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Chapitre XXXI


Antoinette, dénoncée, jeta un cri et s'avança tout en larmes vers Madeleine, dont le premier mouvement fut de se reculer, mais qui, faisant aussitôt un effort sur elle-même, tendit les bras à sa cousine, qui se précipita sur son lit.
Les deux jeunes filles se tinrent quelque temps embrassées puis enfin Antoinette se recula et prit la place du prêtre, qui avait disparu.
Malgré l'inquiétude qu'elle éprouvait depuis deux mois, malgré la douleur qu'elle ressentait en ce moment Antoinette était si belle et si fraîche encore, Antoinette respirait tellement la vie, Antoinette paraissait si clairement réservée à un si long et rayonnant avenir et pouvait si légitimement se croire des droits à l'amour de tout coeur libre, jeune et ardent, qu'on devait interpréter sans peine la pensée jalouse du coup d'oeil qu'involontairement Madeleine ramena de l'éclatante et suave jeune fille à l'amant désespéré qu'elle allait laisser près d'elle.
M. d'Avrigny se baissa vers elle.
- C'est toi qui l'as redemandée ! lui dit-il.
- Oui, oui, mon bon père, murmura Madeleine, et je suis heureuse de la revoir.
Et avec une expression d'angélique douceur, la pauvre mourante sourit à Antoinette.
Quant à Amaury, il ne vit, dans le mouvement de Madeleine, que ce sentiment de jalousie bien naturel qu'éprouve l'être débile et mourant pour l'être fort et plein de vie.
Aussi lui-même, en reportant son regard de sa Madeleine si pâle et si brisée à cette Antoinette si vivace et si jolie, éprouva-t-il un sentiment pareil, à ce qu'il crut du moins, à celui qu'avait éprouvé Madeleine, c'est-à-dire un mouvement de haine et de colère contre l'insolente beauté qui faisait un si cruel contraste à cette mort douloureuse, et il lui sembla que s'il ne devait pas mourir, comme il l'avait résolu, avec Madeleine, il détesterait à jamais Antoinette, ironie vivante autant qu'il aimerait Madeleine, souvenir idéal.
Il voulut donc sur-le-champ, d'un serment prononcé à l'oreille, rassurer la pauvre mourante ; mais en ce moment le son d'une clochette retentit et le fit tressaillir.
C'était le curé de Ville-d'Avray qui, assisté du sacristain de Saint-Philippe du Roule et de deux enfants de choeur, venait pour donner le dernier sacrement à Madeleine.
Au bruit de cette clochette, chacun se tut et tomba à genoux à la place où il était. Madeleine seule se souleva comme pour aller au-devant du Dieu qui venait à elle.
Le sacristain avec sa croix, les enfants de choeur avec leurs cierges, entrèrent d'abord ; puis vint le vénérable curé portant le viatique.
- Mon père, dit Madeleine, sur le seuil même de l'éternité, notre âme peut être assaillie par de coupables pensées.
Mon père, depuis ma confession de ce matin, j'ai bien peur d'avoir péché.
Avant de recevoir le corps de Notre Seigneur, veuillez donc, je vous en supplie, vous approcher encore une fois de moi, que je vous expose mes doutes.
M. d'Avrigny et Amaury se reculèrent d'un même mouvement, et le curé s'approcha de Madeleine.
Alors la chaste enfant lui dit tout bas, en regardant Amaury et Antoinette, quelques mots auxquels le bon prêtre ne répondit que par un geste de bénédiction.
Puis la cérémonie sainte commença.
Il faut s'être agenouillé soi-même et dans un pareil moment au pied du lit d'une personne adorée, pour savoir combien chaque parole murmurée par le prêtre et répétée par les assistants pénètre jusqu'aux plus intimes profondeurs de l'âme. A chaque battement, Amaury espérait que son coeur allait se briser. Les bras tordus, la tête renversée en arrière, le visage baigné de larmes, il semblait la statue du Désespoir.
Immobile, sans un soupir, sans un gémissement, sans une larme, M. d'Avrigny broyait son mouchoir entre ses dents, essayant de se rappeler ses prières d'enfant depuis longtemps oubliées.
Antoinette, seule, faible comme une femme, ne pouvait retenir ses sanglots.
Au milieu de ces trois douleurs si différemment exprimées, la cérémonie suivait son cours.
Enfin le prêtre s'approcha de Madeleine, Madeleine se souleva les mains jointes, les yeux au ciel, et reçut sur ses lèvres arides l'hostie que, six ans auparavant seulement, elle avait reçue pour la première fois.
Puis, brisée par cet effort, elle retomba sur son lit en murmurant :
- O mon Dieu ! faites qu'il ignore toujours qu'en renvoyant Antoinette j'ai désiré qu'il mourût en même temps que moi.
Le prêtre sortit suivi des gens d'église.
Alors, après un sombre silence de quelques minutes, Madeleine détacha ses mains qu'elle avait gardées jointes, et les laissa tomber chacune d'un côté de son lit ; Amaury et M. d'Avrigny s'en emparèrent.
Il ne resta rien pour Antoinette. Elle continua de prier. Alors une lugubre et silencieuse veillée commença.
Madeleine voulut cependant essayer de parler une dernière fois encore aux deux êtres chéris de son coeur pour leur faire ses adieux ; mais elle s'affaiblissait si rapidement et les quelques mots qu'elle prononça lui coûtèrent tant d'efforts, que M. d'Avrigny, inclinant vers elle sa tête blanchie, la supplia à genoux de ne pas parler. Il voyait bien que tout était fini ; mais la seule chose qu'il désirât maintenant au monde, c'était de retarder autant qu'il était en son pouvoir l'éternelle séparation.
Il avait d'abord demandé à Dieu la vie de Madeleine puis des années, puis des mois, puis des jours ; maintenant c'était quelques heures de plus, voilà tout ce qu'il priait le Seigneur de lui accorder.
- J'ai froid, murmura Madeleine.
Antoinette se coucha sur les pieds de sa cousine, et à travers les draps essaya de les réchauffer avec son haleine.
Madeleine balbutiait, mais ne parlait pas.
Peindre la défaillance et l'angoisse qui serraient ces trois coeurs serait impossible : ceux qui, dans une nuit terrible et suprême, ceux qui, dans une nuit pareille à celle-ci, ont veillé leur fille ou leur mère nous comprendront.
Que ceux à qui leur sort a épargné de telles douleurs bénissent Dieu, s'ils ne comprennent pas.
M. d'Avrigny était le but constant des regards d'Amaury et d'Antoinette : ni l'un ni l'autre ne pouvaient croire, tant est grande chez nous cette tendance à espérer, que tout fût fini, et ils cherchaient quelque lueur de cet espoir qu'ils sentaient eux-mêmes être insensé, sur le front de M. d'Avrigny.
Mais ce front restait sombre et incliné, et aucun éclair n'en illuminait l'impassible douleur.
Vers quatre heures du matin, Madeleine s'assoupit.
En lui voyant fermer les yeux, Amaury se leva vivement, mais M. d'Avrigny l'arrêta d'un signe.
- Elle dort seulement, dit-il ; tranquillisez-vous, Amaury, elle a encore une heure à peu près à vivre.
En effet, elle sommeillait, belle, fragile et délicate, pendant que la nuit se changeait en crépuscule et que les étoiles semblaient se fondre et disparaître l'une après l'autre dans la blancheur de l'aube.
M. d'Avrigny tenait d'une de ses mains la main de Madeleine, tandis que, de l'autre, il suivait le mouvement du pouls, qui commençait à disparaître aux extrémités, et remontait vers la saignée.
A cinq heures, la cloche de l’Angelus sonna à une église voisine, appelant les fidèles à la prière et les âmes à Dieu.
Un petit oiseau vint se poser sur la fenêtre, chanta et s'envola.
Madeleine ouvrit les yeux, essaya de se soulever en demandant deux fois : De l'air ! de l'air ! retomba et poussa un soupir.
C'était le dernier.
M. d'Avrigny se leva, et d'une voix étouffée :
- Adieu, Madeleine ! dit-il.
Amaury jeta un cri.
Antoinette un sanglot.
Madeleine n'était plus, en effet... Elle venait de s'effacer avec les autres étoiles. Elle avait doucement passé du sommeil à la mort, sans autre effort qu'un soupir.
Le père, l'amant et la soeur contemplèrent quelques minutes en silence la chère créature.
Puis, comme ses beaux yeux, qui ne devaient plus voir que le ciel, étaient restés ouverts, Amaury étendit la main pour les fermer.
Mais M. d'Avrigny arrêta cette main.
- Je suis son père, Monsieur !... dit-il.
Il rendit à la morte ce pieux et terrible service...
Puis, après un instant de muette et douloureuse contemplation, il ramena le drap devenu linceul sur ce beau visage déjà froid.
Alors, tous trois, tombant à genoux en pleurant, prièrent ici-bas pour celle qui priait pour eux là-haut...

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