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Chapitre II
Millette

Laissons dire les poètes :

« Le roseau est brisé comme le chêne ; vient le jour où, de même que les géants de la forêt, il gît couché sur la terre.

« Si la foudre l'épargne, la main glacée de l'Hiver se charge de l'arracher de sa tige ; il tombe de moins haut, mais qu'importe ! puisqu'il tombe. Ne faut-il donc avoir des larmes que pour les douleurs des rois ? Qui pleurera sur celles des mendiants ?

« L'homme a beau se cacher dans l'herbe, il ne saurait échapper au malheur ; que la scène ait deux pouces ou qu'elle ait cent coudées de large, c'est toujours la même pièce qui se joue, pièce dans laquelle, petits ou grands, les acteurs se lamentent et s'arrachent les cheveux : ce n'est pas sur les cadres les plus exigus que les émotions sont les moins poignantes. »

Pourquoi M. Coumbes aurait-il échappé à la loi commune ?

Une femme, c'est leur rôle ici-bas, était, un beau jour, tombée au milieu de l'eau calme et dormante dans laquelle il végétait si délicieusement, et les larges cercles que sa chute avait laissés à la surface avaient failli changer ce lieu paisible en une mer grosse de tempêtes.

Elle s'appelait Millette ; elle était d'Arles, la patrie des Méridionales vraiment belles, aux cheveux noirs, aux yeux bleus, à la peau blanche et satinée comme si le soleil qui mûrit les grenades n'avait pas passé sur elle. Jamais le béguin blanc que ceint un large ruban de velours n'avait emprisonné une plus belle chevelure que ne l'était celle de Millette ; jamais fichu plissé n'avait dessiné un plus gentil corsage ; jamais robe n'avait été plus adroitement raccourcie pour laisser entrevoir une jambe fine, un petit pied cambré.

Millette pouvait passer, dans sa jeunesse, pour le type le plus complet de la beauté arlésienne, et, avec tant de raisons pour devenir une femme à la mode, Millette avait tenu toutes les promesses de son regard doux et honnête, et avait épousé vulgairement un homme de sa condition, un ouvrier maçon.

Il est triste que la Providence ne se charge pas de récompenser celles-là qui, comme Millette, vont droit au port, malgré les écueils, et donnent au monde l'exemple de la véritable vertu.

Mais le désintéressement de Millette lui porta malheur ; son union eut à peine quelques jours de printemps, et bientôt celui qu'elle considérait comme un papillon devint une chenille. Elle l'avait choisi pour mari, malgré sa pauvreté, parce qu'il lui semblait laborieux. Il lui prouva que la comédie du mariage se joue dans les galetas comme sous les lambris dorés ; il révéla ce qu'il était, c'est-à-dire querelleur, brutal, paresseux et débauché, et les beaux yeux de la pauvre Millette versèrent souvent des larmes abondantes.

Pierre Manas, c'était le nom du mari de Millette, prétendit un jour que l'ouvrage devait être mieux rétribué à Marseille qu'à Arles, et proposa à sa femme d'aller s'y fixer. Ce déplacement coûtait beaucoup à Millette : elle aimait le pays où elle était née, où elle laissait tous les siens. De loin, la grande ville lui faisait peur, comme un vampire qui devait la dévorer ; mais ses larmes affligeaient sa vieille mère ; elle pensa qu'à distance il lui serait plus facile de les lui cacher, de lui persuader qu'elle était heureuse, et Millette acquiesça à la proposition de son mari.

Comme bien on le suppose, ce n'était pas l'espoir de trouver un travail plus lucratif qui attirait celui-ci à Marseille : il venait y chercher un théâtre plus large pour sa vie dissolue : il voulait échapper aux reproches que ses parents lui adressaient sur sa conduite.

Millette et son mari étaient à Marseille depuis quinze jours, que Pierre Manas n'avait pas encore délié le sac de toile qui contenait ses outils ; en revanche, il avait fait connaissance avec tous les cabarets qui peuplent les rues du vieux port, et il en était revenu avec force meurtrissures, qui attestaient la vigueur des poings de ceux qui les lui avaient distribuées.

Nous ne referons pas cette lugubre histoire, que chacun connaît, de la pauvre fille du peuple liée par la destinée à un mauvais sujet et qui n'a, elle, ni les distractions du monde, ni les compensations de l'aisance, ni les consolations de la famille : ces sortes de tableaux sont si navrants que notre plume se refuse à les retracer ; nous dirons seulement que Millette but jusqu'à la lie ce calice d'amertume ; qu'elle souffrit la faim aux côtés de cette brute gorgée de vin ; qu'elle endura toutes les misères de la solitude et de l'abandon ; qu'elle connut ces désespoirs qui nous donnent une idée de ce qu'on nous dit de l'enfer.

Le sentiment du devoir était si profondément enraciné chez cette belle et noble créature, que, malgré tant de tortures, jamais l'idée ne lui vint qu'il lui était possible de s'y soustraire. Dieu avait mis la vertu dans son cœur, comme il a mis les douces chansons dans le gosier des oiseaux et les ailes de gaze azurées au corset des demoiselles. Seulement, il vint un jour où la prière, sa seule consolation, fut impuissante elle-même pour rafraîchir ce cœur desséché ; seulement, elle se reprocha d'avoir désiré être mère ; et les baisers qu'elle donnait à l'enfant que le ciel lui avait envoyé furent empreints à la fois de tendresse, de désespoir et de pitié, pour le sort que le père préparait à la pauvre petite créature.

à l'étage au-dessous du triste ménage, logeait un ouvrier qui était bien l'exacte contrepartie de Pierre Manas.

Comme ce dernier, il n'avait ni la haute stature, ni la mine fière et décidée ; il était mince et fluet, plutôt laid que beau, et avait une physionomie humble et triste, mais tout dans sa tournure révélait l'homme laborieux et rangé. Il se levait avant l'aube et Millette, qui ne dormait guère, l'entendait ranger son petit ménage, comme eût pu le faire la chambrière la plus soigneuse. Un jour, la porte entrebâillée lui avait permis de jeter un coup d'œil dans la chambre du voisin, et elle avait été émerveillée de l'ordre et de la propreté qui y régnaient.

Tous les habitants de la maison s'accordaient pour rendre justice au portefaix Paul Coumbes. Pierre Manas seul l'accusait de stupidité et de ladrerie. Il se moquait de ses habitudes paisibles et des goûts champêtres qu'il lui savait.

Un dimanche matin que le voisin, un paquet de graines sous le bras, s'en allait à la campagne, Pierre l'injuria parce qu'il refusait de le suivre au cabaret. Millette accourut au bruit, et elle eut beaucoup de peine à délivrer le jeune homme des importunités de son mari, et alors, les regardant tous deux descendre l'étroite spirale de l'escalier, Pierre, gouailleur et insolent, le voisin, résigné mais résolu, elle murmura en soupirant :

– Pourquoi celui-ci, et pas celui-là ?

Pendant les trois longues années que dura le martyr de Millette, ce fut le seul péché qu'elle commit, et encore se le reprocha-t-elle plus d'une fois comme un crime.

Au bout de trois années, cette existence désolée faillit avoir un dénouement tragique.

Une nuit, Pierre Manas rentra dans un désordre affreux. Contre son habitude il n'était qu'à moitié ivre ; il se trouvait dans cette période de l'ivresse qui prélude à la réaction torpide, et dans laquelle le vin n'agit encore que comme excitant. De plus, des matelots l'avaient battu, et, comme il tirait grande vanité de sa force physique, l'humiliation qu'il avait subie le rendait furieux ; il fut heureux de trouver un être faible sur lequel il pourrait venger sa déconvenue ; il rendit à sa femme les coups qu'il avait reçus des matelots. La pauvre Millette y était tellement habituée, que ses yeux, qui pleuraient sur l'abjection de son mari, ne trouvaient plus de larmes sur ses propres souffrances.

Ennuyé de la monotonie de cet exercice, Pierre Manas chercha une autre distraction. Malheureusement, en furetant dans tous les coins, il découvrit un verre d'eau-de-vie au fond d'une bouteille ; il le but et laissa au fond du verre le peu de raison qui lui restait.

Alors, il lui passa par le cerveau une idée étrange, une de ces idées qui rapprochent l'ivresse de la folie.

Un des matelots de ses adversaires avait raconté, quelques instants avant la lutte, comment, se trouvant à Londres, il avait vu pendre une femme. Il avait donné là-dessus des détails qui avaient passionné l'auditoire.

Pierre Manas était pris d'un désir féroce de voir, en réalité, ce dont il ne connaissait que le séduisant tableau.

De la pensée à l'exécution, il n'y eut qu'une minute d'intervalle.

Il chercha un marteau, un clou, une corde.

Lorsqu'il les eut trouvés, il ne chercha plus rien : potence et accessoire, il avait sous la main tout ce qu'il lui fallait. Sa pauvre femme ne comprenait pas, et regardait le futur bourreau avec des yeux étonnés, se demandant quelle nouvelle lubie lui avait passé par la tête.

Pierre Manas, qui, malgré son ivresse, avait gardé mémoire de toutes les circonstances du récit, tenait à faire les choses dans les règles.

Il commença par poser son propre bonnet sur la tête de sa femme et le lui rabattit jusqu'au menton. Il trouva que le matelot n'avait rien exagéré, que c'était effectivement fort comique et se prit à rire d'un rire expansif et joyeux.

Complètement rassurée par la gaieté de son mari, Millette ne fit aucune difficulté pour se laisser lier les mains derrière le dos.

Elle ne se rendit compte des intentions de Pierre Manas que lorsqu'elle sentit le froid du chanvre sur son cou.

Elle poussa un cri horrible, en appelant au secours, mais tout dormait dans la maison. D'ailleurs, Pierre Manas avait habitué ses voisins aux cris de détresse de la malheureuse.

En ce moment le jeune portefaix qui, depuis quelques temps, passait non seulement les dimanches, mais encore toutes les soirées à la campagne, rentrait chez lui.

Le cri de Millette avait quelque chose de si funèbre, de si déchirant, qu'il sentit un frisson passer par tout son corps, et que ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il monta rapidement les vingt-cinq marches qui le séparaient du galetas du maçon et, d'un coup de pied, il enfonça la porte.

Pierre Manas venait d'accrocher sa femme à un clou ; la pauvre créature se débattait déjà dans les premières convulsions de l'agonie.

M. Coumbes – car c'était lui, nous l'avons déjà dit, du reste, qui était le voisin honnête et laborieux – se précipita au secours de la pauvre victime, et, avant que l'ivrogne fût revenu de l'étonnement que lui causait cette apparition, il avait coupé la corde, et Millette était tombée sur le lit.

Furieux de se voir privé de ce qu'il regardait comme la partie la plus intéressante du divertissement qu'il s'était promis, Pierre Manas se précipita sur M. Coumbes, en jurant qu'il les pendrait tous les deux. Celui-ci n'était ni brave ni fort ; mais l'exercice de sa profession lui avait donné une grande adresse. Il se plaça devant le lit de la pauvre jeune femme, et tint tête à cette bête féroce jusqu'à l'arrivée des voisins.

Après eux, vint la garde. Pierre Manas fut conduit en prison, et la pauvre jeune femme put recevoir les premiers soins.

Il va sans dire que ce fut M. Coumbes qui les lui prodigua. Depuis longtemps, la douceur, la résignation avec laquelle Millette supportait son horrible situation, avaient touché son cœur, qui, cependant, était trop personnel pour être tendre. Il s'ensuivit une certaine liaison entre la locataire du grenier et son voisin de l'étage inférieur ; liaison tout amicale, car, lorsque Pierre Manas passa en police correctionnelle, lorsqu'un avocat obligeant demanda à Millette si elle ne sollicitait pas la séparation de corps, il ne vint point à l'idée du portefaix qu'il avait dans son secrétaire la somme, faute de laquelle la pauvre créature ne pouvait espérer de repos ici-bas.

Pierre Manas fut condamné à quelques mois d'emprisonnement ; mais Millette demeura sa propriété, sa chose, qu'il pouvait reprendre à son gré, sur laquelle il pouvait achever l'expérience interrompue lorsque bon lui semblerait, quitte alors à faire un séjour un peu plus long dans les prisons d'Aix ; et le tout, parce que la malheureuse n'avait pas quelques centaines de francs.

Lorsque, en revenant à elle, Millette apprit ce qui s'était passé, son premier mouvement fut de se désoler, de vouloir se lever pour aller demander la grâce de son mari. Heureusement pour la vindicte publique, elle était trop faible pour accomplir son dessein.

Pendant les premiers jours, le calme inaccoutumé qui s'était fait autour d'elle, les attentions dont son voisin la comblait, lui parurent étranges ; la vie misérable qu'elle avait menée lui semblait la vie normale ; elle croyait rêver. Peu à peu elle s'y habitua, et ce fut le passé, au contraire, qui lui parut un songe.

Enfin elle en arriva à trembler en pensant que ce songe pourrait bien devenir une réalité.

Pour se réconforter, elle se disait que la rude leçon qu'il aurait reçue ne pouvait manquer d'avoir corrigé son mari. Il l'était si bien, que, lors de l'expiration de sa peine, lorsque Millette alla humblement l'attendre à la porte de la prison, il ne daigna pas jeter un regard sur elle, et s'enfuit en donnant le bras à une autre femme de mauvaise vie, avec laquelle, selon les us des voleurs, devenus ses compagnons, il avait entretenu une correspondance galante pour tromper les ennuis de sa captivité.

Millette fut atterrée de ce nouveau trait.

Revenue chez elle, elle songea à retourner auprès de sa mère ; une lettre cachetée de noir lui apprit, en ce moment même, que sa mère venait de mourir.

La pauvre jeune femme était désormais seule sur la terre. M. Coumbes, son ami, la consola du mieux qu'il put. Mais, si fort son ami qu'il fût, il ne songeait pas à aller au-devant de toutes les douleurs de la jeune femme, à lui épargner l'aveu de celle qui devenait chaque jour la plus cuisante, celle de la misère. Cette misère était grande ; mais Millette était courageuse ; elle la supporta longtemps avec cette énergie patiente qu'elle avait mise à soutenir les débordements de son mari. Enfin, l'ouvrage venant à lui manquer complètement, Millette avoua, à son bon voisin, qu'elle était réduite à chercher une condition.

Celui-ci réfléchit longtemps, regarda plusieurs fois son secrétaire en bois de noyer, sur lequel il ne laissait jamais la clef, puis déclara à Millette avec un certain embarras, qu'étant sur le point de traiter pour une des maîtrises de sa corporation, il avait besoin de toutes ses ressources, et ne pouvait, à son grand regret, venir à son aide.

Millette se montra désolée qu'il l'eût si mal comprise, et lui assura avec vivacité que jamais elle n'avait songé à exploiter la bienveillance qu'il lui témoignait.

M. Coumbes lui reprocha de l'avoir interrompu et continua son discours en lui disant qu'il y avait peut être moyen de tout arranger. Dans sa nouvelle position, il aurait besoin d'une servante, et lui donnait la préférence.

Millette se montra enchantée d'abord de voir les prédictions des voisins se réaliser, et le jeune portefaix sur la route de la fortune ; ensuite de la proposition elle-même que M. Coumbes venait de lui faire. Elle était si pure, si naïve, qu'il lui semblait tout naturel d'être la domestique de ce jeune homme, et, auprès de lui, elle crut que la servitude lui serait moins pénible.

M. Coumbes ne fut guère moins satisfait.

Non pas que les yeux de la belle Arlésienne eussent éveillé quelques désirs dans son cœur, non pas qu'il nourrît à l'endroit de la jeune femme quelque pensée déshonnête ; son cœur, réfractaire à l'amour, ne s'échauffait pas si facilement ; mais parce que ses malheurs l'avaient touché autant qu'il était susceptible de s'affecter de ce qui ne le regardait point ; parce qu'il lui était agréable d'obliger ceux qu'il aimait sans qu'il en coûtât rien à sa bourse, et enfin, faut-il le dire ? parce qu'il n'aurait pas trouvé à Marseille une seule servante qui se contentât des gages qu'il comptait donner à Millette.

Méfiez-vous toujours des qualités négatives.

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