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Chapitre XV


A partir de ce moment, rien ne put plus obscurcir la joie des deux jeunes gens, et deux ou trois jours s'écoulèrent pendant lesquels le sourire fut sur toutes les lèvres, quoique deux coeurs sur quatre fussent préoccupés d'une arrière-pensée qui, aussitôt qu'ils étaient seuls, rendait à leur visage leur expression véritable.
Mais tout souriant qu'il était, M. d'Avrigny, qui n'en conservait pas moins des craintes graves sur la santé de Madeleine, ne la perdait pas de vue un instant pendant les courts instants qu'il passait près d'elle.
Depuis que son mariage était arrêté avec Amaury, aux yeux de tous, Madeleine était mieux portante et plus gracieuse que jamais ; mais aux yeux du médecin et du père, il y avait des symptômes de maladie physique et morale qui, à chaque instant, se révélaient.
Les couleurs étaient revenues sur les joues ordinairement pâles de Madeleine ; mais ces couleurs vives, comme celles de la plus florissante santé, se concentraient un peu trop vers les pommettes des joues, tandis qu'elles laissaient le cercle du visage en proie à une pâleur qui combattait cet imperceptible réseau de veines bleuâtres qui, à peine visibles chez les autres, marquaient d'une trace sensible la peau fine et transparente de la jeune fille.
Pour tous, le feu qui brillait dans les yeux de sa fille était celui de la jeunesse et de l'amour ; mais parmi toutes ces étincelles qu'ils lançaient joyeusement, M. d'Avrigny reconnaissait de temps en temps de sombres éclairs de fièvre.
Toute la journée Madeleine était forte et vive, elle bondissait joyeuse dans le salon, ou courait folle jeune fille dans le jardin.
Mais le matin avant qu'Amaury fût venu, mais le soir quand il était parti, toute cette ardeur juvénile, qui semblait ne se ranimer que par la présence de son amant, s'éteignait chez la jeune fille, et son corps si faible, qu'aucune des entraves féminines n'emprisonnait jamais, pliait alors comme un roseau s'affaissant sur lui-même, et cherchait des points d'appui non seulement pour la marche, mais encore pour son repos.
Bien plus, son caractère lui-même, toujours si doux, si plein de bienveillance, semblait, à l'égard d'une seule personne, il est vrai, avoir subi depuis sept ou huit jours des modifications étranges ; quoique Antoinette, que Madeleine avait accueillie comme une soeur, lorsque deux ans auparavant son père la lui avait donnée pour compagne, fût restée la même pour Madeleine, Madeleine, du moins, à l'oeil d'un observateur aussi profond que M. d'Avrigny, était bien changée pour elle.
Lorsque la brune jeune fille entrait dans le salon, avec ses cheveux noirs comme l'aile d'un corbeau, ses yeux pleins de vie, ses lèvres de carmin, et cet air de jeunesse et de santé répandu dans toute sa personne, un sentiment d'instinctive douleur, qui eût ressemblé à de l'envie si le coeur d'ange de Madeleine eût pu éprouver un pareil sentiment, s'emparait d'elle presque à son insu, et faussait à son esprit toutes les actions de son amie.
Si Antoinette restait dans sa chambre et qu'Amaury demandât des nouvelles d'Antoinette, quelques paroles amères accueillaient cette simple démonstration d'amical intérêt.
Si Antoinette était là et que le regard d'Amaury s'arrêtât un instant sur Antoinette, Madeleine, boudeuse, entraînait son amant au jardin.
Si Antoinette était au jardin, et qu'Amaury, sans même savoir qu'Antoinette y fût, proposât à Madeleine d'y descendre, Madeleine trouvait un prétexte pour rester au salon, soit dans l'ardeur du soleil, soit dans la fraîcheur de l'air.
Madeleine enfin, si charmante et si gracieuse pour tous, avait vis-à-vis de sa compagne tous les torts qu'un enfant gâté non seulement a, mais encore veut avoir vis-à-vis d'un autre enfant qui le gêne ou qui lui déplaît.
Il est vrai qu'Antoinette, par une intuition et comme si elle eût trouvé la conduite de Madeleine toute naturelle, semblait ne faire aucune attention à toutes ces petites atteintes, qui, dans un autre temps, eussent blessé a la fois son coeur et son orgueil ; mais loin de là, c'était elle qui semblait plaindre Madeleine de ses torts. C'était elle qui eût dû pardonner, qui semblait implorer le pardon ; c'était Antoinette qui, tant qu'Amaury n'était pas arrivé, ou dès qu'il était parti, se rapprochait de Madeleine, qui, comme si elle eût compris seulement alors la grandeur de son injustice, lui tendait la main, et quelquefois même lui jetait les bras autour du cou, toute prête à pleurer.
Y avait-il donc au fond du coeur des deux jeunes filles une voix qui, muette pour tous, parlait pour elles seules ?
Souvent M. d'Avrigny avait voulu excuser les torts de Madeleine près de sa seconde fille ; mais aux premières paroles qu'il prononçait, Antoinette mettait en souriant un doigt sur ses lèvres et lui imposait silence.
Le jour du bal approchait. La veille, les deux jeunes filles avaient fort causé de leur toilette, et, au grand étonnement d'Amaury, Madeleine s'était moins occupée de la sienne que de celle de sa cousine.
D'abord, et comme c'était son habitude, Antoinette avait proposé à Madeleine de s'habiller comme elle, c'est-à-dire une robe de tulle blanc sur un dessous de satin ; mais Madeleine prétendit que le rose allait mieux à Antoinette, et presque aussitôt la jeune fille s'était rangée de l'avis de Madeleine, et avait dit qu'elle se mettrait en rose ; puis on n'avait plus reparlé de cela, toutes choses paraissant arrêtées.
Le lendemain de cette convention, c'est-à-dire le jour même où M. d'Avrigny devait annoncer à tous le bonheur de ses enfants, Amaury passa la journée avec Madeleine.
Mais, comme en toutes choses, la jeune fille mettait dans les préparatifs de sa toilette une agitation passionnée, singulière pour Amaury surtout, qui connaissait la simplicité naturelle de sa fiancée. Qu'avait-elle donc à se tourmenter ! ne savait-elle pas qu'à ses yeux elle serait toujours la plus belle ?
Amaury, qui avait quitté Madeleine vers cinq heures, revint à sept. Il voulait, avant que les invités arrivassent, avant que Madeleine fût à tout le monde, l'avoir au moins une heure à lui seul, la regarder à son aise, lui parler tout bas sans scandaliser personne.
Quand Amaury entra chez Madeleine, à part sa coiffure, qui était une couronne de camélias blancs posée sur une table, elle était habillée, mais se trouvait mal habillée. Amaury fut frappé de sa pâleur, toute la journée s'était passée en contrariétés successives qui avaient usé sa force, et elle ne se tenait debout que par une violente réaction morale, et grâce à une énergie toute nerveuse.
Au lieu d'accueillir Amaury avec son sourire habituel, un mouvement d'impatience lui échappa en l'apercevant ; et comme lui-même fut frappé de cette pâleur :
- Vous me trouverez bien laide ce soir, n'est-ce pas, Amaury ? dit-elle avec un sourire amer ; mais il y a des jours où rien ne me réussit, et je suis dans un de ces jours-là. Je suis mal coiffée, ma robe est manquée ; je suis affreuse.
La pauvre ouvrière était là qui se confondait en protestations.
- Vous, affreuse ! dit Amaury ; vous, Madeleine ; mais, au contraire, votre coiffure vous sied à merveille. Votre robe vous va à ravir ; vous êtes belle et gracieuse comme un ange !
- Alors, dit Madeleine, ce n'est ni la faute de la couturière, ni du coiffeur, c'est la mienne ; c'est moi qui ne vais ni à ma coiffure, ni à ma robe. Ah ! mon Dieu ! Amaury, comment avez-vous donc si mauvais goût que de m'aimer ?
Amaury s'approcha pour lui baiser la main, mais Madeleine parut ne pas le voir, quoiqu'elle fût devant une glace, et montrant un pli presque imperceptible a son corsage :
- Tenez, Mademoiselle, dit-elle, c'est ce pli, il faut absolument que ce pli disparaisse, ou, je vous en préviens, je jette cette robe et mets la première venue.
- Oh ! mon Dieu, Mademoiselle, dit la couturière, ce n'est rien que cela, et, dans un instant, si vous le voulez, il n'y paraîtra plus ; mais il faut défaire le corsage.
- Vous entendez, Amaury, il faut nous laisser ; je ne veux certainement pas garder ce pli qui me rend horrible.
- Et vous préférez que je vous quitte, Madeleine ? Je vous obéis : je ne veux pas me rendre coupable d'un crime de lèse-beauté.
Et Amaury se retira dans la chambre voisine, sans que Madeleine, toute préoccupée qu'elle était ou paraissait être de sa robe, fit le moindre mouvement pour le retenir.
Comme la restauration nécessaire ne devait durer qu'un instant, Amaury demeura dans la chambre voisine du cabinet de toilette où s'habillait Madeleine, et prit une Revue qui se trouvait sur une table, pour passer le temps.
Mais, tout en lisant, Amaury écoutait malgré lui, et quoiqu'il suivit les lignes des yeux, ces lignes ne disaient rien à son esprit, car son esprit tout entier était dans la chambre voisine, dont une simple porte le séparait ; de sorte qu'il ne perdait pas un mot des reproches que Madeleine continuait de faire à son coiffeur et à sa couturière, et qu'il entendait tout, jusqu'au bruit impatient que faisait son petit pied en frappant le parquet. En ce moment, la porte située en face du boudoir s'ouvrit, et Antoinette parut.
Elle avait suivi l'avis de Madeleine et avait mis une simple robe de crêpe rose, sans aucun ornement, sans une fleur, sans un bijou ; il était impossible d'être plus simplement mise qu'elle ne l'était, et cependant elle était charmante.
- Ah ! mon Dieu ! dit-elle à Amaury, vous étiez là ? je l'ignorais, et elle voulut se retirer.
- Pourquoi vous en allez-vous ? Attendez au moins que je vous fasse mes compliments ; en vérité, Antoinette, vous êtes ce soir tout à fait en beauté.
- Chut ! Amaury, dit la jeune fille en mettant un doigt sur ses lèvres et en baissant la voix ; chut ! ne parlez pas de cela.
- Avec qui êtes-vous donc, Amaury ? dit Madeleine en ouvrant la porte, enveloppée dans un grand châle de cachemire, et toisant d'un regard rapide la pauvre Antoinette, qui fit un pas pour se retirer.
- Mais vous le voyez, chère Madeleine, répondit le jeune homme, avec Antoinette, à qui je faisais des compliments sur sa toilette.
- Sans doute aussi sincères que ceux que vous venez de me faire, dit la jeune fille ; vous feriez bien mieux de venir m'aider, Antoinette, que d'écouter tout ce que vous dit ce vilain flatteur.
- J'entrais à l'instant même, Madeleine, dit la jeune fille et si j'eusse su que tu avais besoin de moi, je serais venue plus tôt.
- Qui t'a donc fait cette robe ? demanda Madeleine.
- Moi-même ; tu sais que j'ai l'habitude de ne m'en rapporter à personne pour cela.
- Et tu as bien raison, car jamais une couturière ne fera une robe comme celle-là.
- Je t'ai offert de faire la tienne, Madeleine, et tu as refusé.
- Et qui t'a habillée ?
- Moi, toujours.
- Et coiffée ?
- Moi encore, c'est ma coiffure ordinaire, tu le vois, je n'y ai rien ajouté.
- Tu as raison, dit Madeleine avec un sourire amer, tu n'as besoin de rien, toi, pour être jolie !
- Madeleine, dit Antoinette en se rapprochant de sa cousine et en parlant si bas qu'Amaury ne put entendre ce qu'elle disait, si par une cause quelconque tu désires que je ne paraisse pas à ce bal, dis un mot, et je resterai chez moi.
- Et pourquoi te priverais-je de ce plaisir ? dit tout haut Madeleine.
- Oh ! je te le jure, chère cousine, ce bal n'est point un plaisir pour moi.
- J'aurais cru, reprit Madeleine avec un peu d'aigreur, que tout ce qui était un bonheur pour moi était un plaisir pour ma bonne amie Antoinette.
- Ai-je besoin du son des instruments, de l'éclat des lumières et du bruit du bal pour partager ton bonheur, Madeleine ? Non : je te jure que, dans ma chambre solitaire, je fais des voeux aussi ardents pour toi que dans la fête la plus nombreuse et la plus animée ; mais ce soir je suis souffrante.
- Souffrante, toi ? s'écria Madeleine, avec ces yeux brillants et ce teint animé ; et que dirai-je donc, moi, avec mon visage pâle et mes yeux abattus ? Tu es souffrante ?...
- Mademoiselle, dit la couturière, si vous voulez venir, la robe est prête.
- Tu m'as dit que je pouvais t'aider ? demanda timidement Antoinette ; que veux-tu que je fasse ?
- Mais fais ce que tu voudras, reprit Madeleine ; je n'ai pas d'ordres à te donner, ce me semble ; viens avec moi si cela te plaît ; reste avec Amaury si cela t'amuse.
Et elle rentra dans le boudoir avec un mouvement d'humeur trop visible pour qu'il échappât à Amaury.

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