La Comtesse de Charny Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre IV
La fatalité

Gilbert suivit son guide, qui le précédait à vingt pas de distance à peu près, jusqu'à la moitié de la montée. Là, comme on se trouvait en face d'une grande et belle maison, celui qui marchait le premier tira une clef de sa poche, et ouvrit une petite porte destinée à donner passage au maître de cette maison quand celui-ci voulait entrer ou sortir sans mettre ses domestiques dans la confidence de sa rentrée ou de sa sortie.
Il laissa la porte entrebâillée, ce qui signifiait, aussi clairement que possible, que le premier entré invitait son compagnon de route à le suivre. Gilbert entra et repoussa doucement la porte, qui tourna silencieusement sur ses gonds, et se referma sans qu'on entendit claquer le pêne.
Une pareille serrure eût fait l'admiration de maître Gamain.
Une fois entré, Gilbert se trouva dans un corridor à la double muraille duquel étaient incrustés, à hauteur d'homme, c'est-à-dire de manière à ce que l'oeil ne perdît aucun de leurs merveilleux détails, des panneaux de bronze moulés sur ceux dont Ghiberti a enrichi la porte du baptistère de Florence.
Les pieds s'enfonçaient dans un moelleux tapis de Turquie.
A gauche était une porte ouverte.
Gilbert pensa que c'était à son intention encore que cette porte était ouverte, et entra dans un salon tendu de satin de l'Inde, avec des meubles de la même étoffe que la tapisserie. Un de ces oiseaux fantastiques, comme en peignent ou en brodent les Chinois, couvrait le plafond de ses ailes d'or et d'azur, et soutenait entre ses serres le lustre qui, avec des candélabres d'un travail magnifique représentant des touffes de lis, servait à éclairer le salon.
Un seul tableau ornait ce salon, et faisait pendant à la glace de la cheminée.
Il représentait une vierge de Raphal.
Gilbert était occupé à admirer ce chef-d'oeuvre, lorsqu'il entendit ou plutôt lorsqu'il devina qu'une porte s'ouvrait derrière lui. Il se retourna et reconnut Cagliostro, sortant d'une espèce de cabinet de toilette.
Un instant lui avait suffi pour effacer les souillures de ses bras et de son visage, pour donner à ses cheveux, encore noirs, le tour le plus aristocratique, et pour changer complètement d'habits.
Ce n'était plus l'ouvrier aux mains noires, aux cheveux plats, aux chaussures souillées de boue, à la culotte de velours grossière et à la chemise de toile écrue.
C'était le seigneur élégant que, déjà deux fois, nous avons présenté à nos lecteurs, dans Joseph Balsamo, d'abord, ensuite dans le Collier de la Reine.
Son costume, couvert de broderies, ses mains, étincelantes de diamants, contrastaient avec le costume noir de Gilbert et le simple anneau d'or, présent de Washington, qu'il portait au doigt.
Cagliostro s'avança, la figure ouverte et riante ; il tendit ses bras à Gilbert.
Gilbert s'y jeta.
- Cher maître ! s'écria-t-il.
- Oh ! un instant, dit en riant Cagliostro ; vous avez fait, mon cher Gilbert, depuis que nous nous sommes quittés, de tels progrès, en philosophie surtout, que c'est vous qui aujourd'hui êtes le maître, et moi qui suis à peine digne d'être l'écolier.
- Merci du compliment, dit Gilbert ; mais en supposant que j'eusse fait de pareils progrès, comment le savez-vous ? Il y a huit ans que nous ne nous sommes vus.
- Croyez-vous donc, cher docteur, que vous soyez de ces hommes qu'on ignore, parce qu'on cesse de les voir ? Je ne vous ai pas vu depuis huit ans, c'est vrai, mais, depuis huit ans, je pourrais presque vous dire, jour par jour, ce que vous avez fait.
- Oh ! par exemple !
- Doutez-vous donc toujours de ma double vue ?
- Vous savez que je suis mathématicien.
- C'est-à-dire incrédule... Voyons donc, alors : vous êtes venu une première fois en France, rappelé par vos affaires de famille ; vos affaires de famille ne me regardent pas, et, par conséquent..,
- Non pas, fit Gilbert croyant embarrasser Cagliostro ; dites, cher maître.
- Eh bien, cette fois, il s'agissait, pour vous, de vous occuper de l'éducation de votre fils Sébastien, de le mettre en pension dans une petite ville, à dix- huit ou vingt lieues de Paris, et de régler vos affaires avec votre fermier, un brave homme que vous retenez à Paris, bien contre son gré, et qui, pour mille raisons, aurait grand besoin chez sa femme.
- En vérité, mon maître, vous êtes prodigieux !
- Oh ! attendez donc... La seconde fois, vous êtes revenu en France parce que les affaires politiques vous y ramenaient, comme elles y en ramènent bien d'autres ; puis vous aviez fait certaines brochures que vous aviez envoyées au roi Louis XVI, et, comme il y a encore un peu du vieil homme en vous, comme vous êtes plus orgueilleux de l'approbation d'un roi que vous ne le seriez peut-être de celle de mon prédécesseur en éducation près de vous, de Jean-Jacques Rousseau, qui serait bien autre chose qu'un roi cependant, s'il vivait encore ! vous étiez désireux de savoir ce que pensait du docteur Gilbert le petit-fils de Louis XIV, d'Henri IV et de Saint Louis ; par malheur, il existait une vieille petite affaire à laquelle vous n'aviez pas songé, et à laquelle cependant j'ai dû de vous trouver, un beau jour, tout sanglant, la poitrine trouée d'une balle, dans une grotte des îles Açores, où mon bâtiment faisait relâche, par hasard. Cette petite affaire concernait Mlle Andrée de Taverney, devenue comtesse de Charny, en tout bien tout honneur, et pour rendre service à la reine. Or, comme la reine n'avait rien à refuser à la femme qui avait épousé le comte de Charny, la reine demanda et obtint à votre intention une lettre de cachet ; vous fûtes arrêté sur la route du Havre à Paris, et conduit à la Bastille, où vous seriez encore, cher docteur, si le peuple, un jour, ne l'avait renversée d'un revers de sa main. Aussitôt, en bon royaliste que vous êtes, mon cher Gilbert, vous vous êtes rallié au roi, dont vous voici le médecin par quartier. Hier, ou plutôt ce matin, vous avez puissamment contribué au salut de la famille royale en courant réveiller ce bon La Fayette, qui dormait du sommeil du juste, et tout à l'heure, quand vous m'avez vu, croyant que la reine – qui, soit dit entre parenthèses, mon cher Gilbert, vous déteste – était menacée, vous vous apprêtiez à faire à votre souveraine un rempart de votre corps... Est-ce bien cela ? Ai-je oublié quelque particularité de peu d'importance, comme une séance de magnétisme en présence du roi, le retrait de certaine cassette de certaines mains qui s'en étaient emparées par le ministère d'un certain Pas-de-Loup ? Voyons, dites, et, si j'ai commis une erreur ou un oubli, je suis prêt à faire amende honorable.
Gilbert était demeuré stupéfait devant cet homme singulier, qui savait si bien préparer ses moyens d'effet, que celui sur lequel il opérait était tenté de croire que, semblable à Dieu, il avait le don d'embrasser à la fois l'ensemble du monde et ses détails, et de lire dans le coeur des hommes.
- Oui, c'est bien cela, dit-il, et vous êtes toujours le magicien, le sorcier, l'enchanteur Cagliostro !
Cagliostro sourit avec satisfaction ; il était évident qu'il était fier d'avoir produit sur Gilbert l'impression que, malgré lui, Gilbert laissait paraître sur son visage.
Gilbert continua.
- Et maintenant, dit-il, comme je vous aime certes autant que vous m'aimez, mon cher maître, et que mon désir de savoir ce que vous êtes devenu depuis notre séparation est au moins aussi grand que celui qui vous a fait vous informer de ce que j'étais devenu moi-même, voulez-vous me dire, s'il n'y a pas d'indiscrétion dans ma demande, en quel lieu du monde vous avez répandu votre génie et exercé votre pouvoir ?
Cagliostro sourit.
- Oh ! moi, dit-il, j'ai fait comme vous, j'ai vu des rois, beaucoup même, mais dans un autre but. Vous vous approchez d'eux pour les soutenir ; moi, je m'approche d'eux pour les renverser ; vous essayez de faire un roi constitutionnel, et vous n'y arriverez pas ; moi, je fais des empereurs, des rois, des princes philosophes, et j'y arrive.
- Ah ! vraiment ? interrompit Gilbert d'un air de doute.
- Parfaitement ! Il est vrai qu'ils avaient été admirablement préparés par Voltaire, d'Alembert et Diderot, ces nouveaux Mézences, ces sublimes contempteurs des dieux, et aussi par l'exemple de ce cher roi Frédéric, que nous avons eu le malheur de perdre. Mais, enfin, vous le savez – excepté ceux qui ne meurent pas, comme moi et le comte de Saint-Germain – nous sommes tous mortels. Tant il y a que la reine est belle, mon cher Gilbert, et qu'elle recrute des soldats qui combattent contre eux-mêmes, des rois qui poussent au renversement des trônes plus fort que les Boniface XIII et les Borgia n'ont jamais poussé au renversement de l'autel. Ainsi, nous avons d'abord l'empereur Joseph II, le frère de notre bien-aimée reine, qui supprime les trois quarts des monastères, qui s'empare des biens ecclésiastiques, qui chasse de leurs cellules jusqu'aux carmélites, et qui envoie à sa soeur Marie-Antoinette des gravures représentant des religieuses décapuchonnées essayant des modes nouvelles, et des moines défroqués se faisant friser. Nous avons le roi de Danemark, qui a commencé par être le bourreau de son médecin Struensée, et qui, philosophe précoce, disait à dix- sept ans : « C'est M. de Voltaire qui m'a fait homme, et qui m'a appris à penser. » Nous avons l'impératrice Catherine, qui fait de si grands pas en philosophie, tout en démembrant la Pologne, bien entendu, que Voltaire lui écrivait : « Diderot, d'Alembert et moi, nous vous dressons des autels. » Nous avons la reine de Suède ; nous avons, enfin, beaucoup de princes de l'Empire et de toute l'Allemagne.
- Il ne vous reste plus qu'à convertir le pape, mon cher maître, et, comme je pense que rien ne vous est impossible, j'espère que vous y arriverez.
- Ah ! quant à celui-là, ce sera difficile ! Je sors de ses griffes ; il y a six mois, j'étais au château Saint-Ange, comme, il y a trois mois, vous étiez à la Bastille.
- Bah ! et les Transtéverins ont-ils aussi renversé le château Saint-Ange, comme le peuple du faubourg Saint-Antoine a renversé la Bastille ?
- Non, mon cher docteur, le peuple romain n'en est pas encore là... Oh ! soyez tranquille, cela viendra un jour ; la papauté aura ses 5 et 6 octobre, et, sous ce rapport-là, Versailles et le Vatican se donneront la main.
- Mais je croyais qu'une fois entré au château Saint-Ange, on n'en sortait pas...
- Bah ! Et Benvenuto Cellini ?
- Vous êtes-vous donc fait, comme lui, une paire d'ailes, et, nouvel Icare, vous êtes-vous envolé par-dessus le Tibre ?
- C'eût été fort difficile, attendu que j'étais logé, pour plus grande précaution évangélique, dans un cachot très profond et très noir.
- Enfin, vous en êtes sorti ?
- Vous le voyez, puisque me voilà.
- Vous avez, à force d'or, corrompu votre geôlier ?
- J'avais du malheur, j'étais tombé sur un geôlier incorruptible.
- Incorruptible ? Diable !
- Oui ; mais, par bonheur, il n'était pas immortel : le hasard, un plus croyant que moi dirait la Providence, fit qu'il mourut le lendemain, à son troisième refus de m'ouvrir les portes de la prison.
- Il mourut subitement ?
- Oui.
- Ah !
- Il fallut le remplacer, on le remplaça.
- Et celui-là n'était pas incorruptible ?
- Celui-là, le jour même de son entrée en fonctions, en m'apportant mon souper, me dit : « Mangez bien, prenez des forces ; car nous aurons du chemin à faire cette nuit. » Pardieu ! le brave homme ne mentait pas. La même nuit, nous crevâmes chacun trois chevaux, et nous fîmes cent milles.
- Et que dit le gouvernement, quand il s'aperçut de votre fuite ?
- Il ne dit rien. Il revêtit le cadavre de l'autre geôlier, qui n'était pas encore inhumé, des habits que j'avais laissés ; il lui tira un coup de pistolet au beau milieu du visage ; il laissa tomber le pistolet à côté de lui, déclara que, m'étant procuré une arme, il ne savait comment, je m'étais brûlé la cervelle, fit constater ma mort, et enterrer le geôlier sous mon nom ; de sorte que je suis bel et bien trépassé, mon cher Gilbert ; que j'aurais beau dire que je suis vivant, on me répondrait par mon acte de décès, et l'on me prouverait que je suis mort ; mais on n'aura pas besoin de me prouver cela ; il m'allait assez bien, pour le moment, de disparaître de ce monde. J'ai donc fait un plongeon jusqu'aux sombres bords, comme dit l'illustre abbé Delille, et j'ai reparu sous un autre nom.
- Et comment vous appelez-vous, que je ne commette pas d'indiscrétion ?
- Mais je m'appelle le baron ­annone, je suis banquier génois ; j'escompte les valeurs des princes – bon papier, n'est-ce pas, dans le genre de celui de M. le cardinal de Rohan ? – Mais, par bonheur, dans mes prêts, ce n'est pas sur l'intérêt que je me retire... A propos, avez-vous besoin d'argent, mon cher Gilbert ? Vous savez que mon coeur et ma bourse, aujourd'hui comme toujours, sont à votre service.
- Merci.
- Ah ! vous croyez me gêner peut-être, parce que vous m'avez rencontré sous un pauvre costume d'ouvrier ? Oh ! ne vous préoccupez pas de cela ; c'est un de mes déguisements ; vous savez mes idées sur la vie : c'est un long carnaval où l'on est plus ou moins masqué. En tout cas, tenez, mon cher Gilbert, si jamais vous avez besoin d'argent, voici, dans ce secrétaire, ma caisse particulière, vous entendez ? La grande caisse est à Paris, rue Saint- Claude, au Marais ; si donc vous avez besoin d'argent, que j'y sois ou que je n'y sois pas, vous entrerez ; je vous montrerai à ouvrir ma petite porte ; vous pousserez ce ressort – tenez, voici comme on le pousse – et vous trouverez là toujours à peu près un million.
Cagliostro poussa le ressort ; le devant du secrétaire s'abaissa de lui-même, et mit à jour un amas d'or et plusieurs liasses de billets de caisse.
- Vous êtes, en vérité, un homme prodigieux ! dit en riant Gilbert ; mais vous le savez, avec mes vingt mille livres de rente, je suis plus riche que le roi. Et maintenant ne craignez-vous point d'être inquiété à Paris ?
- Moi, à cause de l'affaire du collier ? Allons donc, ils n'oseraient ! Dans l'état où sont les esprits, je n'aurais qu'à dire un mot pour faire une émeute ; vous oubliez que je suis un peu l'ami de tout ce qui est populaire : de La Fayette, de M. Necker, du comte de Mirabeau, de vous-même.
- Et qu'êtes-vous venu y faire, à Paris ?
- Qui sait ? ce que vous avez été faire aux Etats-Unis peut-être : une république.
Gilbert secoua la tête.
- La France n'a point l'esprit républicain, dit-il.
- Nous lui en ferons un autre, voilà tout.
- Le roi résistera.
- C'est possible.
- La noblesse prendra les armes.
- C'est probable.
- Mais, alors, que ferez-vous ?
- Alors nous ne ferons pas une république, nous ferons une révolution.
Gilbert laissa tomber sa tête sur sa poitrine.
- Si nous en arrivons là, Joseph, ce sera terrible ! dit-il.
- Terrible, oui, si nous rencontrons sur notre route beaucoup d'hommes de votre force, Gilbert.
- Je ne suis pas fort, mon ami, dit Gilbert ; je suis honnête, voilà tout.
- Hélas ! c'est bien pis ; aussi, voilà pourquoi je voudrais vous convaincre Gilbert.
- Je suis convaincu.
- Que vous nous empêcherez de faire notre oeuvre ?
- Ou, du moins, que nous vous arrêterons en chemin.
- Vous êtes fou, Gilbert ; vous ne comprenez pas la mission de la France : la France est le cerveau du monde ; il faut que la France pense et pense librement, pour que le monde agisse comme elle pensera, librement aussi. Savez-vous ce qui a renversé la Bastille, Gilbert ?
- C'est le peuple.
- Vous ne m'entendez pas, vous prenez l'effet pour la cause. Pendant cinq cents ans, mon ami, on a renfermé à la Bastille des comtes, des seigneurs, des princes, et la Bastille est restée debout. Un jour, un roi insensé eut l'idée de renfermer la pensée, la pensée à qui il faut l'espace, l'étendue, l'infini ! La pensée a fait éclater la Bastille, et le peuple est entré par la brèche.
- C'est vrai, murmura Gilbert.
- Vous rappelez-vous ce qu'écrivait Voltaire à M. de Chauvelin, le 2 mars 1764, c'est-à-dire voilà près de vingt-six ans ?
- Dites toujours.
- Voltaire écrivait :
« Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être le témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais ils arrivent. La lumière est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage.
Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses !»

« Que dites-vous du tapage d'hier et d'aujourd'hui, hein ?
- Terrible !
- Que dites-vous des choses que vous avez vues ?
- Effroyables !
- Eh bien ! vous n'êtes qu'au commencement, Gilbert.
- Prophète de malheur !
- Tenez, j'étais, il y a trois jours, avec un médecin de beaucoup de mérite, un philanthrope ; savez-vous à quoi il s'occupe dans ce moment-ci ?
- Il cherche un remède à quelque grande maladie réputée incurable ?
- Ah bien, oui ! il cherche à guérir, non pas de la mort, mais de la vie.
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire, épigramme à part, qu'il trouve – ayant la peste, le choléra, la fièvre jaune, la petite vérole, les apoplexies foudroyantes, cinq cents et quelques maladies réputées mortelles, mille ou douze cents qui peuvent le devenir quand elles sont bien soignées ! je veux dire qu'ayant le canon, le fusil, l'épée, le sabre, le poignard, l'eau, le feu, la chute du haut des toits, la potence, la roue ! – il trouve qu'il n'y a pas encore assez de moyens de sortir de la vie, quand il n'y en a qu'un seul pour y entrer, et il invente, en ce moment-ci, une machine fort ingénieuse, ma foi, dont il compte faire hommage à la nation, pour mettre à mort cinquante, soixante, quatre-vingts personnes en moins d'une heure ! Eh bien, mon cher Gilbert, croyez-vous que, lorsqu'un médecin aussi distingué, un philanthrope aussi humain que le docteur Guillotin s'occupe d'une pareille machine, il ne faille pas reconnaître que le besoin d'une pareille machine se faisait sentir ? D'autant plus que je la connaissais, cette machine, d'autant plus que ce n'était pas une chose nouvelle, mais seulement ignorée, et la preuve, c'est qu'un jour je me trouvais chez le baron de Taverney, et, pardieu ! vous devez vous souvenir de cela, car vous y étiez aussi ; mais, alors, vous n'aviez des yeux que pour une petite fille nommée Nicole – la preuve, c'est que la reine étant venue là, par hasard – elle n'était encore que dauphine, ou plutôt elle n'était pas dauphine – la preuve, enfin, c'est que je lui fis voir cette machine dans une carafe, et que la chose lui fit si grand-peur, qu'elle jeta un cri et perdit connaissance. Eh bien, mon cher, cette machine, qui était encore dans les limbes à cette époque, si vous voulez la voir fonctionner, un jour on l'essayera ; ce jour-là, je vous ferai prévenir, et, ou vous serez aveugle, ou vous reconnaîtrez le doigt de la Providence, qui pense qu'un moment viendra où le bourreau aura trop de besogne, si l'on s'en tient aux moyens connus, et qui en invente un nouveau pour qu'il puisse se tirer d'affaire.
- Comte, comte, vous étiez plus consolant que cela en Amérique.
- Je le crois pardieu bien ! j'étais au milieu d'un peuple qui se lève, et je suis ici au milieu d'une société qui finit : tout marche à la tombe dans notre monde vieilli, noblesse et royauté, et cette tombe est un abîme.
- Oh ! je vous abandonne la noblesse, mon cher comte, ou plutôt la noblesse s'est abandonnée elle-même dans la fameuse nuit du 4 août ; mais sauvons la royauté, c'est le palladium de la nation.
- Ah ! que voilà de grands mots, mon cher Gilbert ! Est-ce que le palladium a sauvé Troie ? Sauvons la royauté ? Croyez-vous que ce soit chose facile de sauver la royauté avec un pareil roi ?
- Mais, enfin, c'est le descendant d'une grande race.
- Oui, d'une race d'aigles qui finit par des perroquets. Pour que des utopistes comme vous pussent sauver la royauté, mon cher Gilbert, il faudrait d'abord que la royauté fît quelque effort pour se sauver elle-même. Voyons, en conscience, vous avez vu Louis XVI, vous le voyez souvent, vous n'êtes pas homme à voir sans étudier. Eh bien, franchement, dites, la royauté peut-elle vivre, représentée par un pareil roi ? Est-ce là l'idée que vous vous faites d'un porte-sceptre ? Croyez-vous que Charlemagne, Saint Louis, Philippe-Auguste, François Ier, Henri IV et Louis XIV avaient ces chairs molles, ces lèvres pendantes, cette atonie dans les yeux, ce doute dans la démarche ? Non, c'étaient des hommes, ceux-là ; il y avait de la sève, du sang, de la vie, sous leur manteau royal ; ils ne s'étaient pas encore abâtardis par la transmission d'un seul principe ; c'est que la notion médicale la plus simple, ces hommes à vue courte l'ont négligée. Pour conserver les espèces animales et même végétales dans une longue jeunesse et dans une constante vigueur, la nature a indiqué elle-même le croisement des races et le mélange des familles. De même que la greffe, dans le règne végétal, est le principe conservateur de la bonté et de la beauté des espèces, ainsi, chez l'homme, le mariage entre parents trop proches est une cause de la décadence des individus ; la nature souffre, languit et dégénère lorsque plusieurs générations se reproduisent avec le même sang ; la nature est, au contraire, avivée, régénérée et renforcée, quand un principe prolifique étranger et nouveau est introduit dans la conception. Voyez quels sont les héros qui fondent les grandes races, et quels sont les hommes faibles qui ; les terminent ; voyez Henri III, le dernier des Valois ; voyez Gaston, le dernier des Médicis ; voyez le cardinal d'York, le dernier des Stuarts ; voyez Charles VI, le dernier des Habsbourg ! Eh bien, cette cause première de la dégénérescence des races, le mariage dans les familles, qui se fait sentir dans toutes les maisons dont nous venons de parler, est plus sensible encore dans la maison de Bourbon que dans aucune autre. Ainsi, en remontant de Louis XV à Henri IV et à Marie de Médicis, Henri IV se trouve cinq fois le trisaïeul de Louis XV, et Marie de Médicis, cinq fois sa trisaïeule ; ainsi, en remontant à Philippe III d'Espagne et à Marguerite d'Autriche, Philippe III est trois fois son trisaïeul et Marguerite d'Autriche est trois fois sa trisaïeule. J'ai compté cela, moi qui n'ai rien à faire qu'à compter : sur trente-deux trisaïeuls et trisaïeules de Louis XV, on trouve six personnes de la maison de Bourbon, cinq personnes de la maison de Médicis, onze de la maison d'Autriche-Habsbourg, trois de la maison de Savoie, trois de la maison des Stuarts et une princesse danoise. Soumettez le meilleur chien et le meilleur cheval de sang à ce creuset, et, à la quatrième génération, vous aurez un barbet et une rosse. Comment diable voulez-vous donc que nous y résistions, nous qui ne sommes que des hommes ? Que dites-vous de mon calcul, docteur, vous qui êtes mathématicien ?
- Je dis, cher sorcier, fit Gilbert en se levant et en reprenant son chapeau, je dis que votre calcul m'effraye et me fait d'autant plus penser que ma place est près du roi.
Gilbert fit quelques pas vers la porte.
Cagliostro l'arrêta.
- Ecoutez, Gilbert, lui dit-il, vous savez si je vous aime, vous savez si, pour vous épargner une douleur, je suis capable de m'exposer moi-même à mille douleurs... Eh bien, croyez-moi... un conseil...
- Lequel ?
- Que le roi se sauve, que le roi quitte la France... pendant qu'il en est temps encore !... Dans trois mois, dans un an, dans six mois peut-être, il sera trop tard.
- Comte, dit Gilbert, conseilleriez-vous à un soldat d'abandonner son poste, parce qu'il y aurait du danger à y rester ?
- Si ce soldat était tellement pris, enveloppé, serré, désarmé, qu'il ne pût se défendre ; si surtout sa vie exposée compromettait la vie d'un demi-million d'hommes... Oui, je lui dirais de fuir... Et vous-même, vous-même, Gilbert... vous le direz au roi... Le roi voudra vous écouter, alors, mais il sera trop tard... N'attendez donc pas à demain ; dites-le-lui aujourd'hui : n'attendez pas à ce soir ; dites-le-lui dans une heure !
- Comte, vous savez que je suis de l'école fataliste. Arrive que pourra ! tant que j'aurai un pouvoir quelconque sur le roi, le roi restera en France, et je resterai près du roi. Adieu, comte ; nous nous reverrons dans le combat, et peut-être dormirons-nous côte à côte sur le champ de bataille.
- Allons, murmura Cagliostro, il sera donc dit que l'homme, si intelligent qu'il soit, ne saura jamais échapper à son mauvais destin... Je vous avais cherché pour vous dire ce que je vous ai dit ; vous l'avez entendu... Comme la prédiction de Cassandre, la mienne est inutile... Adieu !
- Voyons franchement, comte, dit Gilbert s'arrêtant sur le seuil du salon, et regardant fixement Cagliostro, avez-vous ici, comme en Amérique, cette prétention de me faire accroire que vous lisez l'avenir des hommes sur leur figure ?
- Gilbert, dit Cagliostro, aussi sûrement que tu lis au ciel le chemin que décrivent les astres, tandis que le commun des hommes les croit immobiles ou errant au hasard.
- Eh bien, tenez... quelqu'un frappe à la porte...
- C'est vrai.
- Dites-moi le sort de celui qui frappe à cette porte, quel qu'il soit ; dites moi de quelle mort il doit mourir, et quand il mourra.
- Soit, dit Cagliostro, allons ouvrir nous-mêmes.
Gilbert s'avança vers l'extrémité du corridor dont nous avons parlé, avec un battement de coeur qu'il ne pouvait réprimer, quoiqu'il se dît tout bas qu'il était absurde à lui de prendre au sérieux ce charlatanisme.
La porte s'ouvrit.
Un homme d'une tournure distinguée, haut de taille, et dont là figure était empreinte d'une forte expression de volonté, parut sur le seuil, et jeta sur Gilbert un regard rapide qui n'était pas exempt d'inquiétude.
- Bonjour, marquis, dit Cagliostro.
- Bonjour, baron, répondit celui-ci.
Puis, comme Cagliostro s'aperçut que le regard du nouveau venu se reportait sur Gilbert :
- Marquis, dit-il, M. le docteur Gilbert, un de mes amis... Mon cher Gilbert, M. le marquis de Favras, un de mes clients.
Les deux hommes se saluèrent..
Puis, s'adressant à l'étranger :
- Marquis, reprit Cagliostro, veuillez passer au salon, et m'y attendre un instant ; dans cinq secondes, je suis à vous.
Le marquis salua une seconde fois en passant devant les deux hommes, et disparut.
- Eh bien ? demanda Gilbert.
- Vous voulez savoir de quelle mort mourra le marquis ?
- Ne vous êtes-vous pas engagé à me le dire ?
Cagliostro sourit d'un singulier sourire ; puis, après s'être penché pour voir si on ne l'écoutait pas :
- Avez-vous jamais vu pendre un gentilhomme ? dit-il
- Non.
- Eh bien, comme c'est un spectacle curieux, trouvez-vous sur la place de Grève le jour où l'on pendra le marquis de Favras.
Puis, conduisant Gilbert à la porte de la rue :
- Tenez, dit-il, quand vous voudrez venir chez moi sans sonner, sans être vu, et sans voir un autre que moi, poussez ce bouton de droite à gauche et de bas en haut, ainsi... Adieu, excusez-moi, il ne faut pas faire attendre ceux qui n'ont pas un long temps à vivre.
Et il sortit, laissant Gilbert étourdi de cette assurance qui pouvait exciter son étonnement, mais non vaincre son incrédulité.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente