Le fils du forçat Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XVII
Où, sans avoir voulu sauver personne, M. Coumbes n'en accomplit pas moins son chemin de la croix

Faisons quelques pas en arrière et expliquons ce qui était arrivé. M. Coumbes avait supposé que Marius, pénétrant dans le jardin des Riouffe et y rencontrant le frère, qu'il ne cherchait pas, au lieu de la sœur qu'il cherchait, il s'ensuivrait des explications, des menaces, des défis qui forceraient bien la situation de reprendre la physionomie belliqueuse qu'elle avait avant que l'amour vînt, comme disait l'ex-portefaix, embrouiller les affaires ; il comptait qu'à la suite de la rixe qui ne pouvait manquer d'avoir lieu, les odieuses velléités matrimoniales des deux jeunes gens s'évanouiraient tout naturellement.

Véritable Capulet, M. Coumbes repoussait toute alliance de l'un des siens avec les Montaigu.

Le dénouement dramatique qui allait succéder à l'harmonieuse intelligence qui s'était établie malgré lui entre les deux jeunes gens le réjouissait d'avance. Et, en effet, ce dénouement servait sa haine invétérée contre la maison Riouffe ; puis ce dénouement chatouillait encore agréablement son amour-propre. Si enfantines que fussent les combinaisons, quelle que fût la part à attribuer au hasard dans leur agencement, M. Coumbes n'était pas moins satisfait de la profondeur machiavélique avec laquelle il avait tissé sa trame et dissimulé la lettre de Madeleine ; il s'était cru naguère un matamore, maintenant il se considérait comme un rival des Talleyrand et des Metternich ; sa vanité, trompée par ses échecs horticoles, faisait flèche de toutes les brindilles qui lui tombaient sous la main.

Mais, comme chacun sait, un triomphe n'est complet qu'à la condition qu'on en jouisse en personne. S'étant formulé à lui-même cet axiome, M. Coumbes avait renoncé, pour ce soir-là, à placer ses engins dans la mer et avait décidé qu'il serait spectateur invisible, sinon désintéressé, de la scène qu'il prévoyait et qu'il avait si habilement provoquée.

Lorsque tout le monde le croyait en mer, il avait, au contraire, escaladé une pointe de rocher d'où il pouvait dominer l'enclos de son ennemi, et il avait attendu avec cette patience dont vingt ans d'exercice dans l'art de la pêche à la ligne lui avaient assuré l'heureux privilège.

Ce ne fut cependant pas dans ce poste que commença la passion de M. Coumbes, annoncée par nous dans le titre du présent chapitre ; les premiers moments qu'il passa en observation sur la pointe de son rocher lui parurent même assez agréables. Son imagination avait pris le mors aux dents comme le cheval de don Quichotte ; il chevauchait dans des nuages couleur de rose et d'azur. Une fois l'imagination lancée dans le domaine du rêve, elle ne s'arrête plus : M. Coumbes voyait la destruction du chalet, sa Carthage à lui ; il ne doutait presque pas que M. Jean Riouffe, lorsqu'il connaîtrait les projets de mésalliance de sa sœur ne contraignît celle-ci à abandonner son habitation, et il entrevoyait déjà, balancées par le mistral, les ronces et les orties qui allaient pousser sur les ruines de ces murs abhorrés.

C'était tandis qu'il jouissait de ces riantes perspectives que Pierre Manas, jusqu'alors caché dans la pinède, débutait par l'escalade qui devait le conduire à l'effraction.

Nous avons entendu le bandit le raconter lui-même à Marius : la porte des bureaux de la maison Riouffe et sœur s'était entrouverte pour lui, et, comme, en fait d'imagination, il ne le cédait pas même à M. Coumbes, il avait rêvé des pyramides de billets de banque et des cascades d'or et d'argent. Par malheur, ses renseignements lui avaient appris qu'un commis, dragon farouche, armé de deux pistolets, gardait ce jardin des Hespérides, qu'un concierge et un garçon de bureau couchaient à portée de la voix, disposés à prêter main-forte au commis. Pierre Manas s'était rejeté alors sur le chalet, concluant, à l'honneur de la logique de son esprit, qu'un si large fleuve métallique supposait des affluents. Or, Pierre Manas était plein de philosophie : il se résigna donc à boire dans les affluents, ne pouvant boire dans le fleuve. Le bénéfice de l'affaire serait moindre, mais les dangers étaient moindres aussi ; le bandit croyait savoir pertinemment que Mlle Riouffe était seule avec une servante dans son chalet de Montredon, et il avait spéculé là-dessus.

En effet, les débuts de l'entreprise allèrent à ravir. Pierre Manas ouvrit sans bruit la porte vitrée qui donnait du rez-de-chaussée sur le jardin, se déchaussa, prit ses souliers à sa main, monta par le grand escalier et se glissa dans la chambre à la fenêtre de laquelle il avait, la veille, reconnu Mlle Madeleine Riouffe, et qu'il avait d'avance supposée être celle de la jeune fille. Une bourse bien garnie sur laquelle il jeta le grappin, dès le premier tiroir qu'il ouvrit, lui prouva qu'il ne s'était pas trompé. Malheureusement, une bonne spéculation étant donnée, on désire toujours la rendre meilleure. Il en fut ainsi cette fois encore : en tâtonnant, les mains de Pierre Manas rencontrèrent un secrétaire qui lui parut, au simple toucher, devoir renfermer le Pérou dans ses flancs ; ses doigts eurent le vertige et le communiquèrent à son cerveau ; il avait bien vu à l'angle de la maison une fenêtre éclairée, mais il supposait que cette fenêtre était celle de la chambre où couchait la servante ; puis Pierre Manas comptait sur son habileté éprouvée. Si par malheur, d'ailleurs, cette femme se présentait, tant pis pour elle ; pourquoi se mêlait-elle de choses qui ne la regardaient pas ? Pierre Manas avait, dans ce cas, des moyens sûrs de lui imposer silence : il prit un ciseau dans son arsenal et opéra une forte pesée sur le volet du secrétaire tentateur. Celui-ci n'était pas meuble à se laisser violer sans bruit ; ses ais, en se disjoignant, éclatèrent avec un fracas formidable, et Jean Riouffe, qui lisait en attendant le retour de sa sœur apparut au lieu de la servante que Pierre Manas croyait voir arriver.

Les cris du frère de Madeleine, lorsque le bandit le frappa deux fois de son couteau, n'arrivèrent pas jusqu'à M. Coumbes, dont le poste d'observation était, nous l'avons dit, placé derrière la maison ; il entendit seulement un certain remue-ménage indiquant une rixe quelconque. Il crut que la représentation dont il avait voulu se passer la fantaisie était chaude ; son intérêt redoubla, ses oreilles se dressèrent plus attentives, et ce fut tout. Mais quelques instants après que Marius se fût élancé sur les traces de l'assassin, le sentiment du danger que courait son frère rendit des forces à Madeleine ; elle s'élança vers la maison, suivie de la servante et du cocher qui les avait amenées.

Un terrible spectacle les attendait au premier étage. Jean Riouffle était couché nageant au milieu de son sang dans la chambre de Madeleine. La jeune fille ne put supporter un pareil spectacle, elle tomba sans connaissance sur le corps de son frère sans s'apercevoir qu'il respirait encore. La servante et le cocher s'élancèrent sur le balcon, l'un criant au meurtre, l'autre appelant au secours. à ces cris, qui annonçaient que la comédie avait dégénéré en tragédie, M. Coumbes commença à se divertir beaucoup moins qu'il ne l'avait projeté. L'idée ne lui était pas venue que la rencontre des deux jeunes gens pût avoir des conséquences tellement déplorables.

Il croyait avoir semé une rixe, un duel tout au plus, et voilà qu'il récoltait un assassinat. Il espérait pouvoir mettre en relief dans cette rencontre, et avec le rôle de témoin, bien entendu, une crânerie dont il avait parlé si haut et tant de fois, qu'il avait fini par y croire. Mais la bravoure hypothétique de M. Coumbes reçut immédiatement un éclatant démenti, fait pour le dégoûter à jamais de sa jactance marseillaise.

Lorsqu'il entendit la servante crier aux gens de Montredon qui accouraient : « On a assassiné M. Riouffe ! » il éprouva la sensation glacée que doit éprouver un voyageur perdu dans les Alpes, lorsqu'une avalanche s'abat sur sa tête ; une sueur froide perla sur son front, ses cheveux se hérissèrent, ses dents s'entrechoquèrent avec bruit, ses genoux chancelants se dérobèrent sous lui ; il glissa le long de la pente rapide au sommet de laquelle il était juché et roula jusqu'au bas de l'éminence.

Cette chute, la secousse qui la suivit, les contusions qu'elle occasionna au précieux épiderme de M. Coumbes en le heurtant aux aspérités de la roche, achevèrent la déroute de ses idées. Saisi d'une terreur panique, il se releva, oubliant de ramasser son chapeau, et s'enfuit dans la direction de son cabanon aussi vite que son émotion put le lui permettre.

Son trouble était si profond, qu'il ne vit pas les douaniers qui passèrent à deux pas de lui, quittant leur poste pour accourir sur le théâtre où venait de se passer la terrible catastrophe. Mais, en revanche, les douaniers qui n'avaient, eux, aucune raison d'être troublés, remarquèrent cet homme qui, tête nue, haletant, hors d'haleine, accourait en s'enfuyant du côté où, selon toute probabilité, un meurtre venait d'être commis.

Cet homme, ce ne pouvait être que l'assassin : ils se mirent donc à sa poursuite. M. Coumbes, se sentant poursuivi, redoubla d'efforts, et, l'agitation de sa course augmentant encore son égarement, il toucha sa porte avec cette ivresse du naufragé qui rencontre le salut quand il n'attendait plus que la mort. Il en franchit le seuil et la ferma avec violence au nez des douaniers, qui allongeaient déjà la main pour le saisir. Un coup de pied jeta bas ce trop fragile rempart, et les agents de la force publique mirent la main sur le collet de l'ex-portefaix, au moment où celui-ci trébuchait en se heurtant au pied de l'échelle que Marius avait appuyée contre la muraille. Au contact des mains brutales qui l'arrêtaient dans sa course, M. Coumbes perdit le peu de raison que le vertige lui avait laissé. Il se jeta aux genoux des douaniers, et, joignant les mains, il s'écria :

– Grâce ! grâce, messieurs ! je vous dirai tout et je dénoncerai l'assassin.

Il n'en fallait pas davantage. Du doute, ceux qui l'arrêtaient passèrent à la certitude. Malgré les cris, les protestations de M. Coumbes, on lui lia les mains. Sur ce, tous les voisins accoururent ; parmi eux se trouvaient des habitués du café Bonneveine, où M. Coumbes avait semé ses plus redondantes forfanteries. Aussi la réponse invariable de ceux-ci, lorsqu'on leur apprenait que M. Coumbes avait tué M. Jean Riouffe, était-elle : « Cela ne nous étonne pas ; nous savions bien que l'histoire finirait de la sorte. »

M. Coumbes s'amusait donc de moins en moins, et, en vérité, ce n'était pas sans motif. Cependant il se releva un peu de ce prodigieux affaissement moral. L'influence du foyer domestique sur les organisations semblables à celle que possédait M. Coumbes est considérable. Quelle que soit la faiblesse qui les caractérise, elles trouvent une certaine force lorsqu'elles rentrent dans l'enceinte que la loi et le sentiment consacrent. Les murs dont elles connaissent chaque détail, qui les ont abritées du soleil, de la pluie, de l'orage, leur communiquent cette énergie vivifiante que la terre donnait à Antée (7) : elles deviennent capables de les défendre. Livide, les yeux éteints, la respiration oppressée, M. Coumbes voyait cependant, mais comme à travers un nuage, ce qui se passait autour de lui. Un incident bien misérable auprès des événements dont il venait d'être la victime lui fit retrouver ses sens et la force de se défendre. à travers la porte, que les allants et les venants laissaient entrouverte, il aperçut un jeune curieux qui, pour dominer la scène et contempler à son aise le criminel, s'était suspendu à une branche du fameux figuier, laquelle pliait et était près de casser sous le poids du petit drôle.

Cet attentat à sa propriété lui sembla plus monstrueux que la méprise et les mauvais traitements dont il avait été victime.

– Ah ! méchant singe ! s'écria-t-il, si tu ne descends pas et tout de suite, je te promets une copieuse distribution de calottes ! ôte-toi de là, quand je te le dis !

Et, se retournant vers ceux qui le gardaient :

– C'est une infamie, dit-il, de ligaturer comme vous le faites un homme innocent, tandis que toute la racaille du pays dilapide son bien et brise ses arbres.

Cette expression de racaille souleva un gros murmure dans l'assistance.

Quant à lâcher celui qui le prononçait, on n'avait garde, bien que Millette éperdue joignît ses instances aux injonctions de son maître. Cette petite explosion de colère fit sur M. Coumbes l'effet que produit une saignée sur un blessé ; elle rafraîchit son cerveau, et celui-ci commença de percevoir plus sainement la situation. Il tremblait toujours ; il n'était pas plus qu'auparavant le maître de comprimer l'exaspération de son système nerveux. Mais, au lieu de perdre inutilement ses prières, il commença à donner des raisons plausibles de son innocence, et, pour la première fois, il prononça le nom de Marius. Si Millette avait été saisie d'épouvante lorsqu'elle avait connu l'accusation terrible qui pesait sur son maître, son désespoir n'eût plus de bornes lorsqu'elle entendit M. Coumbes rejeter sur le jeune homme toute la responsabilité du crime.

Ce désespoir ne se manifesta pas chez elle par des cris et par des pleurs, comme il eût pu arriver chez une femme du Nord. Non, sa physionomie calme et douce devint menaçante, ses yeux se chargèrent d'éclairs, et, les narines dilatées, les lèvres frémissantes, oubliant en un instant les vingt ans de respectueuse infériorité dans laquelle elle avait vécu, oubliant sa profonde affection, sa reconnaissance pour M. Coumbes, elle s'ouvrit un passage à travers la triple haie de curieux qui entouraient ce dernier, et, se plaçant en face de lui au milieu du cercle :

– Au nom de Notre-Seigneur Dieu, monsieur, s'écria-t-elle, comme si elle n'eût pu croire à ce que ses oreilles entendaient, que dites-vous donc là ? Répétez, je dois avoir mal entendu.

M. Coumbes baissa la tête à cette interrogation, avant-courrière de l'orage qui commençait à gronder dans les entrailles maternelles ; le respect humain, le sens moral luttèrent un instant contre son égoïsme ; mais l'instinct de la conservation, tout-puissant chez lui, prit promptement le dessus.

– Par ma foi, dit-il, chacun pour soi en ce monde. Qu'il dise qu'il l'a tué dans une rixe et qu'il se débrouille avec les juges ; c'est son affaire et non pas la mienne. Marius n'est pas mon fils, après tout.

M. Coumbes avait regardé Millette fixement en prononçant ces derniers mots ; il espérait que la pudeur de la femme imposerait silence à la mère.

– Oh ! non, ce n'est pas votre fils, reprit Millette hors d'elle-même et d'une voix éclatante, et c'est parce que ce n'est pas votre fils que si, innocent, on l'accusait d'un crime, il ne serait pas assez lâche pour rejeter ce crime sur un autre innocent. Non, il n'est pas votre fils, et c'est parce qu'il n'est pas votre fils qu'il a trop de cœur pour assassiner son prochain, soit avec le couteau, soit avec les paroles.

M. Coumbes faisait un mouvement à chacune de ces interjections, comme si chacune d'elles l'eût frappé au visage. Mais, quand Millette eut fini :

– Tron de l'air ! hurla-t-il, qu'est-ce que j'entends donc là ? C'est la fin du monde !... Tu oses le soutenir et contre moi ? Femme, c'est ainsi que tu récompenses ma bêtise d'avoir élevé ce méchant drôle, de lui avoir donné mon pain à manger, d'avoir souffert que tu portes mon nom quand tu n'étais pas ma femme ; car cette malheureuse n'est pas ma femme, comme vous avez pu le croire, ajouta-t-il en s'adressant à ceux qui l'écoutaient. Ah ! tu veux que ma tête tombe au lieu de la sienne ! tu te joins à mes ennemis !... Eh bien, pour commencer, je te chasse ; je te rejette dans la misère où je t'ai prise. Attends, attends, laisse seulement arriver monsieur le maire, et le compte de ton gueux de fils sera vite réglé, va.

Millette allait répondre avec la même véhémence, mais un des assistants éleva la voix :

– Eh ! laissez donc jaser cet homme ; ne voyez-vous pas que la peur l'a rendu à moitié fou ? J'étais dans le chalet quand le chirurgien est arrivé et a relevé M. Riouffe et j'ai entendu Mlle Madeleine raconter, tout en sanglotant, qu'elle avait vu M. Marius poursuivre l'assassin. Vous voyez bien qu'il n'était pas le coupable, puisqu'il poursuivait, au contraire, celui qui avait fait le coup.

– Mlle Madeleine ! fit M. Coumbes, je le crois bien ; elle est comme celle ci, elle le défendra contre tous...

M. Coumbes s'arrêta brusquement. Il venait d'apercevoir la silhouette sévère de Marius, qui, depuis quelques instants, était entré dans la chambre et qui avait entendu la plus grande partie du dialogue précédent. Le jeune homme fit un pas en avant ; Millette l'aperçut et se jeta dans ses bras.

– Te voilà, Dieu soit béni ! s'écria-t-elle. Sais-tu ce qui se passe ici, mon pauvre enfant ? On t'accuse ; on prétend que c'est toi qui as frappé M. Riouffe. Défends-toi, Marius ; prouve à ceux qui osent avancer cette calomnie que tu as l'âme trop noble, trop loyale, trop généreuse pour t'être rendu coupable de ce lâche assassinat.

– Ma mère, répondit le jeune homme d'une voix calme, mais en baissant la tête, M. Coumbes avait raison tout à l'heure : chacun pour soi dans ce monde ; c'est pour cela que le sang doit retomber sur la tête de celui qui l'a versé.

– Que dis-tu là, mon Dieu ! s'écria Millette.

– Je dis que je viens prendre la place de M. Coumbes, faussement et injustement accusé ; je dis que je viens présenter mes mains aux liens qui entourent les siennes ; je dis enfin que, si quelqu'un doit répondre du meurtre qui a été commis, c'est moi, Marius Manas, et non pas M. Coumbes.

– Oh ! c'est impossible ! s'écria Millette ; à toi comme à lui tout à l'heure, je répondrai : Tu mens ! On peut tromper les hommes, on peut tromper les juges, mais on ne trompe ni Dieu ni sa mère. Est-ce que tu oserais me regarder en face, comme tu l'as fait tout à l'heure et comme tu le fais en ce moment si tes mains étaient teintes du sang de ton prochain ? Non, non, ce n'est pas le cœur loyal qui, ce matin, aussitôt qu'il a connu la déplorable position que j'avais acceptée pour lui, n'a pas hésité entre la misère et le reproche de sa conscience ; non, ce n'est pas cet homme-là qui frappe dans l'ombre avec l'arme d'un traître.

Puis, voyant que les agents de l'autorité, sans délier cependant M. Coumbes, s'assuraient de la personne de Marius :

– Ne faites pas cela, messieurs, ne faites pas cela ! s'écria-t-elle ; je vous dis qu'il n'est pas coupable, j'en suis certaine. Oh ! ne faites pas cela, je vous en conjure !

– Ma mère, ma mère, au nom du ciel, ne me déchirez pas l'âme comme vous le faites. Ne comprenez-vous donc pas que j'ai besoin de tout mon courage ?

– Mais, alors, dis-leur donc avec moi que ce n'est pas vrai, reprit la pauvre mère. Ne vois-tu pas à ton tour que je vais devenir folle, et serai-je la seule dont tu n'auras pas pitié ! Ah ! mon Dieu, Marius, miséricorde pour ta mère !

Millette s'affaissa sur le pavé en prononçant ces derniers mots.

Marius tendit ses bras vers elle, mais ils étaient déjà liés ; il ne put donc la relever, et ce furent les voisins qui, violemment émus de cette scène, se chargèrent de ce soin et l'emportèrent à demi morte dans la chambre voisine.

Pendant ce temps, le magistrat était arrivé. Il recueillit les renseignements, il interrogea celui que la voix publique accusait et celui qui se désignait lui-même comme étant l'assassin. Marius fut précis dans ses affirmations ; il déclara que c'était lui qui avait frappé M. Riouffe ; seulement, il se refusa obstinément à avouer le but de ce crime et à préciser les circonstances à la suite desquelles il s'en était rendu coupable. Le jeune homme était rentré au cabanon avec une seule résolution arrêtée, celle de ne pas dénoncer Pierre Manas ; mais, lorsqu'il eut reconnut la méprise dont M. Coumbes était victime, lorsqu'il eut vu à son abattement, le coup terrible que l'accusation portait à l'ancien portefaix, lorsqu'il eut compris la difficulté que celui-ci éprouvait à se justifier, il n'hésita point à lui payer sa dette de reconnaissance et à assumer sur sa tête la honte et peut-être même le châtiment.

M. Coumbes fut beaucoup plus explicite que ne l'avait été son fils adoptif ; il raconta tout ce qui s'était passé dans cette journée : comment, le matin même, il avait surpris le secret de Marius ; comment il avait conservé la lettre que lui écrivait Madeleine ; comment, enfin, il avait voulu jouir de la confusion de son pupille et de la colère du frère de Mlle Riouffe.

Il y avait, dans les détails que donnait M. Coumbes, un cachet de sincérité que corroborait encore une émotion qu'il ne pouvait surmonter ; il était impossible à un homme froid et impartial de méconnaître l'accent de la vérité tombant de cette bouche pâle et de ces lèvres tremblantes. D'ailleurs, M. Coumbes présentait la lettre de Madeleine comme pièce à l'appui de son dire. Le magistrat ordonna de le relâcher.

Quant à Marius, les explications que venait de donner l'ex-portefaix semblaient ajouter une foule de probabilités à la franchise de ses aveux. Cependant deux choses restaient inexplicables :

Quel était cet homme que la servante et le cocher avaient vu distinctement, ainsi que Madeleine, et qui avait passé comme une ombre devant eux poursuivi par le fils de Millette ? Comment accorder enfin l'histoire de ce rendez-vous d'amant, avec le vol commis dans la chambre de la jeune fille, vol qui avait été deux fois constaté, d'abord par l'absence de la bourse du tiroir où elle était placée, et ensuite par la trouvaille de cette bourse dans le propre jardin de M. Coumbes.

Le magistrat fit revenir le prévenu et le pressa de questions ; mais Marius, qui voulait bien s'accuser d'un assassinat, ne voulait pas s'accuser d'un vol : il fut inflexible et continua de se refuser à donner aucun renseignement. On lui communiqua la lettre de Madeleine, et, d'abord, elle parut avoir produit sur lui une impression capable de modifier ses sentiments. Il la relut deux fois en pleurant beaucoup puis il supplia le juge de sauver, en anéantissant cette lettre, l'honneur d'une jeune fille qui, en face de la sincérité de ses aveux, serait inutilement compromise ; mais, le magistrat ayant déclaré que la lettre devait figurer à l'instruction, Marius rentra dans son mutisme et ne répondit plus à aucune des interrogations qu'on lui fit. Une confrontation pouvait tout éclaircir, mais l'état du blessé était si grave, que le chirurgien déclara qu'il n'y fallait pas songer en ce moment ; en conséquence, le magistrat ordonna de transporter Marius dans la prison de la ville.

On avait entouré Millette pour l'empêcher d'assister au départ de son malheureux fils.

Peu à peu, tous les étrangers se retirèrent. M. Coumbes, qui épiait le départ de chacun d'eux, suivit le dernier pour fermer soigneusement la porte de la rue, puis il rentra dans le cabanon. Il trouva la pauvre mère immobile à la place où il l'avait laissée ; elle était assise sur le carreau, les genoux rapprochés de sa poitrine, les mains appuyées sur ses genoux, le menton reposant sur ses mains, les yeux fixes et hagards. Quelque épaisse que fût la croûte dont l'égoïsme avait entouré le cœur de l'ex-portefaix, cette douleur muette paraissait en avoir raison. Ce cœur, jusque-là insensible, semblait pour la première fois se contracter en face de souffrances que n'étaient pas les siennes, et ses yeux, légèrement humectés paraissaient plus brillants qu'ils ne l'étaient d'ordinaire.

Il s'approcha de la pauvre mère désespérée et l'appela d'une voix presque affectueuse. Millette ne parut même pas l'avoir entendu.

– Il ne faut pas m'en vouloir, femme, continua-t-il. Que diable ! dans une attaque de nerfs on ne répond pas toujours de ce que l'on fait, et l'on donne quelquefois un coup de poing à la personne que l'on aime le mieux. C'était une fâcheuse affaire que cette affaire du chalet, et, étant innocent, il était tout naturel que je me débattisse lorsque j'ai vu que l'on m'accusait.

Millette demeurait dans son attitude morne et glacée ; on eût dit une statue, tant elle était immobile, tant était peu perceptible sa respiration.

– Voyons, parle-moi donc, femme ; rien ne dit que nous ne le sauverons pas. On prétend qu'avec de l'argent tout s'arrange dans ce monde ; eh bien, quand il devrait m'en coûter quelque cent... quelque chose, on n'est pas un juif avec ceux qu'on aime. Sois tranquille, la mère, nous le ferons sortir de là blanc comme neige.

Mais, voyant que c'était en vain qu'il dépensait son éloquence et qu'il offrait de faire un sacrifice, M. Coumbes s'arrêta et poussa un gros soupir. Seulement, pour demeurer dans cette exactitude qui fait le véritable historien, nous devons avouer que ce n'était pas à la pauvre mère que ce soupir s'adressait, mais bien à une armoire dans laquelle Millette serrait les provisions dont elle conservait les clefs dans sa poche, et que M. Coumbes, depuis quelques instants, regardait avec des yeux pleins de concupiscence.

M. Coumbes n'était ému ni du malheur de Marius, ni de celui de Millette ; M. Coumbes avait faim. Il demeura pendant quelques instants combattu entre le besoin qui lui tiraillait l'estomac et le sentiment de respect qu'inspire le malheur.

En d'autres circonstances, la lutte n'eut pas été douteuse, et l'appétit de M. Coumbes eut triomphé de toute considération étrangère ; mais son âme était en voie notoire d'amélioration ; il demeura près d'une demi-heure auprès de Millette, attendant qu'elle sortît de cet état de torpeur ; mais, enfin voyant sa patience aussi inutile que l'avaient été ses instances, il prit, à son grand regret, le parti de s'aller coucher sans souper.

Bien lui avait pris, au reste, de se pourvoir de résignation ; car, le lendemain, lorsqu'il se leva, ce fut en vain qu'il chercha Millette dans le cabanon et dans le voisinage.

La pauvre femme avait disparu, et, en quittant la maison, elle avait, sans doute par mégarde, – M. Coumbes, malgré sa mauvaise humeur, ne l'accusa pas d'autre crime que de celui d'étourderie, – elle avait, sans doute par mégarde, emporté les clefs ; ce qui fit que M. Coumbes, qu'une effraction épouvantait, même dans son propre domicile, se passa de déjeuner comme il s'était passé de souper.

(7) Géant, fils de Neptune et de la Terre.

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