Le fils du forçat Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre IX
Où l'on voit que M. Coumbes ne pratiquait pas l'oubli des injures, et ce qui s'ensuivit

Vingt-quatre heures et la soif de vengeance qui dévorait M. Coumbes avaient amené une révolution dans les instincts et dans les habitudes de ce personnage.

Depuis qu'il avait trouvé dans le fils de Millette un héros capable de vaincre ou de mourir à sa place, l'ex-portefaix, d'essentiellement pacifique qu'il avait toujours été, devenait tout à coup belliqueux.

Le matin, après que Marius l'eut quitté pour aller chercher M. Riouffe, M. Coumbes avait opéré une audacieuse sortie dans son propre jardin, le fusil en bandoulière, redressant son échine, que l'habitude des travaux manuels et du jardinage tenait ordinairement courbée vers la terre. Il s'était promené avec des allures de matamore dans une allée où il lui paraissait impossible qu'on ne l'aperçut pas du chalet ; plusieurs fois il s'était arrêté, avait fait jouer les batteries de son fusil en regardant d'un air de menace les contrevents de l'odieuse habitation.

Ces contrevents ne s'étaient point entrouverts, rien n'avait bougé chez le voisin, par l'excellente raison que celui-ci était retourné à la ville, et que c'était là seulement que Marius pouvait le rencontrer ; mais l'humeur batailleuse de M. Coumbes s'accommodait trop peu d'une supposition aussi simple, il préféra de beaucoup se persuader que l'ennemi avait été rendu prudent à la suite de la démarche qu'avait effectuée celui qui composait à la fois son avant-garde, son corps d'armée et sa réserve.

à cette époque de l'année, les semis de ses tomates et de ses pois précoces étant confiés à la terre, il lui restait peu de chose à faire dans son jardin ; mais, en dépit d'une pluie battante, il y demeura toute la journée ; il tenait à ne point abandonner la position.

Son anxiété était vive ; il attendait des nouvelles avec grande impatience, et, le soir, ne voyant pas revenir Marius, il commença de craindre que le cœur n'eût manqué à son champion ; et, comme Millette, non moins inquiète que lui, quoique par suite de motifs bien différents, lui exprimait ses appréhensions, il la rassura en termes peu flatteurs pour celui qu'il préconisait la veille et parut disposé à revenir à son opinion première sur les beaux hommes.

Mais un songe modifia cette impression de M. Coumbes ; il rêva qu'il était devenu un de ces quatre fils Aymon dont, dans sa jeunesse, il avait entendu narrer l'histoire, et que, d'un seul coup de son terrible cimeterre, il pourfendait M. Riouffe et toute sa société de démons et de diablesses, démolissait le chalet et en envoyait les débris s'abîmer dans le golfe.

Ce cauchemar s'était si profondément incrusté dans le cerveau de M. Coumbes, qu'en s'éveillant il jeta précipitamment un coup d'œil dans la chambre, tant il était convaincu que le corps de son ennemi devait s'y trouver étendu ; il n'aperçut qu'une vieille couffe qui, après avoir apporté de Smyrne une balle de figues, servait de tapis au lit de l'ex-portefaix ; mais, en relevant la tête, le regard de celui-ci rencontra le regard de Marius, qui en ce moment ouvrait la porte de la chambre, et il entrevit sur les lèvres du jeune homme un sourire qu'il prit pour une preuve que son rêve pourrait bien être une réalité.

Dans son transport, il oublia tous les principes de la bienséance et se précipita à bas de son lit, sans prendre le temps d'atténuer la légèreté de son costume.

– Eh bien ? s'écria-t-il du ton qu'Alexandre devait prendre pour interroger ses lieutenants.

– M. Riouffe sera ici à trois heures, accompagné de mademoiselle sa sœur, pour vous présenter ses excuses et ses regrets, répondit Marius avec le même sourire.

La physionomie de M. Coumbes se rembrunit.

– Des excuses ? dit-il. Nous n'avons que faire de ses excuses ; j'ai bien voulu te céder le soin de venger les affronts dont il m'a accablé, et des excuses ne sauraient y suffire.

– Cependant..., fit Marius tout déconcerté.

– Il n'y a pas de cependant, répliqua M. Coumbes sans lui laisser achever sa phrase ; les gens de cœur n'admettent point les excuses dans une affaire d'honneur, pas plus que les circonstances atténuantes dans un procès ! J'ai été du jury une fois, moi qui te parle ; eh bien ! je lui en ai donné, des circonstances atténuantes ! La mort, la mort, toujours la mort, je ne connais que cela ; tout le reste, bon Dieu ! c'est prétexte à lâcheté ou encouragement au crime !

Marius pâlit, autant à cause de l'insulte que lui envoyait l'irascible bonhomme, que par suite de la douleur qu'il éprouva en voyant s'envoler les espérances qu'il caressait depuis quelques heures.

– Des excuses ! continuait M. Coumbes, des excuses ! Il fallait réfléchir avant de maltraiter un honnête homme ; il n'en serait pas réduit à se soumettre aujourd'hui à cette platitude, dont, à mon tour, je ne veux pas me contenter, moi.

Marius voulut parler, mais M. Coumbes ne le permit pas. Il allait et venait dans son étroite chambre en poussant des exclamations furibondes, en faisant de ses bras des gestes si extravagants, qu'ils menaçaient de triompher de l'opiniâtreté avec laquelle son unique vêtement sauvegardait sa pudeur.

Tout à coup il s'arrêta brusquement devant Marius, et, saisissant d'un geste furieux son bonnet de coton dont la mèche, par ses oscillations, contrariait sa pantomime, il le jeta à terre.

– Voyons, s'écria-t-il, démolira-t-il au moins son abominable maison ?

– Mais pourquoi M. Riouffe démolirait-il une maison qui lui a coûté si cher à construire ?

– Pourquoi ? Parce qu'elle me gêne, parce qu'elle m'offusque, parce qu'elle intercepte pour moi la brise du large et fait de ma maison une fournaise, parce que c'est un objet dégoûtant à avoir continuellement sous les yeux. N'est-ce donc pas des raisons, cela ? Coquin de sort ! continua-t-il, Marius l'écoutant la bouche béante et étant très absorbé par la question qu'il s'adressait à lui-même, à savoir, s'il ne fallait pas envoyer chercher le médecin pour saigner son père, qui était devenu enragé. Coquin de sort ! narre-moi un petit peu ce qu'on t'a dit, ce que tu as fait, comment les choses se sont passées. On a abusé de ta jeunesse et de ton peu d'habitude, je le vois bien, tron de l'air ! car de la bravoure, je vois aussi que tu en as à leur revendre. Dis-moi tout, l'homme, et je me charge de remettre les affaires dans le bon chemin.

La tâche que M. Coumbes imposait à Marius était fort embarrassante ; l'accueil que le maître du cabanon avait fait à ce que le jeune homme considérait comme un triomphe, les jurons dont, contre son habitude, il assaisonnait son discours, avaient jeté déjà quelque désordre dans ses pensées ; mais, lorsqu'il se vit mis en demeure ou de mentir ou d'avouer à son parrain la pacifique intervention de Mlle Madeleine, lorsqu'il redouta qu'en parlant d'elle on ne lût sur son visage ce qui se passait dans son âme, ce désordre devint une déroute ; toutes ses idées prirent la fuite, s'échappèrent avec une telle confusion, qu'il fut impossible à son cerveau d'en rattraper une seule à la course ; il hésitait il balbutiait, il tremblait, il faisait maints coq-à-l'âne qui achevèrent d'exaspérer M. Coumbes.

Celui-ci pressentit anguille sous roche, et mit dans son interrogatoire une énergie nouvelle ; il harcela son filleul de questions, il le pressa, il le poussa, suscita des contradictions, il le dérouta par des changements de front soudains ; il fit tant et si bien, que, pièce à pièce, lambeau par lambeau, il finit par obtenir un récit à peu près exact de ce qui s'était passé entre son fils adoptif et Mlle Riouffe.

Marius restait devant lui pâle et tremblant comme un coupable devant son juge ; son regard ne pouvait soutenir l'éclat qu'avaient pris les prunelles grises et atones des yeux de son parrain.

– Eh ! tron de l'air ! s'écria ce dernier, je le disais bien, lorsque l'on sent la bouillabaisse, c'est que le poisson n'est pas loin ; du moment que j'ai vu qu'une affaire qu'il était si simple de terminer prenait une telle tournure, je pouvais faire serment qu'une femelle s'en était mêlée ! Ah ! tu t'es laissé séduire par cette fillette qui n'est peut-être pas plus sa sœur que la mienne. Coquin de sort ! quelque gueuse à laquelle il a fait accepter ce rôle pour se moquer de toi, comme il se moque de moi !

– N'en croyez rien, père, fit Marius, auquel son amour naissant prêtait déjà l'audace de lutter contre le redouté M. Coumbes ; Mlle Riouffe est une jeune personne honnête. Si vous l'aviez vue comme moi dans son bureau, au milieu de ses commis ; si vous l'aviez entendue...

– Tais-toi, que je te dis, tais-toi, ou je te chasse. C'est une comédie que l'on veut jouer à mes dépens et dans laquelle tu leur auras servi de compère. Je gagerais que, s'ils veulent venir ce soir à la maison, c'est pour me régaler de quelque méchante plaisanterie de leur invention de démons ! Va leur dire que je ne me soucie point de leur visite, que je ne veux ni de leurs excuses ni de leurs regrets ; que je n'en fais pas plus de cas que de l'écorce d'un melon ! que je ne suis pas, comme toi, un pennon qui tourne selon le vent qui le pousse ; que je les hais pour le mal qu'ils m'ont fait, et que ce mal, ce ne sont point quelques paroles qui peuvent le réparer ! que s'ils osent se présenter dans mon cabanon, je braque mon fusil contre le premier qui porte la main sur la clichette (3) de ma porte !

Rien n'est en ce monde aussi contagieux que la colère. M. Coumbes avait déjà singulièrement froissé le fils de Millette en s'attaquant à celle qui, depuis la veille, était l'objet de ses adorations ; son exaltation finit par faire perdre à Marius le sang-froid qu'il avait conservé jusqu'alors ; il répondit qu'après le bienveillant accueil qu'il avait reçu de Mlle Riouffe, il se faisait un devoir de ne point se charger d'une telle commission.

– Ah ! s'écria M. Coumbes le cœur gonflé d'amertume, on a beau inventer des sauces pour une girelle, toute belle qu'elle est, c'est toujours un mauvais poisson, et ses écailles vertes et orangées ne lui donnent pas un meilleur goût ; c'est toujours aux dépens du cœur que Dieu nous accorde la beauté du visage ; je t'avais bien jugé ! Je ne sais comment j'ai pu un instant m'abuser sur ton compte. Tu prends parti pour mes ennemis ; reste avec eux, sors de chez moi, malheureux ! va ! espère que pendant vingt ans, comme moi, ils te donneront le pain de chaque jour ! Va-t'en près de ceux que tu me préfères. D'ailleurs, qu'ai-je besoin de toi ? Ne suis-je pas un homme, moi ! et un homme qui, quoique vieux, saura se faire respecter et châtier ceux qui l'offensent ?... Ah ! ah ! ah ! continua l'ex-portefaix avec une sorte de rire convulsif, qu'ils n'espèrent pas que les simagrées de leur perruche me feront manquer à mes devoirs !

M. Coumbes était au bout de ses forces. Si sa colère était d'autant plus violente que les accès en étaient plus rares chez lui, son paroxysme devait plus promptement l'accabler ; il ne prononça sa dernière phrase qu'avec effort ; les derniers mots en étaient tout à fait inintelligibles. Il s'affaissa sur le lit contre lequel il s'appuyait ; ses lèvres bleuirent tandis que son visage devenait d'une pâleur livide, et il tomba suffoqué sur son matelas.

Les éclats de voix de M. Coumbes avaient depuis quelque temps déjà attiré Millette ; plus morte que vive, elle écoutait au dehors ; au cri que poussa Marius lorsqu'il vit l'ancien portefaix s'affaisser sur lui-même, elle entra et s'empressa de donner des soins à son maître.

Lorsqu'elle s'aperçut que celui-ci revenait à lui, elle attira Marius sur l'escalier.

– Retire-toi, mon enfant, lui dit-elle à voix basse ; il ne faut pas qu'il te retrouve lorsqu'il reprendra ses sens ; ta présence pourrait provoquer une nouvelle explosion de colère, et cette colère m'épouvante d'autant plus, que je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu dans cet état. Surtout, que ce qui vient de se passer ne laisse point de fiel dans ton cœur ; Dieu, souvent, nous éprouve par le malheur, et, cependant, jamais nous ne nous adressons à lui que pour le remercier de ses bienfaits. Il faut agir ainsi avec tous ceux qui nous aiment, mon enfant, et ne nous souvenir que de la tendresse qu'ils nous ont témoignée. Je n'ai entendu que les dernières paroles de M. Coumbes ; j'ignore ce qui s'est passé entre lui et toi, mais je ne crois pas, comme il le craint, que tu prennes parti pour ses ennemis. Tu n'as pas le droit d'oublier qu'il fut bon et compatissant pour ta mère, alors que tout le monde la délaissait ; d'ailleurs, ceux qui ont ainsi changé un homme que j'ai toujours connu doux et paisible ne peuvent être que de méchantes gens.

Il en coûtait à Marius de laisser à sa mère cette mauvaise opinion de celle qui avait fait sur lui-même une si profonde impression ; mais la voix de M. Coumbes, quoique faible encore, avait impérativement appelé Millette, et celle ci quitta son fils après l'avoir tendrement embrassé.

Marius quitta le cabanon le cœur bien gros et les yeux mouillés de larmes ; pendant toute la nuit son imagination d'homme du Midi avait fait bien du chemin. Il avait dix-neuf ans, et ce n'est point à cet âge que les obstacles de la naissance et de la fortune contrarient les heureuses chimères dans leur essor ; il avait caressé d'heureux songes ; il avait vu selon le désir que Madeleine lui exprimait dans sa lettre, des relations quotidiennes s'établir entre les deux habitations voisines, et, à la faveur de ces relations, la passion qu'il sentait naître dans son cœur pour la jeune fille prendre les proportions d'un amour partagé. La rancunière colère de M. Coumbes venait, en s'exhalant, de souffler sur les charmants fantômes qui avaient peuplé ses rêveries et de les disperser ; en sortant de l'espèce d'ivresse qu'il avait subie, il se retrouvait dans un monde qui lui semblait tout nouveau, et dont les réalités lui paraissaient bien tristes. Remis en possession de sa raison, il mesurait la distance qui le séparait de Mlle Madeleine : pour la première fois depuis vingt-quatre heures, il se rappela ce qu'il était, sa naissance, l'humble condition de l'ancien artisan dont il portait le nom, l'avenir modeste auquel il se trouvait condamné.

Marius possédait assez de grandeur d'âme pour ne pas, en face de ses espérances déçues, rougir de son humble condition, assez de noblesse de sentiments pour n'accuser ni ceux dont il avait reçu le jour, ni même le sort ; son cœur saignait, il souffrait, mais sans colère, mais sans désespoir.

Avec une fermeté virile bien rare à son âge, aussitôt qu'il eut reconnu sa faute et son erreur, il fit amende honorable de ses présomptueuses espérances ; il se décida à réunir toutes ses forces, tout son courage, pour étouffer dans son germe un amour qui lui paraissait insensé : il se fit serment à lui-même de chasser de sa pensée tout ce qui, en lui, rappelait Madeleine, pensant qu'il tuerait ainsi le pouvoir qu'elle avait déjà sur son cœur.

Cette résolution était plus facile à prendre qu'à exécuter. Marius cherchait des distractions qui effaçassent la charmante image déjà gravée dans sa pensée ; il n'en trouvait pas.

C'était en vain qu'il voulait admirer la mer, qu'il apercevait à l'extrémité de cette promenade sans pareille que l'on nomme le Prado, calme et étincelante sous les feux d'un beau soleil d'automne ; c'était en vain qu'il évoquait le souvenir de Millette qu'il se répétait que la pauvre femme avait besoin de toute la tendresse de son enfant, en vain qu'il cherchait à s'étourdir par des impressions plus positives en concentrant son attention sur le mouvement de piétons, de chevaux, de voitures qui, malgré l'heure matinale, se faisait autour de lui.

Quelque ferme que fût sa volonté, le souvenir de Madeleine en triomphait encore ; c'était en vain qu'il essayait de le chasser, ce souvenir se retrouvait sans cesse à ses côtés. Marius ne pouvait rien regarder, rien admirer, rien désirer sans qu'elle eût sa part de ses pensées : s'il songeait au printemps en considérant les grands platanes, c'était pour se dire qu'il serait bien doux de se promener à leur ombre avec la jeune fille lorsqu'ils auraient revêtu leur parure d'été ; si la mer bleue lui semblait belle, il se disait qu'il serait doux de glisser sur ses flots en tête-à-tête avec celle qu'il aimait, et là, dans cet isolement sublime, dans cette immensité qui vous rapproche de Dieu, de l'entendre répéter un serment d'amour ! Il n'était pas jusqu'à Millette qui ne fût devenue un prétexte pour lui rappeler Madeleine. Il pensait à la joie, à l'orgueil de sa mère, lorsqu'il lui présenterait une bru si accomplie, aux jours heureux qu'une telle alliance réservait à la vieillesse de celle-là.

Marius fut épouvanté de ce qui lui semblait une condamnable faiblesse, son trouble devint grand. Il se raidit dans la lutte qu'il soutenait contre lui-même, mais inutilement ; il parvenait bien à chasser de son cerveau la dangereuse et charmante figure de Mlle Riouffe, à éteindre la pensée qui ramenait avec elle la jeune fille, en les éteignant toutes, en se réfugiant dans cette espèce de torpeur intellectuelle qui n'est ni la vie ni le sommeil ; mais alors il lui semblait qu'il entendait à son oreille une voix lui répétant un nom qui déjà à ses yeux était un poème. Cette voix lui disait : « Madeleine ! Madeleine ! Madeleine ! » Il sentait son cœur délicieusement agité, et son sang qui coulait plus ardent et plus rapide dans ses artères.

Le jeune homme eut peur. Quel que fût le respect qu'il eût pour M. Coumbes, depuis la scène du matin il n'était pas sans inquiétude sur la raison de celui-ci ; il se demanda si cette folie ne serait pas contagieuse, si son cerveau n'était pas devenu malade comme celui de l'ex-portefaix.

La réponse ne fût probablement pas satisfaisante, car il ne se la fut pas plus tôt adressée, qu'il prit sa course comme s'il eût été poursuivi, et traversa la ville pour retourner chez son patron.

Il espérait tout simplement que le travail rétablirait l'équilibre dans son esprit.

En passant sur l'esplanade de la Tourette, il vit ouverte l'église de la Major.

Marius n'était point un esprit fort ; à un âge où dans le Nord on dédaigne déjà la pratique, sinon les croyances, il avait conservé sa foi chrétienne dans toute sa pureté, sa simplicité primitive.

Sous ce grand portail béant, il vit Dieu qui lui tendait les bras ; dans le son majestueux de l'orgue, dont les dernières vibrations arrivaient mourantes à son oreille, il crut entendre la voix du Seigneur qui lui disait que la prière était un remède bien autrement efficace que le travail contre le trouble qui l'épouvantait.

Il entra dans la cathédrale. L'office venait de se terminer, la Major était déserte. Marius se jeta dans une petite chapelle solitaire où il s'agenouilla.

En levant les yeux pour prier, son regard rencontra le tableau placé au dessus de l'autel ; il frissonna.

C'était une copie de la célèbre toile du Corrége qui représente la grande pécheresse, patronne de la jeune fille qui avait fait sur le jeune homme une si profonde impression. La sainte, couchée au milieu d'un bois sauvage, enveloppée autant de ses longs cheveux à reflets dorés que des plis de sa tunique bleue, méditait, accoudée sur un livre, auprès d'une tête de mort.

Ce ne fut pas seulement le rapprochement des deux noms qui frappa Marius sous l'empire de l'espèce d'hallucination qui le poursuivait, il retrouva, dans cette image peinte, celle qu'il aimait ; il la retrouva vivante ; c'était elle, c'étaient ses yeux graves et tendres tout à la fois, l'expression sérieuse et douce de son visage. L'illusion fut si étrange, qu'il crut entendre sa voix.

Le désordre de ses idées devint effroyable, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, son cœur battit à briser sa poitrine ; il s'appuya sur ses mains de façon à se dérober la vue du tableau, et il commença de prier d'une voix émue, haletante.

– Mon Dieu, disait-il, délivrez-moi de cet amour insensé, ne permettez pas que je succombe. Vous m'avez donné une condition humble et pauvre ; n'ai-je donc pas adoré votre volonté ? ai-je donc manqué de courage et de résignation ? Pourquoi me laissez-vous accabler de la sorte ? Faites que je ne succombe pas à la tentation, ô mon Dieu ! Voyez, elle me poursuit jusque devant vos autels avec les traits que je redoute sans pouvoir cesser de les adorer ; elle me les montre dans ceux d'une de vos élues ; – je vous implore et je tremble que vous n'exauciez ma prière ; – je vous conjure de ramener le calme dans mon âme, et je me demande si ce calme ne sera pas aussi affreux que celui de la mort. ô vous dont elle porte le nom, sainte bienheureuse qui avez tant souffert parce que vous aviez tant aimé, demandez à Dieu de m'envoyer la force que je ne trouve pas en moi-même, demandez-lui de permettre que je l'oublie, de faire que ce nom de Madeleine ne me remplisse plus, comme en ce moment, d'angoisses à la fois délicieuses et terribles...

La prière de Marius fut interrompue par un petit cri étouffé, parti à deux pas derrière lui.

Il se retourna, il aperçut une jeune femme, simplement mais élégamment vêtue, qui cherchait à sortir de la chapelle. Un voile rabattu sur le visage de cette femme empêchait que l'on ne distinguât ses traits. Des chaises et des bancs gênaient son passage, elle les écartait avec une agitation qui témoignait qu'elle n'était pas moins troublée que le jeune homme.

Celui-ci demeurait muet, anéanti, aussi immobile que les statues florentines qui ornent la Major ; une idée avait traversé son cerveau, mais sa raison se refusait à y croire.

En se voyant l'objet de l'attention de Marius, il sembla que la jeune femme perdît la tête ; elle renversa un prie-Dieu dans lequel son pied s'engagea, elle trébucha.

Le fils de Millette s'élança pour lui venir en aide ; mais avant qu'il fût parvenu jusqu'à elle, elle s'était relevée, et légère comme une ombre, elle avait disparu entre les nombreux piliers de la cathédrale.

Cédant à une impression toute-puissante, Marius s'élançait pour la suivre, lorsqu'il aperçut sur les dalles quelque chose que l'inconnue avait laissé tomber dans sa fuite.

Il le ramassa ; c'était un missel, et sur la couverture de ce livre il lut ces lettres imprimées en caractères gothiques sur le maroquin : M. R.

Le doute ne lui était plus permis ; cette jeune femme c'était Madeleine ; elle avait entendu ce qu'il avait cru confier à Dieu seul.

Il n'acheva point sa prière, et quitta l'église plus bouleversé encore qu'il ne l'était en y entrant.

(3) Bouton de porte.

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