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Chapitre XLIII


Antoinette à Amaury.

« 6 janvier.

« Comme vous savez parler d'amour, Amaury ! comme vous savez le sentir ! Chaque fois que je relis votre lettre, et je l'ai relue bien des fois, je demeure toute pensive à me dire :
« Qu'elle était heureuse la femme dont une telle passion couronnait la vie, et combien il est triste que ce rare trésor de tendresse et de dévouement que vous aviez amassé en vous reste désormais inutile et perdu !
« Vous me conseillez de sortir, de me mêler au monde, d'y chercher une affection pour remplacer les affections qui me manquent ; mais ne me désenchantez-vous point par avance, Amaury ?
« Parmi tous ceux qui pourront me dire des mots d'amour, rencontrerai-je jamais l'ami que Madeleine avait rencontré et qui continue de lui appartenir jusque dans la mort ? Cette abnégation chevaleresque, cette distinction du coeur, si j'ose parler ainsi, sont-elles de notre temps, Des hommes politiques, ambitieux de rien, des oisifs ennuyés de tout, voila ceux qui m'entourent.
« Ne prononcez donc pas les noms de Roméo et de Juliette au milieu de cette foule épaisse et prosaïque. Amaury, Roméo et Juliette, ce sont des rêves de poète et non des réalités de cette terre.
« Aussi tout mon bien, cher frère, ira aux pauvres, comme toute mon âme retournera à Dieu. C'est là mon destin, Amaury. Voilà pourquoi je suis rieuse et railleuse. Rire, cela dispense de penser ; se moquer, cela dispense de se plaindre.
« Mais ce sujet est trop amer, parlons d'autre chose.
« Cette autre chose, c'est M. Philippe Auvray.
« Vous l'avez deviné, Amaury, Philippe Auvray m'aime ; non qu'il m'ait déclaré son amour, Dieu merci, il est trop réservé et trop prudent pour se hasarder à une pareille confidence ; mais, franchement, cela saute aux yeux, et quand je fais de pareilles découvertes, pardonnez-moi, Amaury, mais je ne sais pas me taire.
« A quoi bon, d'ailleurs ?
« Ah ! oui, c'est vrai, vous le jugez compromettant.
« Cher Amaury, vous êtes à deux cents lieues d'ici et de la vérité.
« Si vous pouviez l'entrevoir une seconde, le pauvre garçon ! apercevoir une minute son attitude piteuse devant moi, vous jugeriez qu'il a plutôt l'air de se compromettre lui-même que de compromettre autrui. S'il a conscience de sa passion, à coup sûr il lutte contre elle.
« Il semble parfois pris de je ne sais quel remords et me demande précipitamment la permission de se retirer, comme s'il avait peur de se laisser prendre au crime de m'aimer. J'en suis à croire qu'il tient à la pureté de son âme.
« Dans tous les cas, il est beaucoup plus gêné que gênant, et lorsqu'il fait la partie de whist de M. du Mengis, il a une mine de martyr qui me fend le coeur.
« Et comme tout cela n'est pas autrement dangereux, je vous prie, Amaury, de me laisser ma victime, vous promettant que nous avons six bons mois devant nous avant que le timoré Philippe laisse échapper une parole qui ressemble à un aveu.
« Je n'ai même pas cru devoir ennuyer M. d’Avrigny de ces soupirs sans conséquence.
« Mon pauvre oncle est d'ailleurs plus sombre et plus renfermé que jamais.
« Il ne tardera pas, j'en ai bien peur, mon Dieu ! à rejoindre sa fille.
« C'est ce qu'il veut, n'est-ce pas ? c'est le bonheur qu'il attend.
« Oh ! mais c'est égal, je pleurerai bien quand il sera heureux...
« Il faut que je vous dise une chose, Amaury : c'est que je suis convaincue que mon oncle est atteint mortellement. Est-ce la douleur seule, est-ce quelque maladie qu'une douleur concentrée peut faire naître ?...
« J'interrogeais là-dessus, vous le savez, ce jeune médecin en qui vous avez si grande confiance, M. Gaston, et il me répondait qu'un grand ébranlement moral, dans lequel on se complaît, porte avec lui, à un certain âge surtout, des germes de destruction. Il me citait deux ou trois maladies qui peuvent naître à la suite d'une tristesse dont on ne veut pas guérir, et il me demandait s'il ne pourrait pas arriver a causer cinq minutes seulement avec mon oncle.
« Ces cinq minutes, me dit-il, lui suffiraient pour reconnaître les symptômes de la maladie dont M. d'Avrigny est atteint, si tant est qu'il ait une autre maladie que sa douleur.
« Aussi le 1er de chaque mois, quand j'ai revu mon pauvre oncle, j'ai voulu tâcher d'amener cette entrevue.
« Je lui ai dit que le docteur Gaston, qu'il a fait entrer dans la maison du roi et qui était, comme vous le savez, un de ses élèves favoris, avait à le consulter pour le traitement d'une maladie qu'il soignait ; mais il n'a pas été dupe du stratagème.
« - Oui, oui, a-t-il dit, je sais ce que c'est, et je connais la personne qu'il veut guérir, mais dis-lui, mon enfant, que tout remède est inutile et que la maladie est mortelle. »
« Et comme à cette réponse je me mettais à pleurer :
« - Oh ! mais, a ajouté mon oncle, console-toi, Antoinette, si tu prends intérêt à cette personne ; car, quelque progrès que fasse la maladie, cette personne a encore quatre ou cinq mois à vivre, et d'ici là Amaury sera revenu. »
« Oh ! mon Dieu ! si mon oncle allait mourir pendant que vous êtes loin de moi, et que je me trouvasse seule, toute seule !
« Vous souhaitiez une compagne, Amaury, pour admirer avec vous la beauté des champs et des villes ; un ami qui partage votre douleur et qui verse avec vous des larmes, ne m'est-il pas plus nécessaire encore ?
« Cet ami, je l'ai, mais bien des lieues s'allongent entre nous, mais il a ses douleurs qui nous séparent encore plus que la distance.
« Amaury, Amaury, que faites-vous là-bas ?
« Comment pouvez-vous vous condamner de vous-même à cette solitude qui me pèse tant à moi ? Quel avantage trouvez-vous à n'être qu'un étranger pour tout ce qui vous entoure ?
« Amaury, si vous reveniez, nous souffririons du moins ensemble.
« Oh ! revenez...

                    « Votre soeur, Antoinette. »

Antoinette à Amaury.

« 2 mars.

« J'apprends par M. de Mengis qu'un de ses neveux, en passant à Heidelberg, a su que vous habitiez cette ville.
« Je vous écris donc à Heidelberg, Amaury, espérant que cette lettre, plus heureuse que mes lettres précédentes, m'amènera une réponse.
« Que se passe-t-il donc en vous, mon Dieu ! et pourquoi vous dérobez-vous ainsi à tous ceux qui vous aiment ?
« Savez-vous que depuis près de deux mois j'ignore non seulement où vous vivez, mais encore si vous vivez.
« Si je n'étais pas une femme, je vous le jure, je serais partie ; je me serais mise à votre recherche, et je vous eusse bien vite retrouvé ; oh ! oui, si bien caché que vous fussiez, Amaury, je vous en réponds.
« Je vous ai écrit trois lettres, ne les avez-vous point reçues ? celle-ci est la quatrième, la recevrez-vous ? Dans chacune, je vous exprimais mes angoisses croissantes.
« Oh ! si vous les eussiez reçues, vous n'auriez pas eu le courage de me continuer votre silence, en voyant qu'il me faisait souffrir.
« Mais au moins vous n'êtes pas mort, puisque M. Léonce de Mengis a su de vos nouvelles en passant a Heidelberg ; mais au moins je sais enfin où vous écrire, et, cette fois, si vous ne répondez pas, je saurai que mes lettres vous sont importunes, et moi, alors, moi aussi, à mon tour, je garderai le silence.
« Oh ! Amaury, je suis vraiment bien malheureuse : de trois personnes qui m'aimaient, l'une est morte, l'autre se meurt, la troisième m'oublie.
« Comment, avec votre coeur si bon, si grand, si généreux, n'avez-vous donc pas plus de pitié de ceux qui souffrent ?
« Si vous tardez à revenir, et que mon oncle soit mort à votre retour, Amaury, vous me retrouverez dans un couvent.
« Si cette lettre reste sans réponse, cette lettre est là dernière que je vous aurai écrite.
« Amaury, ayez pitié de votre soeur !

« Antoinette. »

Amaury à Antoinette.

« 10 mars.

« Vous m'avez écrit plusieurs lettres, dites-vous, Antoinette, plusieurs lettres auxquelles je n'ai pas répondu, et dans lesquelles vous me manifestiez vos inquiétudes.
« Ces lettres, je ne les ai point reçues. Ces lettres, ayant été perdues, ne peuvent être mises sous les yeux du lecteur.
« Ecoutez, je vais tout vous dire, Antoinette ; je n'ai pas voulu les recevoir.
« Votre avant-dernière lettre m'avait fait une impression terrible ; j'ai quitté Cologne sans dire où j'allais, sans le savoir moi-même, ne prévenant pas à la poste que l'on fit suivre les lettres qui viendraient pour moi : Antoinette, je voulais fuir tout le monde, et même vous...
« Il est donc vrai, Antoinette, M. d'Avrigny se meurt, et moi je ne puis mourir...
« Cet homme l'emporte donc toujours sur moi, en douleur comme en dévouement ?
« Madeleine nous attendait tous deux, et c'est celui qui disait l'aimer davantage qui la rejoindra le dernier.
« Ah ! pourquoi M. d'Avrigny ne m'a-t-il pas laissé me tuer, quand je voulais le faire ? pourquoi m'a-t-il arraché le pistolet de la main avec cette fausse maxime :
« A quoi bon se tuer ? on meurt. »
« En effet, on meurt, puisqu'il va mourir, lui ; c'est donc que nos organisations sont différentes, ou bien que les années viennent à son secours. Peut-être la nature, qui pousse le vieillard en avant, tire-t-elle le jeune homme en arrière.
« Toujours est-il que je ne peux pas mourir.
« Oh ! c'est votre lettre qui a porté cette terrible lumière dans mon coeur ; peu à peu, sans que je le sentisse moi même, la nature avait repris ses droits, la vie son empire.
« Chaque jour, sans que je m'en aperçusse moi-même, je me mêlais au monde qui m'entourait. Un jour je me suis surpris dans un salon ; en vérité, rien ne me distinguait plus des autres hommes que le crêpe qui entourait mon chapeau.
« En rentrant j'ai trouvé votre lettre qui me montre M. d'Avrigny s'affaiblissant de jour en jour, s'inclinant de plus en plus vers la tombe, tandis que moi, au contraire chaque jour je relève le front, chaque jour je reprends intérêt à tout ce qui m'entoure.
« Il y a donc deux amours bien distincts, l'amour du père et de l'amant : l'amour dont on meurt et l'amour dont on ne meurt pas.
« A Cologne, j'avais déjà fait quelques connaissances, j'avais déjà accepté quelques distractions.
« J'ai voulu tout fuir, tout briser, me retrouver avec moi-même, pour juger, dans la solitude et le silence, le changement qui s'est fait en moi depuis six mois.
Je me suis retiré à Heidelberg.
« Là, je suis descendu dans mon âme ; là, j'ai sondé ma plaie.
« Est-ce à force de pleurer que mon âme n'a plus de larmes ? est-ce à force de saigner que ma plaie n'a plus de sang ?
« Y aurait-il donc possibilité à ce que je guérisse, et notre pauvre humanité est-elle si faible que rien ne puisse être éternel en nous, pas même la douleur ?
« Toujours est-il que je ne puis pas mourir.
« Parfois je m'enfonce dans les montagnes et dans cette admirable vallée de la Necker pour fuir le bruit, la joie et les amusements de cette grave et bonne jeunesse de l'Université, abandonnant la nature vivante et animée pour la nature immobile.
« Mais là aussi, sous cette prétendue immobilité, je retrouve, devançant le printemps qui va venir, la sève, l'énergie, la vitalité : les bourgeons paraissent, la terre verdoie, tout renaît ; je ne rencontre sous mes pas que la vie, et cependant ce que je cherche, c'est la mort.
« Oui, la vie, la vie insolente qui bout dans mes veines, qui bourdonne à mes tempes, qui m'enivre, qui m'emporte ; je suis furieux contre moi, plein de mépris pour ma lâcheté, plein de haine pour cette vile humanité a laquelle je crus un instant être supérieur.
« Oh ! il me prend parfois l'envie d'aller me faire casser la tête en Afrique ; car, de me précipiter du haut en bas d'un rocher, je ne sais pas même aujourd'hui si j'en aurais le courage.
« Je crois que ma tête s'égare, et vous ne devez guère me comprendre, Antoinette ; pardonnez-moi, pardonnez-moi, et le délire de cette lettre, et mon silence, et les tourments que ce silence vous a causés. Il faut me pardonner, car réellement je souffre beaucoup.
« Vous rappelez-vous le conseil qu'Hamlet donne à Ophélie :
« Entre dans un couvent. »
« En vérité, je suis prêt à vous dire comme Hamlet : Get thee to a nunnery.
« Oui, oui, entre dans un couvent, pauvre Antoinette, car il n'y a pas de serment inflexible, de douleur véritable, pas d'amour éternel.
« Tu rencontreras un homme qui t'aimera, qui aura l'air de t'aimer, qui t'aimera même. Il te jurera que ta vie est sa vie, que si tu meurs il mourra ; tu mourras, il voudra mourir, et six mois après il se retrouvera, honteux de lui-même, plein de vie et de santé.
« Get thee to a nunnery !
« Je veux voir M. d'Avrigny avant qu'il meure, je veux me jeter à ses pieds, je veux lui demander pardon.
« Un de ces jours donc je partirai pour Paris. Quand ? je n'en sais rien, mais bien certainement avant le mois de mai.
« Voici les beaux jours qui approchent, la saison des voyages qui va commencer. Les bords du Rhin vont devenir le rendez-vous d'un monde où je suis trop connu pour ne pas le fuir. Pour ne pas trouver Paris l'été, c'est à Paris qu'il faut se réfugier.
« D'ailleurs, c'est là que vous êtes, Antoinette, et j'ai tant à expier envers vous ! Il y avait dans toutes ces lettres qui m'ont suivi ici et qui me remuaient si profondément le coeur, un abandon si fraternel et une grâce si douloureuse !
« Tandis que je les lisais, je croyais vous voir devant moi, charmante dans votre tristesse, coquette dans votre naïveté, souriant et pleurant à la fois.
« Oui, je veux, pour me faire pardonner, aller vous confier mon sort, ne plus vivre que pour obéir à vos généreuses inspirations de bienfaisance, enfin remettre entre vos douces mains mon coeur endolori.

                    « Amaury. »

Jounal de M. d'Avrigny.

« Le docteur Gaston s'est présenté chez moi, sous prétexte de venir chercher une consultation, mais, en réalité, pour me voir ; je comprends cela : il aura appris par Antoinette que j'étais malade, il veut savoir de quelle maladie.
« Aussi j'ai refusé.
« Oui, mon Dieu, Seigneur, je suis avare du trésor mortel que vous m'avez envoyé ; je le garde à moi seul et loin de tous les yeux.
« Longtemps j'ai douté, mais enfin les symptômes sont visibles et en quelque sorte si palpables que depuis sept ou huit jours je suis convaincu ; je suis atteint d’une cérébrité, une des rares maladies que peut donner une grande douleur morale.
« Ce sera, je crois, une chose curieuse pour la science que de voir les études que je laisserai sur moi-même ; ce sera intéressant pour les médecins de suivre les progrès d'une maladie lâchée librement à travers une organisation humaine, d'une maladie que rien n'arrête, et qui parcourt toutes ses phases.
« J'en suis à la première période : quelques absences d'esprit, auxquelles succèdent parfois des exaltations étranges, des douleurs vives, aigus et passagères dans la tête ; enfin des contractions partielles, qui souvent, et au moment où je m'y attends le moins, me font retomber sur ma chaise, ou paralysent le bras qui s'étend pour prendre quelque chose.
« Dans deux ou trois mois tout sera fini.
« C'est bien long, deux ou trois mois !
« Ingrat que je suis, pardonnez-moi, mon Dieu !

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