu'il avança en âge, ces souvenirs l'obsédèrent plus fréquemment et menacèrent de devenir une mélancolie incessante. Il essaya de les combattre par la pensée et le mouvement. Alors on lui vit rêver des réformes impossibles et faire des voyages insensés.
Alexandre élevé, comme nous l'avons dit, par le frère du général La Harpe, avait conservé de son éducation littéraire un penchant à l'idéologie que ses voyages en France, en Angleterre et en Hollande ne firent qu'augmenter. Des idées de liberté, puisées pendant l'occupation, germaient dans toutes les têtes, et au lieu de les réprimer, l'empereur lui-même les encourageait en laissant tomber de temps en temps de ses lèvres le mot constitution. Enfin madame de Krudener arriva, et le mysticisme vint se joindre à l'idéologie : c'est sous cette double influence que l'empereur se trouvait lors de mon arrivée à Saint-Pétersbourg.
Quant aux voyages, ce serait quelque chose de fabuleux pour nous autres Parisiens. On a calculé que l'empereur, dans ses diverses courses, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de son empire, a déjà parcouru deux cent mille verstes, quelque chose comme cinquante mille lieues. Et, ce qu'il y a d'étrange dans de pareils voyages, c'est que le jour de l'arrivée est fixé dès le jour même du départ. Ainsi, l'année qui avait précédé celle de mon voyage, l'empereur était parti pour la Petite-Russie, le 26 août, en annonçant qu'il serait de retour le 2 novembre, et l'ordre qui préside à l'emploi des journées est si strictement et si invariablement fixé d'avance, qu'après avoir parcouru la distance de dix-huit cent soixante-dix lieues, Alexandre rentra à Saint Pétersbourg au jour dit et presque à l'heure dite.
L'empereur entreprend ces longs voyages, non seulement sans gardes, non seulement sans escorte, mais même presque seul, et, comme on le pense bien, aucun ne s'écoule tout entier sans amener des rencontres étranges ou des dangers imprévus, auxquels l'empereur fait face avec la bonhomie de Henri IV ou le courage de Charles XII. Ainsi, dans un voyage en Finlande avec le prince Pierre Volkouski, son seul compagnon, au moment même où ce dernier venait de s'endormir, la voiture impériale, qui gravissait une montagne rapide et sablonneuse, lasse par sa pesanteur l'effort de l'attelage, qui se met à reculer. Aussitôt Alexandre, sans réveiller son compagnon, saute à terre et se met à pousser la roue avec le cocher et les gens. Pendant ce temps, le dormeur, inquiété dans son sommeil par ce brusque changement de mouvement, se réveille et se trouve seul au fond de la calèche ; étonné, il regarde autour de lui et aperçoit l'empereur qui s'essuyait le front : on était arrivé au haut de la montée.
Une autre fois, pendant un voyage dans la Petite-Russie, l'empereur, en arrivant dans une bourgade, et tandis qu'on changeait de chevaux, eut le désir de se délasser des fatigues de la voiture en faisant une ou deux verstes à pied : il invita donc les postillons à ne pas trop se presser, afin de lui laisser le temps de marcher quelque peu en avant. Aussitôt, seul, vêtu d'une redingote militaire, sans aucune marque de distinction, il traverse la ville et arrive à l'extrémité où la route se divise en deux chemins également frayés ; ignorant lequel des deux il doit prendre, Alexandre s'approche d'un homme, vêtu comme lui d'une capote, et fumant sa pipe sur le seuil de la dernière maison :
- Mon ami, lui demande l'empereur, laquelle de ces deux routes dois-je prendre pour aller à... ?
L'homme à la pipe le toise des pieds à la tête, et, étonné qu'un simple voyageur ose parler avec cette familiarité à un homme de son importance, en Russie surtout où la distinction des grades établit une si grande distance entre les supérieurs et les subordonnés, il laisse dédaigneusement tomber, entre deux bouffées de fumée, le mot : « A droite. »
- Pardon, Monsieur, dit l'empereur en portant la main à son chapeau ; encore une question, s'il vous plaît.
- Laquelle ?
- Permettez-moi de vous demander quel est votre grade dans l'armée ?
- Devinez.
- Monsieur est peut-être lieutenant ?
- Montez.
- Capitaine ?
- Plus haut.
- Major ?
- Allez toujours.
- Chef de bataillon ?
- Enfin, ce n'est pas sans peine.
L'empereur s'incline.
- Et maintenant à mon tour, dit l'homme à la pipe, persuadé qu'il s'adresse à un inférieur, qui êtes-vous vous-même, s'il vous plaît ?
- Devinez ? répond l'empereur.
- Lieutenant ?
- Montez.
- Capitaine ?
- Plus haut.
- Major ?
- Allez toujours.
- Chef de bataillon ?
- Encore.
L'interrogateur tire sa pipe de sa bouche.
- Colonel ?
- Vous n'y êtes pas.
L'interrogateur se redresse et prend une attitude respectueuse.
- Votre Excellence est donc lieutenant général ?
- Vous approchez.
L'interrogateur porte la main à sa casquette et reste fixe et immobile.
- Mais en ce cas Votre Altesse est donc feld-maréchal ?
- Encore un effort, monsieur le chef de bataillon.
- Sa Majesté Impériale ! s'écrie alors l'interrogateur stupéfait, en laissant tomber sa pipe qui se brise en morceaux.
- Elle-même, répond Alexandre en souriant.
- Ah ! sire, s'écrie l'officier tombant à genoux, pardonnez-moi.
- Et que voulez-vous que je vous pardonne ? répond l'empereur ; je vous ai demandé mon chemin, vous me l'avez indiqué. Merci.
Et à ces mots l'empereur salue de la main le pauvre chef de bataillon stupéfait, et prend la route à droite, sur laquelle sa voiture ne tarde pas à le rejoindre.
Pendant un autre voyage, entrepris pour visiter ses provinces du nord, l'empereur, en traversant un lac situé dans le gouvernement d'Archangel, fut assailli par une violente tempête : « Mon ami, dit l'empereur au pilote, il y a dix-huit cents ans à peu près qu'en pareille circonstance un grand général romain disait à son pilote : « Ne crains rien, car tu portes César et sa fortune. » Moi, je suis moins confiant que César, et je te dirai tout bonnement : Mon ami ; oublie que je suis l'empereur, ne vois en moi qu'un homme comme toi, et tâche de nous sauver tous les deux. » Le pilote, qui commençait à perdre la tête en songeant à la responsabilité qui pesait sur lui, reprit courage aussitôt, et la barque, dirigée par une main ferme, aborda sans accident au rivage.
Alexandre n'avait pas toujours été aussi heureux, et dans des dangers moindres il lui était parfois arrivé des accidents plus graves. Pendant son dernier voyage dans les provinces du Don, il fut renversé violemment de son droschki, et se blessa à la jambe. Esclave de la discipline qu'il s'était prescrite à lui-même, il voulut continuer son voyage, afin d'arriver au jour dit ; mais la fatigue et l'absence de précaution envenimèrent la plaie ; depuis ce temps, et à plusieurs reprises, des érésipèles se portèrent sur cette jambe, forçant l'empereur à garder le lit pendant des semaines et à boiter pendant des mois. C'est lors de ces accès que sa mélancolie redouble : car alors il se trouve face à face avec l'impératrice, et dans ce visage triste et pâle, duquel le sourire semble être disparu, il trouve un reproche vivant, car cette tristesse et cette pâleur, c'est lui qui les a faites. Or, la dernière atteinte de ce mal, qui avait eu lieu dans l'hiver de 1824, à l'époque du mariage du grand- duc Michel, et au moment où l'empereur avait appris de Constantin l'existence de cette conspiration éternelle, mais invisible que l'on devinait sans la voir, avait inspiré de vives inquiétudes. C'était à Tzarko-Selo, la résidence favorite du prince, et qui lui devenait plus chère à mesure qu'il s'enfonçait davantage dans cette insurmontable mélancolie. Après s'être promené à pied, toujours seul, comme c'était sa coutume, il rentra au château saisi de froid, et se fit apporter à dîner dans sa chambre. Le même soir, un érésipèle, plus violent encore qu'aucun des précédents, se déclara, accompagné de fièvre, de délire et de transport au cerveau ; la même nuit, on ramena l'empereur dans un traîneau fermé à Saint-Pétersbourg, et là, un conseil de médecins réunis décida de lui couper la jambe, pour prévenir la gangrène ; le seul docteur Willye, chirurgien particulier de l'empereur, s'y opposa, répondant sur sa tête de l'auguste malade. En effet, grâce à ses soins, l'empereur revint à la santé, mais sa mélancolie s'était encore augmentée pendant cette dernière maladie ; de sorte qu'ainsi que je l'ai dit, les dernières fêtes du carnaval en avaient été tout attristées.
Aussi, à peine guéri, était-il retourné à son bien-aimé Tzarko-Selo, et y avait-il repris sa vie accoutumée ; le printemps l'y trouva seul, sans cour, sans grand maréchal, et n'y recevant que ses ministres à des jours marqués de la semaine ; là son existence était plutôt celle d'un anachorète qui pleure sur ses fautes, que celle d'un grand empereur qui fait le bonheur de son peuple. En effet, à six heures en hiver, à cinq heures en été, Alexandre se levait faisait sa toilette, entrait dans son cabinet, où il ne pouvait pas souffrir le désordre, et où il trouvait sur son bureau un mouchoir de batiste plié, et un paquet de dix plumes nouvellement taillées. L'empereur alors se mettait au travail, ne se servant jamais le lendemain de la plume de la veille, n'eût-t- elle été employée qu'à écrire son nom, puis, le courrier fini et la signature achevée, il descendait dans le parc, où malgré les bruits de conspiration qui couraient depuis deux ans, il se promenait toujours seul, et sans autre garde que les sentinelles du palais Alexandre. Vers les cinq heures, il rentrait, dînait seul ; et se couchait à la retraite que la musique des gardes jouait sous ses fenêtres, dont les morceaux, toujours choisis par lui parmi les plus mélancoliques, l'endormaient enfin dans une disposition pareille à celle où il avait passé la journée.
De son côté, l'impératrice Elisabeth vivait dans une profonde solitude, veillant sur l'empereur comme un ange invisible ; l'âge n'avait point éteint l'amour profond que le jeune tzarewich lui avait inspiré à la première vue, et qui s'était conservé pur et éternel, malgré les nombreuses infidélités de son mari. C'était, à l'époque où je la vis, une femme de quarante-cinq ans, à la taille encore svelte et bien prise, et sur son visage on distinguait les restes d'une grande beauté, qui commençaient à céder à trente ans de lutte avec la douleur. Au reste, chaste comme une sainte, jamais la calomnie la plus amère et la plus irritée n'avait pu trouver prise sur elle : si bien qu'à sa vue chacun s'inclinait, moins encore devant la puissance supérieure que devant la bonté suprême, moins devant la femme régnant sur la terre que devant l'ange exilé du ciel.
Lorsque arriva l'été, les médecins décidèrent à l'unanimité qu'un voyage était nécessaire au rétablissement complet de l'empereur, et fixèrent eux- mêmes la Crimée comme l'endroit dont le climat était plus favorable à sa convalescence. Alexandre, contre son habitude, n'avait point arrêté de courses pour cette année, et reçut l'ordonnance des médecins avec une indifférence parfaite ; à peine, au reste, la résolution du départ fut-elle prise, que l'impératrice sollicita et obtint la permission d'accompagner son époux. Ce départ amena un surcroît de travail pour l'empereur, car, avant ce voyage, chacun s'empressa de terminer avec lui, comme si on ne devait plus le revoir ; il lui fallut donc, pendant une quinzaine de jours, se lever de meilleure heure et se coucher plus tard. Cependant sa santé n'était point visiblement altérée, lorsque, dans le courant du mois de juin, après un service chanté pour la bénédiction de son voyage, et auquel assista toute la famille impériale, il quitta Saint-Pétersbourg, accompagné de l'impératrice, conduit par son cocher le fidèle Ivan, et suivi de quelques officiers d'ordonnance sous les ordres du général Diébitch.

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