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Chapitre VII
Conclusion

Deux lieues plus loin, John et son compagnon rejoignirent madame Bremner et son escorte, qui, arrêtés dans une hutte, mangeaient du riz.
Alors John tira fièrement d'une espèce de bissac qu'il portait sur son épaule sa provision de riz et celle de son compagnon, et fit son dîner à part.
Pendant qu'il dînait, plusieurs des Indous et les Lascars restés avec eux pour piller la carcasse du bâtiment les rejoignirent à leur tour.
Ils avaient rencontré sur leur route le colporteur, qui leur avait reproché leur inhumanité, ce qui leur avait été bien indifférent, mais qui leur avait dit en outre que John Mackay était un homme considérable, qui pourrait bien leur faire demander par le gouverneur de Calcutta un compte sévère de leur conduite, ce qui les avait fort impressionnés.
Aussi, à partir de ce moment, commencèrent-ils à traiter John avec de grands égards.
Mais il repoussa fièrement leurs tardives politesses, se contentant d'accepter l'offre que lui fit le guide de porter son sac de riz.
Le lendemain, on arriva sur les bords d'une rivière ; lorsqu'on l'eut sondée, on reconnut, à cause de sa profondeur et de sa rapidité, la difficulté qu'il y avait de la traverser à la marée haute.
On attendit, en conséquence, que la marée fût basse, et l'on employa ces quelques heures d'attente à faire un radeau en bambous.
Quand la mer fut retirée on lança le radeau à la rivière ; cinq ou six Indous se mirent à la nage de chaque côté pour l'empêcher de dériver, et l'on atteignit sans accident la rive opposée.
La raideur des jambes de John s'était tellement accrue qu'il crut encore qu'il serait forcé de rester en arrière ; mais enfin, sa volonté l'emportant sur sa faiblesse, il arriva à la halte presque en même temps que le reste de la caravane.
Le lendemain on arriva dans le village où demeuraient les Indous ; John était si fatigué qu'il entra dans la première hutte qu'il trouva ouverte, et se laissa aller, en s'excusant, sur une natte où il s'endormit de ce sommeil irrésistible que nous avons déjà vu plusieurs fois s'emparer de lui.
Lorsqu'il se réveilla, il se trouva entouré de personnes qui, émues de son état, l'accompagnèrent chez le zemindar du village, qui le reçut avec la plus grande cordialité et ordonna de lui servir toutes sortes de rafraîchissements.
John était si peu habitué à trouver cette compassion sur sa route qu'il fut d'abord profondément touché des attentions du zemindar ; mais, ayant appris qu'arrivé où il était il se trouvait à quatre milles seulement de distance de Ramou, premier comptoir de la Compagnie, et ayant demandé au zemindar, ce qui était chose toute simple, après la façon dont il l'avait reçu, de lui faciliter les moyens de gagner ce comptoir, il fut tout étonné que, sous prétexte des soins que réclamait sa santé, le zemindar fît mille instances pour le retenir, lui offrant, dans quinze jours, quand il serait tout à fait remis, de l'envoyer à Calcutta avec un canot de trente avirons.
Dès lors John soupçonna, tant ses instances étaient pressantes, tant cette compassion pour ses malheurs était affectée, que le zemindar avait intérêt à ce qu'il demeurât le plus longtemps possible éloigné d'une ville où il put donner connaissance de son naufrage.
En creusant cette idée John se convainquit peu à peu que non seulement le zemindar avait trempé dans le pillage passé de la Junon, mais encore voulait se réserver le tranquille monopole de son pillage à venir.
En effet la cargaison, toute de bois de teck, comme nous l'avons dit, devait s'être conservée parfaitement intacte et offrait à la cupidité du zemindar une tentation trop forte pour qu'elle put y résister.
John insista donc pour que le zemindar le fit conduire à Ramou ; mais, comme il vit que c'était un parti parfaitement pris chez lui d’empêcher ce départ par tous les moyens possibles, il feignit de céder aux instances de ce brigand et s'apprêta à se mettre en route le lendemain.
Mais, comme il allait se mettre en route, le zemindar entra chez lui.
Le rusé coquin avait deviné son projet et venait aborder franchement la question en priant John de lui signer un certificat constatant qu'il n'avait participé en rien au pillage de la Junon, attendu, disait-il, que le certificat était nécessaire pour que le magistrat du district d'Islamabad, qui résidait à Chittagong, ne le rendit point responsable de ce qui était arrivé à l'endroit du bâtiment échoué et de ce qui pourrait arriver encore.
A cette condition, ou plutôt moyennant cette complaisance, il lui fournirait un canot pour se rendre à Ramou ou à tel endroit qu'il lui désignerait.
John voulait, avant toute chose, arriver à Ramou.
Il signa au zemindar le certificat demandé, mais il eut soin de le faire précéder d'une relation complète du naufrage de la Junon de manière à ce que le zemindar ne put point remettre cette pièce à l'officier de Ramou sans que celui-ci sût que des naufragés avaient survécu et avaient besoin de son secours.
L'événement prouva que John avait eu raison de se défier du zemindar, car, le lendemain, au lieu de donner à John toutes les facilités de départ qu'il lui avait promises, ce fut lui qui partit, muni de son certificat, et qui, s'étant rendu à Ramou, remit le papier au phoughedar.
Celui-ci, qui vit qu'il était question dans ce document de naufragés anglais, remit le papier au lieutenant Towers, qui commandait un détachement à Ramou, et le lieutenant Towers ayant fait venir le zemindar, l'ayant interrogé, ayant remarqué l'ambiguïté de ses réponses, le lieutenant Towers envoya aussitôt à John un canot, une escorte, des provisions et de l'argent.
En outre le chef de l'escorte était chargé d'une lettre pour John Mackay, lequel, on le pense bien, n'ayant pas revu le zemindar, était fort inquiet dans son village.
Le 22, dans la soirée, voyant que le canot promis n'arrivait pas, et que, chaque fois qu'il se présentait chez le zemindar, on lui répondait que le zemindar était sorti, John résolut, au risque de ce qui pourrait lui arriver, de partir le lendemain.
En conséquence, et pour qu'il ne fût pas dénoncé par les provisions qu'il lui fallait faire, chacun de ses compagnons économisa une portion de son souper, qu'il mit en réserve ; après quoi John Mackay se coucha près de ses provisions.
Le lendemain avant le jour il devait être en route.
Mais, comme il venait de s'endormir, on frappa à sa porte : c’étaient l'escorte et le bateau qui arrivaient.
Le lendemain matin tout le monde partit du village et s'achemina vers Ramou, où l'on arriva vers midi.
Le lieutenant Towers était sur le bord de la rivière et attendait les naufragés, qu'il conduisit à l'instant même chez lui.
Madame Bremner fut installée dans sa propre chambre, et les autres furent répartis dans la maison.
Pendant trois jours il ne voulut point qu'ils pensassent à autre chose qu'à se rétablir, et pendant ces trois jours, dit John Mackay, il fut notre serviteur, notre chirurgien, et même notre cuisinier.
Le 26 les naufragés furent embarqués dans deux canots, et le 28 on arriva à Chittagong, où commandait le lieutenant Price.
A Chittagong, les naufragés furent reçus comme à Ramou, et M. Price fut pour eux ce qu'avait été M. Towers.
Après un jour de repos, dont il avait grand besoin, John Mackay se présenta chez M. Thomson, juge du district d'Islamabad, auquel il fit sa déclaration.
Celui-ci envoya aussitôt une garde près du navire échoué, pour mettre fin aux déprédations qui se commettaient sur la carcasse de ce malheureux bâtiment.
Puis un rapport exact de tout ce qui s'était passé fut signé par madame Bremner, veuve du capitaine, John Mackay, second maître, et Thomas Johnson, le canonnier.
Ce rapport fut envoyé aux propriétaires du bâtiment, à Madras.
Huit jours après, sentant ses forces revenues, John Mackay se mit en route pour retourner près de la Junon et sauver ce qui en restait encore.
C'était le 8 août.
Il s'embarqua sur un canot, emmenant des charpentiers et emportant tous les outils nécessaires.
Le 12 il arriva à Ramou, où il se reposa chez le lieutenant Towers ; le 14 il continua son chemin porté dans un palanquin ; enfin, le 17, il arriva dans la baie où le navire avait échoué et qu'il appela la baie de la Junon.
On construisit deux huttes, et dès le lendemain toute la charpente était empilée sur le rivage.
On y mit alors le feu et l'on recueillit le fer, c'est-à-dire le seul objet de toute cette vieille carcasse qui eût encore une valeur.
Vers le commencement de novembre, le capitaine Gallovay, commandant du navire la Restauration, arriva dans la baie., envoyé de Calcutta pour prendre le fer et la charpente.
Le 25, tout fut chargé et, le même jour, la Restauration remit à la voile, emmenant John Mackay et se dirigeant sur Calcutta, où elle arriva heureusement le 12 décembre 1795.
Maintenant, si le lecteur désire savoir, après cette terrible catastrophe, ce que devinrent les principaux personnages de ce récit, nous lui dirons :
Que John Mackay, entièrement remis de son naufrage, fut, au commencement de 1796, nommé au commandement d'un bâtiment de la Compagnie, et que ce bâtiment, envoyé en Europe, y arriva en août 1796 ;
Que madame Bremner, après avoir recouvré ses forces et sa santé, redevenue plus jolie et plus gracieuse que jamais, fit un excellent mariage.
Enfin que le mousse qui avait si grand'peur des tigres, ayant, avec plus de raison encore, aussi
grand-peur de la mer, resta à Chittagong, où il vécut et mourut, exerçant honnêtement l'état de colporteur, qu'il avait sans doute choisi en souvenir de ces colporteurs portugais qui l'avaient si bien accueilli le soir où ils avaient été abandonnés, John Mackay et lui, par les Indous.

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