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Chapitre XXIX


Ce soir-là, c'était mon tour de veiller.
« M. d'Avrigny, mistress Brown et moi nous passons ainsi les nuits à tour de rôle, en compagnie d'une garde-malade. Tout brisé que j'étais par la fatigue et par la douleur, j'ai réclamé mon droit, et M. d'Avrigny s'est retiré sans faire d'objection.
« Alors Madeleine s'est endormie, paisible comme si le temps ne lui était pas mesuré. Quant à moi, mes tristes pensées me tenaient éveillé.
« Cependant, à minuit, ma vue s'est troublée, ma tête s'est appesantie, et, après une lutte d'un instant contre le sommeil, j'ai laissé tomber mon front sur le bord du lit de Madeleine.
« Alors, comme pour me dédommager de mes terribles veilles, a commencé un beau et doux rêve.
« C'était la nuit, une nuit de juin, tranquille et pleine d'étoiles.
« Nous nous promenions, Madeleine et moi, dans un pays étranger, que je reconnaissais pourtant ; nous allions ainsi causant sur le bord de la mer, suivant le contour d'une baie splendide, et nous admirions les jeux de la lune sur les vagues argentées. Je l'appelais ma femme, et elle me disait : Amaury, et cela avec une voix si suave, que les anges n'ont pas de plus céleste mélodie.
« Tout à coup, et au milieu de ce rêve, je me réveillai. Je vis l'appartement sombre, le lit blanc, la morne veilleuse, et, près de moi, M. d'Avrigny grave et silencieux, qui, le visage impassible, et d'un regard terrible à force de profondeur, considérait sa fille toujours endormie.
« - Vous voyez que vous avez eu tort de réclamer votre tour de veille, Amaury, me dit-il froidement. Je sais cela : à vingt-quatre ans on a plus besoin de sommeil qu'à soixante, Allez vous reposer, mon ami, je veillerai, moi. »
« Il n'y avait dans ses paroles ni aigreur ni moquerie, mais bien plutôt, au contraire, l'accent d'une compassion toute paternelle pour ma faiblesse. Et cependant, je ne sais pourquoi, à ses paroles, je me sentis une rage sourde au coeur et comme un mouvement de profonde jalousie.
« C'est qu'en vérité il semble un être surhumain, lui, un esprit intermédiaire entre l'homme et Dieu, qui n'est soumis à aucune émotion terrestre, qui n'a besoin ni de manger ni de dormir. On n'a pas eu à faire son lit une seule fois depuis un mois ; il veille sans cesse, il veille toujours, pensif, triste et cherchant.
« Cet homme est donc de fer !
« Je n'ai pas voulu monter chez moi, je suis descendu au jardin, j'ai été m'asseoir sur le banc où nous nous sommes assis ensemble.
« Tous les moindres détails de cette nuit sont alors venus se présenter à ma pensée.
« Sur toute la façade de l'appartement, une seule fenêtre était éclairée d'une faible lueur : c'était celle de Madeleine.
« Je regardais cette lumière tremblante et débile, la comparant à ce reste d'existence qui anime encore ma pauvre bien-aimée, quand tout à coup cette unique lueur s'est éteinte et m'a laissé dans les ténèbres ; j'ai frissonné.
« N'est-ce pas là l'image de mon propre destin ?
« Ainsi va s'effaçant le seul rayon de clarté qui soit venu briller dans les ombres de ma vie.
« J'ai regagné ma chambre en pleurant.

Amaury à Antoinette.

« Je me trompais, Antoinette, M. d'Avrigny a comme moi ses heures d'accablement et de désespoir. Ce matin je suis entré dans son cabinet et l'ai trouvé courbé sur son bureau, la tête appuyée sur ses deux bras.
« A mon tour j'ai cru qu'il dormait, et je me suis approché de lui, un peu moins humilié de moi-même, en trouvant dans cet homme quelque chose d'humain ; mais je me trompais : au bruit de mes pas il a relevé le front, et m'a montré son visage tout en larmes.
« Alors j'ai senti mon coeur se serrer affreusement. C'était la première fois que je le voyais pleurer.
« Tant que je le vis calme, je crus qu'il espérait.
« - Mais toute chance de la sauver est donc perdue ! m'écriai-je ; mais vous ne connaissez donc plus de ressources, vous ne pouvez donc pas inventer quelque remède ?
« - Rien ne fait, rien ! me répondit-il ; hier j'ai composé une nouvelle potion, inutile, inefficace comme les autres. Ah ! qu'est-ce donc que la science ? continua-t-il en se levant et en marchant à grands pas ; une ombre, un mot ; encore si l'on disait, il s'agit de rappeler à la vie une vieillesse usée que les années entraînaient vers la mort, de ranimer un sang appauvri par l'âge ; s'il était question de moi, par exemple, on concevrait l'insuffisance de l'homme à vaincre la nature, à lutter contre le néant ; mais non, c'est une enfant née d'hier qu'il faut sauver, c'est une existence toute jeune, toute fraîche toute vivante, et qui ne demande qu'à suivre son cours, qu'il faut arracher à la maladie, et l'on ne peut pas, l'on ne peut pas ! »
« Et le malheureux père se tordait les mains, tandis que aussi impuissant dans mon ignorance que lui dans sa science je le regardais, muet et immobile, sur le fauteuil où j'étais tombé.
« - Et cependant, continua-t-il comme parlant à lui-même, si tous ceux qui se sont occupés de l'art de guérir avaient fait leur devoir et travaillé comme moi, la science serait plus avancée ; les lâches ! Mais dans l'état où elle est, à quoi sert-elle, mon Dieu ? à m'apprendre que dans huit jours ma fille sera morte. »
« Je poussai un cri sourd.
« - Oh ! non, reprit-il avec un sentiment qui ressemblait à de la rage, oh ! non, car d'ici là je la sauverai ; je trouverai un élixir, un philtre, le secret de ne pas mourir enfin ; dussé-je le composer avec le sang de mes veines, je le trouverai, elle ne mourra pas, elle ne mourra pas ! »
« J'allai à lui, je le pris dans mes bras, car je crus qu'il allait tomber.
« - Tiens, Amaury, me dit-il, il y a deux idées qui bourdonnent éternellement dans ma tête et qui, je crois, me rendront fou : la première, c'est que si l'on pouvait transporter tout de suite, sans fatigue, sans secousse. mon enfant dans un climat plus doux, à Nice, à Madère ou à Palma, elle vivrait peut-être.
« Pourquoi donc, puisque Dieu a donné aux pères un amour divin, ne leur a- t-il pas donné un pouvoir égal à leur amour, le pouvoir de commander au temps, de supprimer l'espace, de bouleverser ce monde ? Oh ! mon Dieu ! c'est injuste, c'est impie qu'ils ne l'aient pas.
« L'autre idée qui m'écrase, c'est que le lendemain du jour où ma fille sera morte, il se peut qu'on découvre, que je découvre moi-même le remède à la maladie qui l'aura tuée.
« Oh ! si c'était moi qui le trouvasse, tiens, Amaury, je crois que je ne le dirais pas : les filles des autres, qu'est-ce que cela me fait à moi ? Les pères n'avaient qu'à ne pas laisser mourir ma fille. »
« En ce moment, mistress Brown est entrée venant annoncer à M. d'Avrigny que sa fille venait de s'éveiller.
« Alors, Antoinette, je vis une chose merveilleuse, c'est la puissance de cet homme sur lui-même. Ses traits bouleversés reprirent, par la force de sa volonté, leur expression de calme ordinaire.
« Seulement, de jour en jour, ce calme devient plus sombre.
« Il descendit en me demandant si je ne le suivais pas.
« Mais moi je n'ai point cet énergique stoïcisme.
« Moi, il me faut plus de temps que cela pour me composer un visage, et je restai plus d'une demi-heure à ramener un peu de sérénité sur mes traits.
« C'est pendant cette demi-heure que je vous écris, chère Antoinette. »

Amaury à Antoinette.

« Quel ange la terre va perdre !
« Je regardais ce matin Madeleine avec ses longs cheveux blonds épars sur l'oreiller, sa blancheur de perle, ses grands yeux mélancoliques et toute cette beauté suprême que les dernières lueurs de la vie prêtent à ceux qui la quittent, et je me disais :
« Cette voix, ces regards, le profond amour qui éclaire ce sourire, n'est-ce pas là de l'âme ? est-ce autre chose que de l'âme ? et l'âme peut-elle mourir ?
« Elle mourra, cependant !
« Et toute cette grâce s'éclipsera sans avoir été à moi ! sans m'avoir appartenu ! Et au jour du jugement, le séraphin qui appellera Madeleine pour en faire un séraphin comme lui, ne la nommera point de mon nom.
« Pauvre enfant ! elle voit maintenant que le soleil de ses jours décline ; elle commence à avoir de tristes pressentiments. Ce matin, comme avant d'entrer chez elle je me tenais un instant debout à la porte, comme j'ai l'habitude de le faire, pour rappeler toutes mes forces, je l'entendis, de sa douce voix d'enfant, qui disait à M. d'Avrigny :
« - Oh ! je me sens bien mal !... mais tu me sauveras, mon père, n'est-ce pas que tu me sauveras ? Car, ajouta-t-elle plus bas, car si je mourais, sais-tu bien qu'il mourrait aussi ? »
« Oh ! oui, oui, chère Madeleine ! oui, si tu meurs, je mourrai.
« J'entrai en ce moment, et j'allai m'agenouiller auprès de son lit.
« Alors elle fit signe à son père, qui allait lui répondre, de se taire. Ainsi, pauvre chère Madeleine, elle croit que j'ignore son état et elle veut me cacher ses pressentiments.
« Elle m'a tendu la main pour me relever, et lorsqu'elle m'a vu debout, elle m'a prié d'aller dans le petit salon lui jouer encore une fois cette valse de Weber qu'elle aime tant.
« J'hésitai. M. d'Avrigny m'a fait signe de lui obéir.
« Hélas ! cette fois, pauvre chère Madeleine, elle ne s'est pas levée et n'est pas venue a moi soutenue par l'influence magique de cette puissante mélodie.
« A peine a-t-elle pu se soulever sur son lit ; puis, la dernière note éteinte, le dernier son envolé, elle est retombée les yeux fermés et avec un soupir sur son oreiller.
« Puis des pensées plus graves lui sont alors venues, et elle a dit à son père qu'elle serait bien heureuse de voir le curé de Ville-d'Avray, qui lui a fait faire sa première communion. Alors M. d'Avrigny l'a quittée pour aller écrire au bon prêtre, et je suis resté seul avec elle.
« Tout cela n'est-il pas triste à en mourir, mon Dieu ! Oh ! oui, à en mourir, c'est le mot.
« Mais, comprenez-vous une chose, Antoinette, c'est qu'elle ne parle pas de vous, c'est qu'elle ne vous demande pas, c'est que M. d'Avrigny, de son côté, ne lui fasse pas souvenir que vous êtes au monde ?
« Ah ! sans votre défense expresse de prononcer votre nom devant elle, je saurais déjà le motif de ce silence. »

M. d'Avrigny au curé du village de Ville-d'Avray.

« Monsieur le curé,

« Ma fille va mourir et voudrait, avant de s'en aller à Dieu, revoir son père spirituel.
« Venez donc au plus tôt, je vous prie, monsieur le curé ; je vous connais assez pour ne pas vous en dire plus et pour savoir que lorsque quelqu'un souffre, et dans sa souffrance vous réclame, il n'y a qu'à crier : Venez !
« J'ai aussi un autre service à réclamer de votre bonté ; ne vous étonnez pas de la nature de celui-là, et oubliez, je vous prie, monsieur le curé, qu'il vous est demandé par un homme qu'on appelle, bien follement, allez, un des plus grands médecins de notre époque.
« Ce service, le voici :
« Nous avons à Ville-d'Avray, n'est-ce pas, un pauvre pâtre nommé André, qui a la réputation d'avoir des recettes merveilleuses, et qui, au dire des paysans, par la simple combinaison de certaines plantes, a rappelé à la vie des gens dont la Faculté avait désespéré.
« J'ai entendu dire tout cela ; je ne l'ai pas rêvé, n'est-ce pas ? mon peu de mémoire m'est permis.
« C'était dans un temps de bonheur et par conséquent d'incrédulité, que j'ai entendu raconter toutes ces merveilles.
« Amenez-moi cet homme, monsieur le curé, je vous en supplie.

                    « Léopold d'Avrigny. »

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