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Chapitre XXVI
La malédiction

La sentence écrite et signée, Pilate rentra chez lui.
Le préteur se sentait mal à l'aise avec sa conscience ; Il était sombre dans son coeur, et avait besoin d'être seul.
Claudia ne demandait pas à le voir : elle comprenait que sa présence serait un reproche pour son mari ; elle s'était retirée au fond de son appartement et avait fait fermer les volets extérieurs et intérieurs, afin d'empêcher, s'il était possible, le jour et le bruit d'arriver jusqu'à elle.
Cependant, on conduisait Jésus sur le forum. La croix faite d'avance, apportée d'avance, l'y attendait.
Il y arriva en même temps que les deux voleurs Gestas et Dimas, qui devaient être crucifiés avec lui, et qu'on extrayait de la prison.
Leur supplice était avancé de deux jours. – L'un blasphémait ; l'autre priait. Mais à peine remarqua-t-on ces deux hommes, tant Jésus absorbait l'attention de tous.
Lorsqu'il parut entre les archers, au sommet de l'escalier du prétoire, les ouvriers qui avaient apporté la croix se hâtèrent de la traîner au bas de cet escalier. En arrivant auprès de la croix, Jésus se mit à genoux, et baisa trois fois l'instrument de son supplice, dont il allait faire le symbole de la rédemption.
De même que les prêtres païens avaient l'habitude d'embrasser l'autel nouveau qu'ils consacraient, de même Jésus embrassait cet éternel autel du sacrifice expiatoire. Alors, les soldats s'avancèrent, et, à grand peine, lui chargèrent l'énorme fardeau sur l'épaule droite, en même temps que, sur les épaules des deux larrons, on ne chargeait que la pièce transversale de leur croix, à laquelle, comme à un joug, on leur attachait les deux mains. – L'arbre de ces deux dernières croix était porté par des esclaves.
Vingt-huit hommes à cheval destinés à accompagner les condamnés étaient rangés au pied de la citadelle Antonia. Lorsque la croix fut chargée sur les épaules de Jésus, la trompette sonna, et deux soldats, le prenant par-dessous les bras, l'aidèrent à se relever. Le chef de cette petite troupe de cavaliers prit, avec quatre hommes, la tête du cortège, et cria :
- En avant !
Ce chef, c'était Longin.
A l'instant même, avec de grands cris de joie, toute cette masse s'ébranla. Jusque-là, le condamné n'avait subi que la torture préparatoire : le supplice allait commencer. Derrière Longin et ses quatre cavaliers, venait un sonneur de trompe ; il devait s'arrêter à chaque angle de rue, à chaque centre de carrefour, sonner de sa trompe, et lire à haute voix l'arrêt rendu par le procurateur. Puis arrivait une troupe de soldats à pied, armés de cuirasses, de boucliers et d'épées ; cette troupe était suivie d'un jeune homme marchant au milieu d'un intervalle vide, et portant, peinte sur un morceau de bois blanc, cette inscription en samaritain, en grec et en latin :

          Jésus de Nazareth, roi des Juifs


Derrière le jeune homme, venait Jésus ; – autour de Jésus et derrière Jésus, d'autres soldats et, enfin, la foule, immense, incalculable, inouïe !
Comme il eût été impossible au divin martyr de traîner sa croix, si l'extrémité en eût touché le pavé raboteux de Jérusalem, cette extrémité était soulevée à l'aide de deux cordes par des hommes portant, dans des paniers, des marteaux, des tenailles et des clous. Un de ces paniers, pleins d'instruments de supplice, était porté par un bel enfant aux longs cheveux, aux joues roses, aux blanches dents, qui jouait, en riant, avec tous ces objets infâmes !
De sa main droite, Jésus essayait, en la soulevant, de diminuer le poids écrasant de sa croix ; de la main gauche, il relevait sa robe trop longue, dans laquelle ses pieds s'embarrassaient. Ses pieds nus étaient sanglants ; son corps meurtri était sanglant ; son visage déchiré était sanglant, et, sous le sang de son visage, la pâleur de ses joues paraissait plus grande encore.
Depuis la veille, c'est-à-dire depuis la cène, Jésus n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi ; il était épuisé par la perte de sang, brûlé par la fièvre, dévoré par la soif. Il prit la route qui reçut, de ce douloureux et suprême voyage, le nom de chemin de la Croix. Depuis, les pas qu'il avait à faire, et qu'il fit, ont été scrupuleusement et religieusement comptés par les pèlerins : il y avait du palais de Pilate à l'endroit où la croix fut enfoncée dans le rocher, mille trois cent vingt et un pas, ou trois mille trois cent trois pieds.
Au bout de quatre-vingts pas, les forces manquèrent à Jésus, et il tomba pour la première fois.
Il y eut, alors, un instant de trouble dans le cortège ; au lieu d'aider Jésus, en le soutenant par la main qu'il leur tendait, les bourreaux le frappaient avec des cordes, et les soldats le piquaient de la pointe de leur lance. Sans doute, le même ange qui avait déjà assisté Jésus vint encore à son aide et prit cette main que les hommes refusaient de toucher ; car, sans aucun secours apparent, il se releva.
Seulement, sa tête avait porté contre une pierre, et, de ce côté, la couronne d'épines avait, par la violence du choc, été profondément clouée à sa tête. Et la foule criait sur une espèce de rythme qui faisait ressembler ses cris à un chant :
- Salut à Jésus de Nazareth, roi des Juifs !... Pourquoi donc vas-tu ainsi au Calvaire avec tout ton cortège ?... Ah ! oui, c'est pour avoir sous tes pieds cette Jérusalem dont tu as prédit la destruction... Dis-nous, quand cela arrivera-t-il, que, du temple, il ne restera plus pierre sur pierre ? dis-nous, quand cela arrivera-t-il, que les lézards et les couleuvres ramperont à travers les marches de nos escaliers ? dis-nous, quand cela arrivera-t-il, que les ronces et les épines croîtront sur les sommets écroulés de nos tours ?... Dis- nous cela, Jésus le prophète ! dis-nous cela, oint du Seigneur ! dis-nous cela, divin messie !
Et les éclats de rire de la foule qui venait, couvrait la voix de la foule qui était passée, comme, sur le rivage où elle se brise, le grondement d'une seconde vague couvre le grondement de la première.
Soixante pas plus loin, – toutes ces distances ont été calculées depuis, nous l'avons dit, – soixante pas plus loin, la Vierge attendait le passage de Jésus. Après la flagellation, elle avait quitté le forum, où sa vue avait soulevé une sombre émotion, et elle avait prié Jean de la conduire sur la route que son fils devait parcourir pour se rendre au Calvaire. Là, elle attendait.
Aux cris de cette foule, au bruit de cette mer humaine, montant et hurlant comme une marée ; à l'aspect des premiers soldats, derrière lesquels elle commençait à entrevoir son fils, marchant courbé sous le poids de sa croix, un tremblement suprême s'empara d'elle et elle ne put retenir ses gémissements.
Des hommes qui couraient sur les flancs du cortège entendirent cette douloureuse plainte et s'arrêtèrent pour regarder celle qui pleurait ainsi.
- Quelle est cette femme qui se lamente ? demanda l'un d'eux.
- Eh ! dit un autre, ne la reconnais-tu pas, c'est la mère du Galiléen !
Alors, celui qui avait parlé le premier fouilla, de la main droite dans un tablier de cuir dont, en le relevant de la main gauche, il avait fait une vaste poche, et, en tirant une poignée de clous :
- Tiens, dit-il à la Vierge, ceci est à l'intention de ton fils !
La Vierge, pour ne pas tomber, fut forcée de s'appuyer à la muraille. En ce moment, Longin et ses quatre cavaliers passaient devant elle ; puis venait le sonneur de trompe, et, comme on se trouvait à l'angle d'une rue, il sonna, et lut l'arrêt ; puis il continua son chemin. Derrière lui, venait le groupe de soldats ; derrière le groupe de soldats, le jeune homme qui portait l'écriteau ; enfin, derrière le jeune homme qui portait l'écriteau, Jésus.
Jésus tourna la tête du côté de sa mère, et, comme il voulait lui tendre les bras, ses pieds s'engagèrent dans sa robe : il chancela, et tomba, pour la seconde fois, sur les genoux et, sur les mains. Alors la Vierge ne put résister à cet amour profond qui la poussait en avant : elle écarta peuple, soldats, bourreaux, et apparut au premier rang de l'immense haie, criant :
- Mon fils ! mon fils !
- Salut, ma mère ! répondit Jésus.
Et, comme l'ange du Seigneur continuait de le suivre pour lui rendre des forces quand les forces l'abandonnaient, Jésus se releva. On repoussa la Vierge en l'insultant, mais sans la maltraiter, et, reculant toujours, la tête renversée en arrière, elle alla tomber entre les bras de Jean et de Madeleine.
Sans s'inquiéter d'elle, le cortège reprit sa marche, et la foule criait :
- Bar Abbas ! où est Bar Abbas ?... Pourquoi a-t-on laissé fuir Bar Abbas ?... C'était à lui qu'il fallait donner une trompe ; c'était lui qu'il fallait envoyer à tous les angles de rue, dans tous les carrefours, aux quatre coins des murailles... Il eût crié aux esclaves, aux raccommodeurs de filets, aux tourneurs de meule, aux larrons, aux meurtriers : « Ecoutez la grande nouvelle ! Jésus de Nazareth, votre roi, vous attend sur son trône du Golgotha. Venez du dehors et du dedans ! venez tous ! accourez tous !... » Vive Bar Abbas !
De loin, en face de cette maison de Séraphia où Jean avait été chercher le calice, et où Jésus, enfant, avait été recueilli pendant les trois jours que ses parents le crurent perdu, le Christ apercevait un homme dont la tête dépassait toutes les têtes. Cet homme, afin de mieux voir le cortège, était monté sur le banc de pierre qui, s'élevant près du seuil de sa porte, s'étendait le long de sa croisée ; il avait, à sa droite, sa femme, contre laquelle, en se haussant sur la pointe des pieds, s'appuyait une belle jeune fille de quinze ans, et il maintenait, à sa gauche, un petit garçon de huit à neuf ans debout sur le rebord de la fenêtre. Une vigne aux bourgeons déjà verts courait palissadée sur la façade de la maison, que, dans les beaux jours du printemps, de l'été et de l'automne, elle devait couvrir de son rideau de feuillage, couleur d'émeraude pendant ces deux premières saisons, couleur de rubis pendant la dernière.
L'homme dont nous parlons semblait attendre l'arrivée de Jésus avec une sombre impatience, battant des mains à la foule, et criant avec elle : « Venez du dedans et du dehors, meurtriers, larrons, tourneurs de meule, raccommodeurs de filets, esclaves, venez tous ! accourez tous ! Votre roi vous attend sur son trône du Golgotha ! »
Puis, comme Jésus commençait à approcher :
- Oh ! oh ! disait-il à sa femme, vois-tu cette auréole qui brille autour de la tête du magicien ? Ne jurerait-on pas que c'est l'auréole d'un vrai prophète ?
Et la femme répondait :
- J'ai beau regarder, Isaac, je ne la vois pas.
- C'est possible ; mais je la vois, moi, je la vois... Elle semble formée des plus purs rayons du soleil : c'est encore là un de ses enchantements !
Jésus approchait toujours.
- Ah ! reprenait l'homme, c'est maintenant que je voudrais tenir entre mes mains l'aigle césarienne ; nous verrions si tu serais toujours assez puissant pour te faire saluer par elle comme un empereur, toi qui chancelles ! toi qui plies ! toi qui vas tomber sous ta croix !
Et, en effet, Jésus pliait, chancelait et semblait près de tomber encore sous le lourd fardeau.
Aussi dès qu'il aperçut le banc de pierre, se détourna-t-il de la ligne droite, et fit-il un pas vers celui qui était monté dessus.
- Isaac Laquedem, dit Jésus, est-ce toi ?
- Oui, répondit Isaac ; que me veux-tu, magicien ?
- J'ai soif... Donne-moi un peu d'eau de ton puits.
- Mon puits est tari.
- Je suis las, Isaac : aide-moi à porter ma croix, continua Jésus.
- Je ne suis pas ton porte-croix... Tu te dis fils de Dieu ; appelle un des anges de ton père : il t'aidera !
- Isaac, il m'est impossible d'aller plus loin... Laisse moi me reposer quelques minutes sur ton banc.
- Il n'y a, sur mon banc, place que pour moi, ma femme et mes enfants... Marche !
- Laisse-moi m'asseoir sur ton seuil : il est vide.
- Mon seuil n'est pas fait pour les magiciens, les faux prophètes et les blasphémateurs... Marche !
- Etends la main, et prends un des escabeaux de ta boutique.
- Non ; car, après que tu te serais assis, je serais obligé de le brûler... Marche !
- Isaac ! Isaac ! cet escabeau serait pour toi un trône d'or dans le royaume de mon père !
Et Jésus, suppliant, fit un pas vers le Juif.
- Arrière ! arrière ! cria celui-ci ; ne vois-tu pas ma vigne qui sèche à ton approche ?... Arrière ! ne vois-tu pas ma maison qui tremble, rien que parce que tu demandes à t'appuyer contre elle ?... Arrière ! ton chemin est devant toi : suis ton chemin !
Et, s'élançant de son banc, et le repoussant avec tant de brutalité, que, pour la troisième fois, Jésus chancela et tomba sous sa croix :
- Marche ! marche ! marche ! dit-il.
Mais, alors, Jésus se relevant sur un genou :
- Malheureux ! j'ai voulu obstinément te sauver, mais, toi, obstinément, tu as voulu te perdre... Marche ! as-tu dit ? Malédiction sur toi pour avoir prononcé ce mot !... Moi, j'ai encore quelques pas à faire en portant mon fardeau, et tout sera fini ; mais, le fardeau que j'aurai laissé, c'est toi qui le reprendras ! D'autres hériteront de ma parole, de mon corps, de mon sang, de mon esprit : toi, tu hériteras de ma douleur ; seulement, pour toi, cette douleur n'aura de fin que celle des temps !... Tu m'as dit : Marche ! malheureux ! c'est toi qui marcheras jusqu'au jour du jugement dernier ! Va préparer tes sandales et ton bâton de voyage... De ceinture, pas n'est besoin, car le désespoir serrera tes flancs et ceindra tes reins ; tu seras le Juif Errant ; tu seras le voyageur des siècles ; tu seras l'homme immortel ! J'ai soif, et tu m'as refusé à boire : tu videras la lie que j'aurai laissée dans mon calice ; le fardeau de ma croix écrasait mes épaules, et tu as refusé de le partager : nul ne t'aidera à porter le fardeau de ta vie ; j'étais fatigué et tu m'as refusé ton banc, ton seuil, ton escabeau pour m'asseoir : je te refuse, moi, une tombe pour dormir !
- Oh ! balbutia Isaac en essayant de rire, quoique ses dents se choquassent les unes contre les autres, quoique la sueur de l'agonie coulât glacée sur son front, quoique ses genoux fussent plus tremblants et plus brisés que ceux de Jésus lui-même, – tu me laisseras bien aujourd'hui encore dîner avec ma femme et mes enfants, n'est-ce pas ?
- Oui, dit Jésus, et je ne fais pour toi que ce que l'on fait pour le condamné à qui ses juges accordent le repas libre.., oui, tu dîneras avec eux ; mais, ce soir même, tu te mettras en chemin pour ton voyage éternel ; et, à force de te voir venir, passer et repasser, depuis l'homme jusqu'au rocher, toute la création te connaîtra. A ton aspect, l'aigle qui planera dans les airs s'arrêtera au bord de la nue, et il te dira : « Marche, maudit ! » le vautour sortira son cou fauve de son nid, et, te regardant avec ses yeux sanglants, te dira : « Marche, maudit ! », le serpent sortira sa tête plate de son trou, et, en agitant son triple dard, te dira : « Marche, maudit ! » Tu verras pâlir et s'éteindre l'étoile qui, durant mille ans, aura, dans le silence de la nuit entendu tes larmes tomber une à une dans l'abîme de l'éternité, et, en mourant, l'étoile te dira : « Marche, maudit ! » Tu verras le fleuve se tordre à travers les plaines, les forêts, les prairies ; tu suivras son cours immense, allant comme lui sans te reposer jamais, et, en se perdant au sein de l'Océan, qui l'arrêtera, lui, et qui ne t'arrêtera point, il te dira : « Marche, maudit ! » tu reviendras vers des villes que tu avais laissées florissantes, qui, florissantes, t'avaient repoussé, et, quand tu reviendras, ces villes ne seront plus que des ruines, et le spectre de ces villes mortes se lèvera, ramassera une pierre de ces ruines, et te la jettera en disant : « Marche, maudit ! » Et tu marcheras ainsi, je te le répète, ne t'arrêtant que pour accomplir contre moi ou pour moi l'oeuvre de la destinée, jusqu'au jour où je reviendrai sur la terre !
Et. Jésus, épuisé, retomba sous le poids de sa croix.
Alors, de la maison opposée à celle du Juif sortit une femme qui, voyant le visage de Jésus couvert de larmes, de sang et de poussière, lui tendit des deux mains une blanche nappe d'autel en lui disant :
- Mon doux seigneur Jésus, faites-moi la grâce de vous essuyer le visage avec ce fin suaire ; il sort des mains du tisserand, a été blanchi par la rosée du matin sur l'herbe des prairies, et n'a encore été souillé par aucun attouchement.
Alors, Jésus répondit :
- Merci, bonne Séraphia... Ton offre est la bienvenue, car tu vois ce que je souffre... Seulement, essuie-moi toi-même le visage : je ne puis lever mes mains de la terre..
Et la sainte femme appuya doucement le linge sur la face de Jésus, essuyant les larmes, essuyant le sang, essuyant la poussière.
- Bien, dit Jésus ; et, maintenant, regarde ton suaire, Séraphia.
Séraphia regarda son suaire, et jeta un cri.
La face de Jésus s'y était imprimée et y éclatait d'une façon indélébile : seulement, du milieu de cette couronne d'épines qui ensanglantait le front du Christ, jaillissaient des rayons de lumière, symbole de sa divinité.
Chacun eut le temps de voir la miraculeuse empreinte, car Séraphia resta un moment les deux bras étendus de toute la largeur du suaire, ne pouvant croire à une pareille faveur.
- A partir de ce moment, lui dit Jésus, quitte ton nom de Séraphia, et appelle-toi Véronique.
- Je ferai ainsi qu'il m'est ordonné par mon seigneur et maître, dit Séraphia en tombant à genoux.
Et, tout autour de Jésus, ceux qui avaient entendu la malédiction murmuraient d'épouvante.
Longin disait :
- Pourquoi donc, pendant tout le temps que le condamné parlait, mon cheval pleurait-il ?
Un soldat à pied disait :
- Pourquoi donc, pendant tout le temps que le condamné parlait, mon épée gémissait-elle dans le fourreau ?
Un porte-lance disait :
- Pourquoi donc, pendant tout le temps que le condamné parlait, ma lance tremblait-elle dans ma main ?
Et ceux qui avaient vu le miracle étaient plus épouvantés encore. Un homme secouait la tête, et disait :
- Je n'ai jamais connu la peur ; mais voilà que mon coeur bondit dans ma poitrine comme un faon de biche effarouché... Ouvre la porte, ma femme, que je rentre pour ne plus sortir de cette journée.
Une femme secouait la tête, et disait :
- Si, cependant, c'était un Dieu ; si c'était le Dieu inconnu que l'univers attend, à ce que l'on dit... Oh ! moi qui l'ai insulté, hué, battu !... Ma mère, ouvre-moi la porte, afin que je rentre cacher mon visage dans ton sein... Peut-être ne m'a-t-il pas vue, et passera-t-il devant moi sans me connaître, au jour du jugement dernier.
L'enfant qui portait un panier à son bras, et des clous dans sa petite main, secouait la tête, et disait :
- Pourquoi ces clous me brûlent-ils ainsi, et pourquoi ne puis-je les lâcher ?... Mon père, ouvre-moi la porte, et arrache de ma main ces clous qui me brûlent !
Et l'homme se tirait de la foule, et fuyait. Et la femme se tirait de la foule ; et fuyait. Et l'enfant se tirait de la foule, et fuyait.
Le cortège reprit sa marche, et le reste du peuple qui n'avait rien vu ni rien entendu, – multitude aveugle et insensée – continuant ses cris et ses chants, disait :
- Prends ton aiguière d'argent et ton bassin de bronze, Pilate, vertueux Pilate ! et lave tes mains au nom de Rome !... Ah ! tu ne nous avais pas encore dit cela, que Rome fût une vierge si innocente, qu'elle n'osât pas porter à son doigt une bague de sang... Lave tes mains, Pilate ! peu nous importe, à nous ! Nous avons, – outre toi procurateur de César, outre Hérode, tétrarque de Galilée, – nous avons notre souverain, Jésus de Nazareth, roi des Juifs ! et, si quelqu'un en doute, qu'il lise cet écriteau écrit en trois langues... Viens, mon beau roi, viens au Calvaire avec les deux larrons, qui te servent, l'un d'échanson, l'autre de porte-queue ; viens au Calvaire, et, demain l'aigle du Carmel descendra de son rocher pour prendre ta couronne d'épines sur ta tête, et, la tenant dans sa serre, il volera d'orient en occident, du midi au septentrion, en criant : « Terre, regarde-moi passer ; je porte aux limites du monde la couronne de Jésus le Nazaréen ! »
Et les éclats de rire de la foule, qui venait, couvraient la voix de la foule qui était passée, comme sur le rivage où elle se brise, le grondement d'une seconde vague couvre le grondement de la première.
Et la multitude s'écoula ainsi, pareille à un fleuve qui se jetterait tout entier dans la mer, laissant son lit vide et desséché.
Isaac Laquedem, seul, était resté debout, immobile, muet et, pour ainsi dire, pétrifié, à la place même où l'avait atteint la malédiction de Jésus. Cependant, comme le bruit, les cris, les rires, les imprécations et les blasphèmes se perdaient du côté de la porte Judiciaire, le maudit parut reprendre peu à peu ses sens : il regarda de tous côtés, se vit seul, frappa son front de ses deux mains et s'élança dans sa maison, dont il referma au verrou la porte derrière lui.

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1998-2010
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