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Chapitre XXVII


Amaury à Antoinette.

« Vivrai-je ou mourrai-je ?
« Telle est la question que je m'adresse chaque jour en voyant Madeleine qui s'affaiblit et mes rêves qui s'éteignent ; et je vous le jure, Antoinette, ce n'est pas par une façon de parler que je dis à son père, lorsque le matin j'entre chez elle :
« - Comment allons-nous ? »
« Aussi, lorsqu'il me répond :
« - Elle est plus mal, » je m'étonne toujours qu'il ne me dise pas :
« - Vous êtes plus mal. »
« Au reste, je ne puis plus guère m'abuser ; quoique d'abord mon incrédulité ait tenté de réagir contre l'arrêt de la science, mon espoir s'en va chaque jour. Avant que les feuilles tombent, Madeleine ne sera plus de ce monde.
« Antoinette, je vous le dis, il faudra creuser deux tombes a la fois.
« Mon Dieu ! je suis sans amertume, et cependant je ne puis m'empêcher de penser que ç'aura été une destinée bien triste et bien misérable que la mienne ; j'aurai marché jusqu'au seuil de toutes les félicités pour tomber en touchant ce seuil ; j'aurai entrevu toutes les joies pour les perdre, et toutes les promesses du sort m'auront manqué l'une après l'autre : riche, jeune, aimé, qu'aurais-je à souhaiter, si ce n'est de vivre, et je vais mourir du dernier soupir de ma bien-aimée Madeleine.
« Et quand je pense que c'est moi...
« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que si j'avais eu le courage de refuser cette dernière entrevue !...
« Mais elle aurait cru que je ne l'aimais pas, et peut-être son amour se fût-il refroidi de mon refus ! En vérité, j'oserais presque dire que j'aime mieux que cela soit ainsi que cela est, puisque je suis sûr de mourir avec elle.
« Quel coeur que celui de M. d'Avrigny, Antoinette ! Quand je pense que, depuis cette lettre qu'il m'a écrite, pas un mot de reproche n'est sorti de sa bouche.
« Il continue de m'appeler son fils, comme s'il devinait que je suis fiancé à Madeleine, non seulement dans ce monde, mais encore dans l'autre.
« Pauvre Madeleine ! elle ne s'aperçoit pas que maintenant nos heures sont comptées. Grâce à l'étrange privilège de sa maladie, elle ne voit pas le danger ; elle parle de l'avenir, elle fait des projets, des romans.
« Jamais je ne l'ai trouvée plus charmante et meilleure pour moi, et à chaque instant elle me gronde de ce que je ne l'aide pas à construire ses châteaux en Espagne.
« Ce matin, elle m'a bien épouvanté.
« - Mon ami, m'a-t-elle dit, pendant que nous ne sommes que nous deux, donnez-moi vite du papier et de l'encre, je veux écrire.
« - Eh quoi ! Madeleine, m'écriai-je, y pensez-vous, faible comme vous l'êtes !
« - Eh bien, vous me soutiendrez, Amaury. »
« Je restai muet, immobile et brisé. Avait-elle enfin compris notre malheur ? Un fatal pressentiment l'avertissait-il que sa fin était proche ? Voulait-elle écrire ses dernières volontés avant de quitter ce monde ?
« Etait-ce son testament qu'elle allait faire ?
« Je lui apportai ce qu'elle demandait ; mais, comme je l'avais prévu, elle était trop faible ; j'eus beau la soutenir, la tête lui tourna, la plume s'échappa de sa main, et elle retomba sur l'oreiller.
« - Vous avez raison, Amaury, me dit-elle après un instant de repos, je ne puis écrire ; mais écrivez, vous, je vais dicter. »
« Je pris la plume, et je m'apprêtai à lui obéir, la sueur de l'angoisse sur le front.
« Elle me dicta un plan de vie dans lequel elle marqua, heure par heure, l'emploi des journées que nous allions passer ensemble.
« Et demain, M. d'Avrigny veut une consultation, car en lui le père doute du médecin ; une consultation : c’est-à-dire que six hommes vêtus de noir, six juges, viendront solennellement prononcer sur la pauvre malade innocente un arrêt de vie ou de mort. Terrible tribunal qui se charge de deviner la sentence de Dieu !
« J'ai dit qu'on vînt me prévenir aussitôt qu'ils seraient arrivés. Ils ne verront pas Madeleine. M. d'Avrigny a eu peur que leur aspect ne tirât la pauvre malade de son erreur.
« Ils ne sauront pas qu'il s'agit de la fille de leur confrère. M. d'Avrigny a craint que, par pitié, ils ne lui cachassent quelque chose.
« Moi, j'assisterai caché derrière une tapisserie. Ni le père ni les médecins ne sauront que je suis là.
« Je lui demandais hier dans quel but il avait décidé cette consultation.
« - Ce n'est pas dans un but, me répondit-il, mais dans un espoir.
« - Et cet espoir, quel est-il, demandai-je, me rattachant aussitôt, pauvre naufragé que je suis, à la planche que je trouvais sur mon chemin.
« - C'est que je me serai trompé, ou sur la maladie ou dans le traitement. Aussi ai-je convoqué ceux-là même qui suivent les systèmes que je blâme. Dieu veuille qu'ils me dépassent, Dieu veuille qu'ils m'humilient, Dieu veuille qu'ils m'écrasent, Dieu veuille enfin qu'ils me trouvent plus ignare qu'un barbier de village !
« Ah ! alors, je me trouverai bien heureux, je vous le jure, Amaury, de mon infériorité.
« Que l'un d'eux me rende, à moi ma fille, à vous votre femme, et je ne serai pas comme ces clients qui vous promettent la moitié de leur fortune et qui vous envoient vingt-cinq louis par leur laquais ; non, au sauveur de mon enfant, je dirai :
« - Vous êtes le dieu de la médecine, le guérisseur tout-puissant. A vous cette clientèle, ces honneurs, ces titres, ces croix, cette gloire que j'avais usurpés sur vous, et que vous seul méritez.
« Mais, hélas ! ajouta-t-il après un instant de douloureux silence et en secouant tristement la tête, j'ai bien peur de ne m'être pas trompé.
« Madeleine s'éveille, je descends près d'elle. A demain. »
« Ce matin, à dix heures, Joseph est venu me prévenir que les médecins étaient réunis dans le cabinet de M. d'Avrigny.
« Je passai aussitôt dans sa bibliothèque, et de là, caché derrière une porte vitrée, je m'assurai que je pouvais tout voir et tout entendre.
« Ils étaient là, toutes les illustrations de la Faculté, tous les princes de la science, six de ces noms comme il n'y en a pas six autres dans le reste de l'Europe, et cependant, quand M. d'Avrigny entra, ils s'inclinèrent tous devant lui, comme des sujets devant un roi.
« Au premier aspect, on l'eût cru parfaitement calme ; mais moi, qui depuis deux mois le vois occupé éternellement de son oeuvre de salut, je vis à ses mâchoires serrées et à l'altération de sa voix qu'une profonde émotion était en lui.
« M. d'Avrigny prit la parole ; il leur exposa la cause pour laquelle il les avait convoqués, leur raconta la mort de la mère de Madeleine, l'enfance débile de la chère enfant, les précautions à l'aide desquelles il lui avait fait traverser la jeunesse et l'adolescence, ses craintes à l'approche de l'âge des passions, son amour pour moi ; tout cela sans nous nommer ni l'un ni l'autre.
« Il dit l'hésitation du père à marier sa fille, les accidents successifs dont elle avait failli être victime, et je sentis s'approcher ce moment avec terreur, croyant qu'il allait m'accuser, enfin la dernière catastrophe qui avait remis en doute l'existence de la malade, disputée à la mort presque depuis le jour de sa naissance.
« Oh ! je l'avoue, je m'appuyai chancelant contre la muraille. Il ne m'accusa point, il raconta simplement le fait.
« Puis, après l'histoire de la malade, il fit l'histoire de la maladie, la suivant dans toutes ses phases, l'analysant dans tous ses phénomènes, leur montrant la mort dans la poitrine de Madeleine, faisant, pour ainsi dire, l'autopsie de sa fille vivante, et cela avec tant de forme de clarté et de précision que moi- même, tout étranger à la science que je suis, je pouvais, d'un regard épouvanté, suivre les progrès de la destruction.
« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il avait vu, il avait deviné tout cela, le malheureux père, et il l'a supporté.
« Et à chaque mot qu'il disait, à chaque phase de la maladie qu'il abordait, c'était de la part de ceux qui l'écoutaient des félicitations et des enthousiasmes sans fin.
« Et quand il eut achevé l'analyse de son supplice, quand il eut constaté, angoisse par angoisse, la maladie de son enfant, quand il eut dressé l'inventaire exact de cette souffrance qui nous tue tous trois, ils le nommèrent leur maître et leur roi.
« Comme c'était bien cela ! quelle profondeur ! rien ne lui avait échappé, rien ! C'était un miracle d'investigations ; il avait vu comme Dieu même.
« Et lui, pendant ce temps, il essuyait la sueur de son front, car son dernier espoir lui échappait : il était évident qu'il ne s'était pas trompé.
« Mais s'il ne s'était pas trompé sur la naissance, le cours et les progrès de la maladie, peut-être, au moins, s'était-il trompé sur le traitement qu'il avait ordonné.
« Alors commença l'exposé des moyens qu'il avait employés pour lutter contre le mal ; la liste des ressources qu'il avait épuisées, tant dans la science des autres que dans son propre génie ; la revue des armes avec lesquelles il avait, sans jamais se lasser, combattu cette phtisie sans cesse renaissante. Que restait-il désormais à faire ?
« Il avait bien songé encore à tel remède, mais il était trop fort ; à tel autre, mais il était insuffisant ; il en appelait donc à ses confrères, car, pour lui, il avouait en être arrivé à ce mur infranchissable qui borne la science humaine.
« Un instant, le docte aréopage se tut, et je vis l'espoir renaître sur le front de M. d'Avrigny.
« Sans doute il s'était fourvoyé ; sans doute il avait passé à côté d'un moyen sûr ; sans doute ses savants confrères, éclairés par la précision de son analyse, allaient lui proposer quelque remède simple, facile et efficace qui sauverait son enfant... Et voilà pourquoi, avant de se parler, ils se taisaient et se recueillaient.
« Mais ce silence était celui de l'admiration et de l'étonnement, et bientôt le concert d'éloges recommença plus magnifique et plus terrible.
« M. d'Avrigny était l'honneur de la France médicale.
« Tout ce qu'on pouvait humainement tenter, il l'avait tenté. Pas une erreur, pas un doute, pas un tâtonnement ; il les avait fait assister à un spectacle merveilleux, en leur laissant voir cette admirable guerre de l'homme contre la nature qu'il avait si longtemps soutenue ; les bornes de la science étaient reculées ; il n'y avait plus rien à faire, toutes les ressources de la science étaient épuisées. Si le sujet n'eût pas été atteint d'une maladie essentiellement mortelle, il l'eût guéri ; mais quelque miracle nouveau qu'il accomplît, il était évident que dans quinze jours le sujet serait mort.
« Je vis, à cet arrêt, M. d’Avrigny pâlir, les jambes lui manquèrent ; il tomba sur un fauteuil en éclatant en sanglots.
« - Mais, lui demandèrent ces messieurs, quel intérêt prenez-vous donc à ce sujet ?
« - Eh ! Messieurs ! s'écria le pauvre père d'une voix déchirante, ce sujet c'est ma fille ! »
« Je n'y pus tenir plus longtemps : j'entrai dans le cabinet de M. d'Avrigny, et je me précipitai dans ses bras.
« Alors ces hommes comprirent tout, et se retirèrent en silence, excepté un, qui, lorsque M. d'Avrigny releva la tête, s'approcha de lui.
« C'était un de ces médecins à systèmes exclusifs et dédaigneux que M. d'Avrigny avait toujours eu pour dépréciateur et même pour ennemi.
« - Monsieur, lui dit-il, ma mère est mourante, comme votre fille. Comme vous avez tout fait pour guérir votre fille, j'ai tout fait, moi, pour guérir ma mère. Ce matin encore, en venant ici, j'étais convaincu qu'il n'y avait plus de ressource pour elle, maintenant l'espoir m'est revenu : je vous confie ma mère, Monsieur, vous la sauverez.
« M. d'Avrigny poussa un soupir et lui tendit la main.
« Puis nous rentrâmes dans la chambre de Madeleine qui nous reçut en souriant, sans se douter que, pour nous, elle n'était déjà plus qu'un cadavre. »

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