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Chapitre III
Le radeau.

Ce double espoir une fois perdu, la situation fut terrible.
Le vent continuait de souffler avec violence, la mer s’élevait à une hauteur prodigieuse, le pont et les parties supérieures du navire se disloquaient, enfin les manoeuvres qui supportaient ce mât, auquel s'accrochaient soixante-douze naufragés, semblaient prêtes à chaque instant de céder à la fatigue et menaçaient du plus sinistre dénouement les malheureux dont elles suspendaient la vie au-dessus d'un abîme.
Dès ce premier jour, quelques individus, perdant toute espérance de salut et préférant une prompte mort à une longue agonie, après avoir fait leurs adieux à leurs compagnons, se laissèrent tomber à la mer et ne reparurent plus, tandis que d'autres, malgré leur désir de vivre, étaient violemment emportés par les vagues, et avec des efforts surhumains et des cris désespérés essayaient inutilement de regagner en nageant cet appui qu'ils avaient perdu.
C'était alors seulement qu'on s'apercevait que, tout submergé qu'il était, le bâtiment continuait de marcher ; car, si lente que parût cette marche, les nageurs ne parvenaient pas à gagner sur elle, et les uns après les autres on les voyait s'engloutir et disparaître sous les flots.
Cependant ce spectacle mortel avait, comme toute chose, et si désespérant qu'il fût, son bon côté.
Pendant les trois premiers jours où la tempête continua de souffler, où la mer conserva son agitation, à l'aspect du gouffre béant, au spectacle de ceux qui s'y perdaient successivement, on pensait moins à la faim ; mais au fur et à mesure que le vent tomba, que la mer se calma, qu'on put concevoir l'espérance que le bâtiment ne s'enfoncerait pas davantage, que le mât se soutiendrait hors de l'eau sans se briser, oh ! alors, le pâle spectre de la faim se présenta avec son cortège de hideuses souffrances !
En ce moment plusieurs hommes, trop gênés dans la hune d'artimon et gênant trop les autres, essayèrent de gagner cette hune de misaine du haut de laquelle, désespéré d'être seul, le matelot qui l'avait occupée les appelait.
Mais, sur six qui, profitant d'un reste de force, se mirent à la mer pour parcourir ce trajet, si court qu'il fût, deux seulement atteignirent le but ; les quatre autres se noyèrent.
Comme, au milieu de cette grande catastrophe, John Mackay est le seul qui non seulement ait conservé sa présence d'esprit jusqu'à la fin, mais encore ait consigné par écrit les détails de l'événement que nous racontons, c'est lui particulièrement que nous suivrons à travers les angoisses, les douleurs et les espérances qu'il nous a transmises avec franchise et la naïveté d'un marin.
A cette première agitation excitée chez lui d'abord par l'imminence et ensuite par la continuité du danger, succéda vers le quatrième jour une espèce d'indifférence morose, au milieu de laquelle sa grande préoccupation était de s'endormir le plus longtemps et le plus profondément possible, afin que le temps s'écoulât sans trop de douleurs. Il en résultait que les cris désespérés des Lascars, les plaintes des femmes et les lamentations de ses compagnons d'infortune le fatiguaient, parce qu'ils le tiraient de cette apathie qui, n'étant ni la vie ni la mort, avait l'avantage de n'être pas non plus la douleur.
Pendant les trois premiers jours, suspendu comme ses compagnons entre la vie et la mort, il n'avait pas beaucoup souffert de la faim, mais seulement du froid, toujours mouillé qu'il était par l'écume, toujours glacé qu'il était par le vent.
Mais le quatrième jour, quand le vent se fut apaisé quand le ciel fut redevenu pur, quand un soleil dévorant se fut emparé du ciel et eut verticalement versé sur son front les torrents de lave de l'équateur, alors il commença d'éprouver les souffrances de la faim et surtout celles bien autrement terribles encore de la soif.
Cependant, en comparant ce qu'il éprouvait avec ce qu'il avait lu dans certaines relations, il avoue que ces souffrances ne furent pas, pendant cette première période, aussi insupportables qu'il les attendait.
Il est vrai que, dans une de ces lectures mêmes qu'en ce moment son souvenir rappelait à son imagination exaltée, il trouva une recette adoucissante.
Il se rappela avoir noté dans son esprit, pour le cas où il se trouverait en pareille circonstance, un fait raconté par le capitaine Inglefield, commandant du Centaure, dans la narration de son naufrage.
Ce fait, c'était le soulagement que le capitaine et ses hommes avaient éprouvé en s'enveloppant tour à tour d'une couverture trempée d'eau de mer.
En effet, la peau, tout en laissant le sel à la surface, absorbait par ses pores la fraîcheur de l'eau, absorption qui calmait en même temps la faim et la soif dans des proportions médiocres, mais sensibles. A peine ce souvenir lui fut- il venu à l'esprit qu'il résolut de mettre à exécution pour lui et de communiquer à ses compagnons cet avis du capitaine Inglefield.
Il défit en conséquence un gilet de flanelle qu'il portait, et, à l'aide d'un de ces fils de caret que les matelots portent toujours sur eux, il trempa le gilet dans la mer et le revêtit, l’ôtant quand il était sec, le trempant de nouveau et le revêtissant encore.
Ceux qui le voyaient faire, ceux à qui il expliqua les motifs de cette action, l'imitèrent, et, peut-être autant de la distraction que cette occupation leur donna que du remède lui-même, ils éprouvèrent un soulagement réel.
Cependant, durant toute cette quatrième journée, la première où le soleil avait reparu et où il avait en réalité souffert de la faim et de la soif, John avait éprouvé une effrayante agitation ; quelque chose comme un commencement de délire lui faisait envisager la mort sous un effroyable aspect, et il éprouvait, à cette seule idée de mourir au milieu des angoisses qui lui étaient promises, des accès de terreur qu'il était sur le point à chaque instant de manifester par, des cris de désespoir.
Heureusement, pendant la nuit qui sépara le quatrième du cinquième jour, il fut visité par un songe qui lui fit grand bien.
Comme il arrive presque toujours quand on touche au terme de la vie et que le souvenir franchit d'un seul bond tous les espaces intermédiaires qui séparent la tombe du berceau, tout son premier âge lui revint à la mémoire, avec le cortège des grands-parents morts depuis longtemps, des voisins oubliés et de jeunes amis perdus et égarés dans ce vaste désert qu'on appelle le monde, et où il est si rare qu'on se retrouve dès que l'on s'est quitté.
Puis toutes ces premières visions disparurent pour faire place à une vision plus chère que toutes.
Il sembla au pauvre John qu'il avait la fièvre, une fièvre ardente, et que, dans l'accès le plus dévorant de cette fièvre, son père priait en larmes à côté de son lit.
Or, comme ce rêve avait pour John tous les caractères de la réalité, ce fut déjà une grande joie éprouvée que cette présence de son père qu'il n'avait pas revu depuis qu'il avait quitté l'Europe, c'est-à-dire depuis quatre ou cinq ans. En outre, tant que le vieux père de John priait pour son fils, la fièvre le quittait et il se sentait renaître doucement rafraîchi ; mais, au contraire, le vieillard cessait-il de prier un instant, la fièvre le reprenait, plus intense que jamais.
Au reste, tout au contraire de ces sortes de rêves qui d'habitude irritent au lieu de calmer, lorsque John se réveilla il se trouva infiniment mieux ; son agitation avait fait place à une profonde mélancolie, et des larmes involontaires mouillaient ses yeux, car de ce rêve il tirait cet augure que son père était mort, et que, témoin au ciel de ses souffrances, il en était descendu un moment pour les adoucir.
Le 25 juin, qui était le cinquième jour après celui où le vaisseau avait coulé, la mort commença de se mettre parmi les malheureux naufragés.
Deux expirèrent de faim, l'un succombant tout à coup comme frappé et apoplexie foudroyante, l'autre s'éteignant lentement au milieu d'angoisses affreuses.
Depuis que les naufragés avaient retrouvé assez de présence d'esprit pour se communiquer leurs idées, le capitaine et le premier maître avaient toujours dit qu'au premier moment de calme on essaierait de confectionner un radeau.
Ce radeau en projet était le seul espoir de tout le monde, et Bremner et Wade y avaient une grande confiance.
Le calme était revenu, la mer était unie comme un miroir ; on commença d'exécuter ce grand projet.
Pour faire le radeau on avait la vergue de misaine, celle de beaupré et une quantité de petits espars qui étaient traînés à la remorque.
Les meilleurs nageurs se mirent au travail ; on ne manquait ni de bois, ni de cordage : le lendemain, vers midi, le radeau était achevé.
Alors ce fut à qui s'y embarquerait.
Le capitaine, sa femme et Wade y furent des premiers. Quoique John Mackay ne fût pas aussi enthousiaste qu'eux de ce moyen de sauvetage, l'exemple le décida.
Il descendit à son tour et y prit sa place.
Mais comme chacun en faisait autant, en un instant le radeau fut tellement surchargé qu'il menaça de couler.
Alors commença une lutte terrible, une lutte comme les fait la faim entre les mourants.
Les plus forts chassaient les plus faibles du radeau, et ceux-ci furent obligés de regagner ces manoeuvres et cette hune qu'ils venaient de quitter.
Quelques-uns se noyèrent encore dans cette circonstance, tant ils étaient faibles ; car cela se passait avant que le radeau fût lancé, et il n'était distant du bâtiment que de la longueur du câble qui l'y attachait.
Avant que ce câble fût coupé, John demanda au capitaine Bremner s'il avait quelque idée de la direction dans laquelle se trouvait la terre, et s'il pensait qu'il y eût quelque probabilité d'en avoir bientôt connaissance.
Le capitaine, qui ignorait complètement où il était, ne répondit pas.
Alors John, étendant la main vers l'homme qui s'apprêtait à couper le câble, l'arrêta et, se tournant vers le capitaine, il le supplia, en son nom et au nom de sa femme, de remonter dans la hune et de ne point se hasarder sur ce radeau qui, à son avis, ne présentait aucune chance de salut.
Mais ces prières n'eurent aucune influence sur le capitaine, et, comme madame Bremner déclara qu'elle ne quitterait point son mari, la corde fut coupée et l'on s'éloigna.
John alors baissa la tête et s'éloigna avec eux. On ramait avec des morceaux de bois arrachés aux bordages, et que les matelots, avec leurs couteaux, avaient taillés en forme de pagaies.
Cependant, au bout d'une demi-heure à peu près, Wade s'approcha de John en poussant un soupir.
- Eh bien ! demanda John.
Wade secoua la tête :
- Vous aviez raison, dit-il : raison au moment du départ, raison ici. Nous n'avons ni compas ni boussole ; nous ignorons complètement où est la terre, et nous allons à une mort certaine. Du haut de notre hune d'artimon au moins nous dominions la mer ; nous pouvions voir quelque bâtiment et en être vus ; mais, sur ce radeau, perdu au milieu des vagues, nous n'avons pas même cette chance.
- Alors, lui dit John, retournons au bâtiment.
Wade jeta un coup d'oeil vers ces deux hunes flottantes, vers ces grappes de malheureux suspendus au-dessus de l'abîme, et, mesurant la distance :
- Nous n'aurons jamais la force de retourner là-bas en nageant, dit-il.
- Non, mais pour alléger le radeau on nous y ramènera.
Aussitôt il fit part à ses compagnons du désir que le premier maître et lui avaient de regagner les hunes, et, comme ils l'avaient prévu, chacun s'empressa d'aider à ce retour.
On les ramena jusqu'aux cordages, où ils se cramponnèrent ; quelques secondes après ils étaient revenus à leur ancien poste, et le radeau s'éloignait de nouveau.
On pourrait croire que cette séparation entre malheureux qui ont souffert six jours ensemble et qui vont courir une fortune différente fut cruelle ; on se tromperait : l'égoïsme de la douleur et la crainte de la mort avaient pris en eux la place de tout autre sentiment.
Les gens du radeau virent sans émotion les deux maîtres remonter dans la hune, et les hommes de la hune virent ceux du radeau s'éloigner avec indifférence.
La seule personne à qui l'on s'intéressât réellement était la pauvre madame Bremner, qui avait supporté toutes les souffrances avec un merveilleux courage, et qui au lieu de lamentations et de plaintes comme en laissaient échapper les hommes les plus forts, n'avait fait entendre jusqu'à cette heure que des paroles de consolation.
D'abord sa présence avait paru à charge à son mari ; sans doute ce sentiment venait chez le capitaine de cette idée qu'au fond du coeur madame Bremner lui pardonnerait difficilement, surtout après les observations de John Mackay, de l'avoir entraînée dans un pareil danger, mais, au fur et à mesure que le capitaine avait senti ses forces s'affaiblir, il était revenu à sa femme, s'était en quelque sorte cramponné à elle, ne la quittait plus et n'eût point permis qu'elle le quittât.
On suivit longtemps des yeux le radeau ; enfin vers le soir on le perdit de vue.
L'habitude fit que les yeux se fixèrent quelque temps encore sur le point où le radeau avait disparu.
Mais la nuit vint, rétrécissant son cercle noir, et les malheureux naufragés se trouvèrent de nouveau comme emprisonnés dans l'obscurité.
Le lendemain, aux premiers rayons du jour, on crut apercevoir un objet flottant dans les eaux de la Junon.
Tous les yeux se tournèrent vers cet objet, et les naufragés restés dans les hunes et dans les cordages reconnurent, à leur grand étonnement, le radeau qui était parti la veille ; seulement il revenait du côté opposé à celui par lequel il s'était éloigné.
Les hommes avaient ramé jusqu'à l'épuisement complet de leurs forces, et l'on comprend ce que devaient être les forces d'hommes qui depuis sept jours n'avaient absolument rien mangé ; puis ils s'étaient couchés les uns à côté des autres, attendant, désespérés, ce qu'il plairait au Seigneur d'ordonner d'eux.
Dieu avait ordonné qu'ils rejoignissent leurs malheureux compagnons.
Apres avoir erré toute la nuit à l'aventure, ils s'étaient, par un de ces caprices du hasard qui semblent une volonté de la Providence, retrouvés à cinquante pas du bâtiment échoué.
Ils tendirent les bras à leurs compagnons qui les attendaient, et l'essai du radeau n'eut plus à leurs yeux que l'importance d'une de ces tentatives inutiles inspirées par le désespoir.

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