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Chapitre XVIII


          Journal de M. d'Avrigny.

22 mai, pendant la nuit.

La lutte entre le père et la mort est commencée. Il faut que je donne une seconde fois la vie à mon enfant.
« Si Dieu est avec moi, j'espère que j'y parviendrai ; s'il m'abandonne, elle va mourir.
« Son sommeil est fiévreux et agité, mais elle dort ; dans son rêve elle prononce le nom d'Amaury... Amaury... toujours.
« Ah ! pourquoi les ai-je laissés valser ensemble ? Mais non... ce serait à recommencer que je le ferais encore.
« Il faut, chez Madeleine, traiter plus délicatement l'âme que le corps : la douleur de sa pensée est plus à redouter que l'affection de sa poitrine, et elle se serait évanouie de jalousie plus vite encore que d'épuisement.
« De jalousie !... ce que j'avais soupçonné est donc vrai... elle est jalouse de sa cousine... Pauvre Antoinette ! elle s'en est aperçue comme moi, et, dans toute cette soirée, elle a été d'une bonté et d'une abnégation parfaites.
« Il n'y a qu'Amaury qui ne s'aperçoit de rien. En vérité, les hommes sont parfois d'un aveuglement profond...
« J'ai eu envie de lui tout dire, mais alors peut-être ferait-il plus attention à Antoinette qu'auparavant... et mieux vaut le laisser dans son ignorance.
« Ah !...
« Je croyais qu'elle s'éveillait, mais après avoir balbutié quelques paroles sans suite, elle est retombée sur son oreiller.
« J'ai peur et j'ai hâte de son réveil... je voudrais savoir si elle est mieux... mais aussi, si j'allais la trouver plus mal !
« Veillons en attendant, veillons. Quand je pense que c'est la seconde fois qu'Amaury la blesse ainsi rien qu'en la touchant. Oh ! mon Dieu ! bien certainement cet homme me la tuera.
« Quand je pense que si elle ne le connaissait pas, elle pourrait vivre. Non, car à défaut d'Amaury, ce serait quelque autre ; la toute-puissante et éternelle nature le veut ainsi. Tout coeur cherche son coeur, toute âme veut son âme. Malheur à ceux dont le coeur et l'âme sont enfermés dans un faible corps ; l'étreinte les brise. Voilà tout.
« Non, le mariage est un rêve impossible. Le bonheur me la tuerait. N'est elle pas là mourante parce qu'elle a été un instant heureuse ? »

30 mai.

« Il y a huit jours que je n'ai rien trouvé à écrire sur cet album.
« Depuis huit jours, ma vie est suspendue aux haletations de sa poitrine, aux pulsations de son pouls ; depuis huit jours je n'ai pas quitté cette maison, cette chambre, ce chevet, et jamais, quoique préoccupé d'une seule chose, tant d'événements, tant d'émotions, tant de pensées n'ont dévoré mes heures. J'ai abandonné tous mes malades pour ne m'occuper que d'un seul.
« Le roi m'a envoyé chercher deux fois ; il me faisait dire qu'il était souffrant, qu'il se sentait indisposé.
« J'ai crié à son laquais :
« Dites au roi que ma fille se meurt.
« Dieu merci, elle est un peu mieux. Il était temps que l'ange de la mort commençât à se lasser. Jacob n'avait lutté qu'une nuit, et voilà huit jours et huit nuits que je lutte, moi.
« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui peindra l'angoisse de ces moments où je croyais triompher, où je voyais la nature, cet admirable auxiliaire que le Seigneur a donné à l'art, reprendre le dessus sur la maladie ; où, à la suite d'une crise, j'allais dire d'une bataille, je reconnaissais un mieux sensible ; où j'accueillais avec une joie folle des espérances qu'un accès de toux, qu'un mouvement de fièvre, une heure après, me venaient enlever.
« Alors tout était remis en doute ; alors je redescendais cette terrible échelle du désespoir ; l'ennemi, un instant écarté, revenait plus obstiné à la charge.
Cet affreux vautour qui déchire de son bec la poitrine de mon enfant s'abattait de nouveau sur sa proie ; et alors je m'écriais, agenouillé et le front contre terre : O mon Dieu ! mon Dieu ! si votre providence infinie n'aide pas ma pauvre science bornée, nous sommes tous perdus !
« On dit partout de moi que je suis un habile médecin ; il y a certainement à Paris plusieurs centaines de personnes qui doivent la vie à mes soins : j'ai rendu bien des femmes à leurs maris, bien des mères à leurs filles, bien des filles à leurs pères, et moi, moi, à mon tour, j'ai ma fille qui se meurt, et je ne puis dire : je la sauverai.
« Je rencontre tous les jours dans la rue des indifférents qui me saluent à peine, parce qu'ils croient m'avoir payé avec quelques écus, et qui, si je les avais abandonnés, seraient couchés à tout jamais à l'ombre du sépulcre, au lieu de se promener à la lumière du soleil ; et quand j'ai triomphé de la mort en combattant, comme un condottière, pour des étrangers, pour des inconnus, pour cet homme qui passe, je succomberai, mon Dieu ! quand il s'agit de la vie de mon enfant, c'est-à-dire de ma propre vie.
« Ah ! l'amère dérision, et quelle terrible leçon le destin se plaît à donner à ma vanité de savant.
« Ah ! c'est que pour tous ces gens, il s'agissait de maladies terribles, mais qui, cependant, n'étaient pas absolument mortelles, de maladies auxquelles on a trouvé des remèdes. On guérit des fièvres typhoïdes avec des bouillons et de l'eau de Sedlitz ; on combat les méningites les plus aigus avec des traitements antiphlogistiques, les cardites les plus obstinées avec la méthode de Valsava ; mais la phtisie !
« Il y a une maladie, une seule, que Dieu lui-même ne peut guérir que par miracle, et c'est celle-là que Dieu envoie à mon enfant.
« Il y a pourtant deux ou trois exemples de phtisie au deuxième degré radicalement guéries.
« J'en ai vu un de mes propres yeux, à l'hôpital, sur un pauvre orphelin qui n'avait ni père ni mère, sur la tombe duquel personne n'eût pleuré ; peut-être est-ce parce qu'il était ainsi abandonné que Dieu a jeté les yeux sur lui.
« Parfois, je me félicite de ce que la Providence a fait de moi un médecin, comme si d'avance Dieu avait deviné que j'aurais à veiller sur les jours de ma fille.
« En effet, qui donc comme moi, et mû par le simple et philanthropique sentiment de la science, aurait la patience de ne point quitter cette chère malade d'un instant ? Qui ferait pour de l'or ou pour la gloire ce que je fais, moi, par amour paternel ? Personne. Si je n'étais pas là comme son ombre pour tout prévoir, prêt à tout écarter, prêt à tout combattre, déjà, mon Dieu, deux ou trois fois sa vie eût été en danger.
« Il est vrai aussi que c'est un supplice inconnu, même à l'enfer de Dante, que de voir comme avec les yeux, dans la poitrine de son enfant, combattre les deux principes de vie et de mort, quand sa vie vaincue, haletante, poursuivie, recule pas à pas et abandonne peu à peu le champ de bataille à son implacable ennemi !!!
« Heureusement, je l'ai dit, le progrès s'est arrêté ; je respire un instant.
« J'espère. »

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