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Chapitre XXXII


Amaury, rentré dans sa chambre, trouva partout autour de lui, dans les meubles, dans les tableaux, dans l'air, pour ainsi dire, des souvenirs si navrants et des pensées si amères, qu'il ne put y tenir. Il sortit à pied, sans but, sans idée, sans projet, seulement pour changer la douleur de place.
Il était six heures et demie du matin.
Il marchait la tête basse, et dans les ténèbres et dans la solitude de son âme il ne distinguait qu'une chose, la forme de Madeleine couchée sous son linceul ; il n'entendait qu'un écho funeste et incessant qui répétait :
« Mourir ! mourir ! »
Il se trouva, sans savoir comment il y était venu, sur le boulevard des Italiens, lorsqu'un obstacle se présenta à sa marche.
En relevant le front, il vit devant lui trois jeunes gens qui lui barraient le chemin.
C'étaient trois de ses amis, de joyeux compagnons de sa vie de garçon, qui, élégants et débraillés, le cigare à la bouche les mains dans les poches, étaient juste dans cet état d'ivresse qui permet de reconnaître un ami, et veut que, dans la tendresse de son coeur, on aille lui serrer la main.
- Eh ! c'est Amaury, s'écria le premier avec cette voix éclatante qui indique un mépris profond de ce qui se passe autour de soi ; où portes-tu tes pas, ô Amaury, et d'où vient que depuis deux mois on ne t'a entrevu nulle part ?
- D'abord, Messieurs, dit le second, coupant la parole au premier d'abord, et avant toutes choses, lavons-nous aux yeux d'Amaury, qui est un garçon comme il faut, du crime d'errer par la ville à cette heure indue, sept heures du matin !
Ne va pas te figurer, mon cher, que nous soyons déjà levés au moins ; non, nous ne sommes pas encore couchés, voilà tout, entends-tu ? et nous allons au lit de ce pas. Nous avons tous trois... trois et trois font six, bien entendu... passé la nuit chez Albert, dans les festins les plus royaux, et nous voilà regagnant pudiquement, et à pied pour nous rafraîchir, nos foyers domestiques.
- Ce qui prouve, reprit le troisième, un peu plus ivre que les deux autres, la profondeur et la vérité de cet aphorisme politique de M. de Talleyrand :
          Quand on fut toujours heureux...
Amaury les regardait d'un air effaré et les écoutait sans les comprendre.
- Et maintenant, Amaury, dit le premier, c'est à toi de justifier à ton tour ta sortie matinale et ta disparition depuis deux mois.
- Ah ! mais, je sais, dit le second, Messieurs, je me souviens, et cela prouve ce que je vous soutiens depuis une heure, c'est que, quoique j'aie bu à moi seul comme vous deux, je suis le moins ivre de nous trois, Amaury est malade d'une passion conjugale à l'endroit de la fille du docteur d'Avrigny.
- Eh bien, justement ! si j'ai bonne mémoire, ou si le papa beau-père ne nous a pas donné une fausse date le soir de son bal, c'est aujourd'hui, 11 septembre, qu'il doit épouser la belle Madeleine.
- Oui, mais tu oublies, dit le second, que, justement ce soir-là, la susdite infante est tombée en pamoison dans les bras de notre ami.
- Ah çà ! j'espère qu'il n'y parait plus...
- Non, Messieurs, répondit Amaury.
- Elle est guérie ?
- Elle est morte !
- Et quand cela ?
- Il y a une heure.
- Diable ! firent les trois étourdis, un moment étonnés.
- Depuis une heure ! reprit Albert, pauvre ami ! et moi qui allais t'inviter à venir déjeuner ce matin avec nous...
- C'est impossible ; mais j'ai de mon côté une autre invitation à vous faire, c'est d'assister demain avec moi à l'enterrement de Madeleine...
Et leur serrant tour à tour la main, il s'éloigna. Les trois amis s'entreregardèrent.
- Il est terriblement fou ! dit l'un.
- Ou terriblement fort ! dit l'autre.
- C'est la même chose, ajouta Albert.
- N'importe, Messieurs, reprit le premier, il faut convenir que le veuvage d'un amoureux n'est pas chose récréative à rencontrer après boire.
- Est-ce que tu iras à l'enterrement ? dit le second.
- Nous ne pouvons guère nous en dispenser, fit Albert.
- Messieurs, Messieurs, n'oublions pas une chose, dit le premier, c'est que c'est demain la rentrée de Grisi dans Othello.
- C'est juste. Eh bien, Messieurs, nous irons à l'église pour nous montrer : qu'Amaury nous voie, et cela suffit.
Et tous trois continuèrent leur route après avoir rallumé leurs cigares, qui s'étaient éteints pendant la conférence.
Cependant Amaury, en quittant les trois jeunes gens, commença d'envisager l'idée qu'il avait jusque-là gardée en lui, mêlée d'ombre et d'incertitude.
Il voulait mourir.
Car, Madeleine morte, qu'avait-il désormais à faire en ce monde ? Quel désir, quel sentiment pouvait le rattacher à la vie ?
En perdant sa bien-aimée, n'avait-il pas perdu son avenir, il ne lui restait donc plus qu'à la rejoindre, comme il se l'était vingt fois promis à lui-même.
- De deux choses l'une, se disait Amaury, ou il y a une seconde vie, ou il n'y en a pas.
S'il y a une seconde vie, je retrouve Madeleine, et par conséquent ma joie et mon bonheur me sont rendus.
S'il n'y en a pas, ma douleur est éteinte, mes larmes sont taries ; des deux côtés, j'ai donc tout à gagner, et je n'ai rien à perdre, puisque je ne perds que la vie.
Cette résolution prise, l'attitude qui convenait désormais à Amaury, c'était le calme, c'était presque la joie.
Ce projet irrévocablement arrêté, il n'y avait plus de raison pour qu'il interrompit ses occupations ordinaires, pour qu'il ne se mêlât point au train accoutumé de la vie.
D'ailleurs, quand le bruit de sa mort se répandrait, il ne voulait pas qu'on dît qu'il s'était tué en fou et en insensé, dans un moment de désespoir.
Mais il fallait, au contraire, que l'on sût que c'était une chose froidement arrêtée dans son esprit, une preuve de force et non de faiblesse.
Voici donc ce qu'Amaury fera :
Aujourd'hui il mettra ordre à ses affaires, réglera ses comptes, écrira ses dernières volontés, fera en personne une visite à ses amis les plus chers, auxquels il annoncera seulement qu'il est sur le point d'entreprendre un grand voyage.
Demain il assistera, grave, mais tranquille, aux obsèques de sa bien-aimée ; le soir il ira, au fond de sa loge, entendre le dernier acte d'Othello, cette romance du Saule que Madeleine aimait tant, ce dernier chant du cygne, chef-d'oeuvre de Rossini.
L'art est un plaisir austère et qui prépare merveilleusement à la mort.
En sortant des Bouffes, il rentrera chez lui et se brûlera la cervelle.
Disons-le, avant d'aller plus loin, Amaury était un coeur sincère, une âme droite, et c'est avec une entière bonne foi et sans aucune arrière-pensée qu'il combinait ainsi les détails de sa fin ; il ne s'apercevait même pas qu'il la faisait un peu apprêtée, et qu'on pouvait mourir plus simplement.
Il était à cet âge, au contraire, où tout ce qu'il allait faire devait lui paraître très simple et très grand, et la preuve, c'est que, fermement convaincu qu'il n'avait plus que deux jours à vivre, il fit taire sa douleur, rentra paisiblement chez lui, se coucha et, brisé par tant d'émotions diverses et tant de fatigues continues, dormit comme il espérait dormir la nuit suivante.
A trois heures, il se réveilla, s'habilla avec recherche, fit les visites qu'il avait décidé de faire, laissa sa carte aux absents, annonça aux autres son voyage projeté, embrassa une ou deux personnes, serra la main au reste, rentra à son hôtel, dîna seul ; car ni M. d'Avrigny ni Antoinette ne parurent de toute cette journée, et cela avec un calme si terrible, que les domestiques se demandèrent s'il n'était pas fou.
A dix heures, il se retira dans son petit hôtel de la rue des Mathurins, et là il commença de faire son testament, laissant la moitié de sa fortune à Antoinette, et un souvenir d'une centaine de mille francs à Philippe, qui, chaque jour jusqu'au dernier, était venu s'informer scrupuleusement de la santé de Madeleine, puis partagea le reste en différents legs.
Puis il reprit son journal où il l'avait abandonné, le remit au courant jusqu'à l'heure où il était arrivé, annonçant ses intentions suprêmes, tout cela avec beaucoup de calme et sans qu'un seul instant son écriture décelât la moindre altération.
C'était pour veiller ainsi qu'il avait dormi une partie de la journée.
A huit heures du matin, tout était fini.
Il prit ses pistolets de combat, les chargea de deux balles chacun, les mit sous son paletot, monta en voiture, et se fit conduire chez M. d'Avrigny.
Depuis la veille, M. d'Avrigny n'avait pas quitté la chambre de sa fille.
Sur l'escalier, Amaury rencontra Antoinette ; la jeune fille voulut rentrer chez elle, mais il la retint par la main, l'attira doucement à lui et l'embrassa en souriant au front.
Antoinette demeura épouvantée de ce calme ; elle suivit Amaury des yeux jusqu'à ce qu'il fût rentré chez lui.
Il mit ses pistolets dans le tiroir de son bureau, et mit la clef du tiroir dans sa poche.
Puis il fit sa toilette pour la cérémonie funèbre.
Lorsqu'il eut achevé sa toilette, il descendit et se trouva face à face avec M. d'Avrigny, qui, cette nuit encore, avait gardé sa fille morte, comme les autres nuits il avait gardé sa fille vivante.
Le pauvre père avait les yeux caves, le visage pâle et défait, et semblait sortir lui-même du tombeau.
En quittant la chambre de Madeleine, il recula, le grand jour offusquait sa vue.
- Déjà vingt-quatre heures écoulées, dit-il tout pensif.
Il tendit la main à Amaury, et le regarda longtemps sans rien dire ; il pensait peut-être trop pour parler.
Et cependant il avait, dès la veille, donné tous ses ordres avec calme et sang froid.
En vertu de ces ordres, Madeleine, après avoir été exposée dans une chapelle ardente à la porte de l'hôtel, devait être conduite à Saint-Philippe du Roule, sa paroisse ; à midi devait avoir lieu le service mortuaire, puis le corps serait transporté à Ville-d'Avray.

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