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Chapitre XLVI


Dès le lendemain, Amaury se présenta à l'hôtel du comte de Mengis, qui, au reste, n'était pas un étranger pour lui, car plus de vingt fois il l'avait rencontré chez M. d'Avrigny.
Il est vrai que leurs relations avaient été froides et peu étendues ; il y a un aimant qui pousse la jeunesse à la jeunesse, tandis qu'au contraire il y a une répulsion qui éloigne le jeune homme du vieillard.
Une lettre d'Antoinette avait précédé Amaury chez le comte ; elle avait voulu avertir son vieil ami des intentions de M. d'Avrigny, quant au rôle de protecteur qu'il avait remis, ou plutôt laissé prendre à son pupille, et prévenir ainsi des questions, des doutes ou des étonnements qui eussent pu embarrasser ou blesser Amaury.
Celui-ci, quand il arriva, était donc attendu par le comte, et fut reçu par lui comme un homme en qui il savait que M. d'Avrigny avait pleine et entière confiance.
- Je suis charmé, lui dit M. de Mengis, que mon pauvre et cher docteur m'ait adjoint dans la tutelle officieuse d'Antoinette un second qui, grâce à sa jeunesse, saura mieux lire sans doute que moi dans un coeur de dix-huit ans, et qui, par le privilège qu'il a de voir M. d'Avrigny, saura m'éclairer sur les desseins de mon ami.
- Hélas ! Monsieur, répondit Amaury avec un triste sourire, ma jeunesse a bien vieilli depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir, et j'ai tant regardé en mon propre coeur pendant les six mois qui viennent de s'écouler, que je ne sais vraiment pas si je serai bien habile maintenant à fouiller le coeur des autres.
- Oui, je sais, Monsieur, reprit le comte, je sais le malheur qui vous a frappé, et combien le coup a été terrible.
Votre amour pour Madeleine était un de ces amours puissants qui prennent toute la place dans la vie ; mais plus vous aimiez Madeleine, plus c'est un devoir pour vous de veiller sur sa cousine, sur sa soeur, car c'est ainsi, si je m'en souviens bien, que Madeleine appelait notre chère Antoinette.
- Oui, Monsieur, Madeleine aimait saintement notre pupille, quoique, pendant les derniers temps, cette amitié ait paru se refroidir un peu. Mais M. d'Avrigny lui-même disait que c'était une aberration de la maladie, un caprice de la fièvre.
- Eh bien, voyons, causons sérieusement, Monsieur. Ce cher docteur désire la marier, n'est-ce pas ?
- Je le crois.
- Et moi j'en suis sûr. Ne vous a-t-il pas parlé d'un certain jeune homme ?
- Il m'a parlé de plusieurs, Monsieur.
- Mais du fils d'un de ses amis ?
Amaury vit qu'il n'y avait pas a reculer.
- Il a prononcé hier devant moi le nom du vicomte Raoul de Mengis.
- De mon neveu ? Oui ; je savais que c'était son voeu, à ce cher d'Avrigny.
Vous le savez encore, j'avais pensé à Raoul pour Madeleine.
- Oui, Monsieur.
- J'ignorais que d'Avrigny fût engagé avec vous : au premier mot qu'il me dit de cet engagement, je retirai, comme vous le pensez bien, ma demande.
Je l'ai à peu près, je vous l'avoue, renouvelée pour Antoinette, et mon pauvre vieil ami m'a fait répondre qu'il ne mettrait de sa part aucun empêchement à ce projet.
Aurai-je le bonheur maintenant, Monsieur, d'obtenir votre assentiment comme j'ai obtenu le sien ?
- Sans doute, Monsieur, sans doute, répondit Amaury avec quelque trouble, et si Antoinette aime M. votre neveu... Mais, pardon, il me semblait que le vicomte était attaché à l'ambassade de Pétersbourg ?
- Sans doute, Monsieur ; il est second secrétaire, mais il a obtenu un congé.
- Et alors il va venir ? dit Amaury avec un léger serrement de coeur.
- Il est arrivé hier, et je vais avoir l'honneur de vous le présenter, car le voici qui entre.
En effet, au même moment paraissait sur le seuil de la porte un grand jeune homme brun, au visage calme et froid, et vêtu avec une parfaite élégance ; il portait a sa boutonnière les rubans de la Légion d'honneur, de l'Etoile polaire de Suède et de Sainte-Anne de Russie.
Amaury, du premier coup d'oeil, détailla tous les avantages physiques de son confrère en diplomatie.
Les deux jeunes gens, lorsque le comte de Mengis eut prononcé leurs deux noms, se saluèrent froidement ; mais comme dans un certain monde, la froideur est un des éléments des bonnes façons, M. de Mengis ne remarqua point cet éloignement que son neveu et Amaury semblaient, d'instinct, manifester l'un pour l'autre.
Cependant, tous deux échangèrent quelques phrases banales. Amaury connaissait beaucoup l'ambassadeur dont Mengis était protégé.
La façon dont était vue la légation française à la cour de Russie fit les frais de la conversation. Le vicomte fit les plus grands éloges du tzar.
Au moment où le dialogue commençait à languir, un domestique ouvrit la porte et annonça M. Philippe Auvray.
On se rappelle que Philippe avait l'habitude de venir prendre le comte de Mengis les mardis, jeudis et samedis, pour se rendre avec lui chez Antoinette. Cette habitude, au reste, était fort agréable à la vieille comtesse de Mengis, pour laquelle il avait une foule de petits soins.
Quant à Philippe Auvray, ce fut plus que de la froideur que lui témoigna Amaury, ce fut presque de l'impertinence.
A la vue de son ancien camarade, dont il ignorait le retour, le pauvre Philippe avait tout d'abord perdu contenance. Il s'approcha néanmoins d'Amaury, et tout en rougissant et en balbutiant, lui adressa quelques paroles amicales sur son retour.
Mais Amaury ne lui répondit que par un signe de tête assez humiliant, et comme l'autre, poli et obséquieux, continuait à lui faire ses compliments, il lui tourna tout à fait le dos, alla s'appuyer à la cheminée, et prit un écran à la main dont il s'amusa à compter les plumes.
Le jeune vicomte sourit imperceptiblement en regardant Philippe, qui, resté debout à la même place et le chapeau à la main, regardait autour de lui avec des yeux effarés qui demandaient évidemment une âme charitable qui lui vint en aide.
Madame de Mengis entra ; Philippe se sentit sauvé, respira bruyamment et s'élança vers elle.
- Messieurs, dit le comte, nous ne pouvons tenir tous cinq dans la voiture ; mais Amaury à son coupé, je crois ?
- Sans doute, s'écria Amaury, et je puis offrir une place à M. le vicomte.
- J'allais vous la demander, dit M. de Mengis.
Les deux jeunes gens se saluèrent.
Amaury, comme on le comprend bien, ne s'était tant hâté que parce qu'il craignait qu'on le priât de voiturer maître Philippe.
Tout fut donc, sinon pour le mieux, du moins pour le moins mal.
M. de Mengis, la comtesse et Philippe montèrent dans la vénérable berline du comte, et Raoul et Amaury suivirent dans le coupé.
On arriva à la petite maison de la rue d'Angoulême, où Amaury n'était pas entré depuis six mois ; les domestiques étaient les mêmes, et, en l'apercevant, ce furent des exclamations de joie auxquelles Amaury répondit, tout en vidant ses poches, par un triste sourire.

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