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Chapitre CLXXIV
La légende du roi martyr

On a pu voir avec quelle impartialité nous avons, tout en empruntant la forme du roman, mis, jusqu'ici, sous les yeux de nos lecteurs ce qu'il y eut de terrible, de cruel, de bon, de beau, de grand, de sanguinaire, de bas dans les hommes et les événements qui se sont succédé.
Aujourd'hui, les hommes dont nous parlons sont morts ; les événements seuls, immortalisés par l'histoire, les événements qui ne meurent pas, restent debout.
Eh bien, nous pouvons évoquer de la tombe tous ces cadavres qui y sont couchés, et dont si peu sont morts ayant rempli les jours de leur vie ; nous pouvons dire à Mirabeau : « Tribun, lève-toi ! », à Louis XVI : « Martyr, levez-vous ! », nous pouvons dire : « Levez-vous tous, vous qu'on appelait Favras, La Fayette, Bailly, Fournier l'Américain, Jourdan Coupe-Tête, Maillard, Théroigne de Méricourt, Barnave, Bouillé, Gamain. Pétion, Manuel, Danton, Robespierre, Marat, Vergniaud, Dumouriez, Marie- Antoinette, Mme Campan, Barbaroux, Roland, Mme Roland, roi, reine, ouvrier, tribuns, généraux, massacreurs, publicistes, levez-vous ! et dites si je ne vous ai pas présentés à ma génération, au peuple, aux grands, aux femmes surtout – c'est-à-dire aux mères de nos fils, à qui je veux apprendre l'histoire, – sinon comme vous êtes – qui peut se vanter d'avoir surpris tous vos mystères ! – du moins comme je vous ai vus. »
Nous pouvons dire aux événements, debout encore aux deux côtés de la route que nous avons parcourue : « Grande et lumineuse journée du 14 juillet ; sombres et menaçantes nuits des 5 et 6 octobre ; sanglant orage du Champ de Mars où la poudre s'est mêlée à l'éclair, et le bruit du canon au bruit de la foudre ; prophétique invasion du 20 juin, terrible victoire du 10 août, exécrables souvenirs des 2 et 3 septembre, vous ai-je bien dits ? vous ai-je bien racontés ? ai-je menti sciemment ? ai-je cherché à vous absoudre ou à vous calomnier ? »
Et les hommes répondront, et les événements répondront : « Tu as cherché la vérité sans haine, sans passion ; tu as cru la dire quand tu ne l'as pas dite ; tu es resté fidèle à toutes les gloires du passé, insensible à tous les éblouissements du présent, confiant à toutes les promesses de l'avenir, sois absous sinon loué. »
Eh bien, ce que nous avons fait, non pas comme juge élu, mais comme narrateur impartial, nous allons le faire jusqu'à la fin ; et, de cette fin, chaque pas nous en rapproche rapidement. Nous roulons sur la pente des événements, et il y a peu de points d'arrêt du 21 septembre, jour de la mort de la royauté, au 21 janvier, jour de la mort du roi.
Nous avons entendu la proclamation de la République, faite sous les fenêtres de la prison royale par la forte voix du municipal Lubin, et cette proclamation nous a ramenés au Temple.
Rentrons donc dans le sombre édifice qui renferme un roi redevenu homme, une reine restée reine, une vierge qui sera martyre, et deux pauvres enfants innocents par l'âge, sinon par la naissance.
Le roi était au Temple ; comment y était-il venu ? Avait-on voulu d'avance lui faire la honteuse prison qu'il occupait ?
Non.
Pétion, d'abord, avait eu l'idée de le transporter au centre de la France, de lui donner Chambord, de le traiter là en roi fainéant.
Supposer que tous le souverains de l'Europe imposassent silence à leurs ministres, à leurs généraux, à leurs manifestes, et se contentassent de regarder ce qui se passait en France, sans vouloir se mêler de la politique intérieure des Français, cette déchéance du 10 août, cette existence parquée dans un beau palais, dans un beau climat, au milieu de ce qu'on appelle le jardin de la France, n'était pas une punition bien cruelle pour l'homme qui expiait non seulement ses fautes, mais aussi celles de Louis XV et de Louis XIV.
La Vendée venait de se soulever : on objecta quelque hardi coup de main par la Loire. La raison parut suffisante : on renonça à Chambord.
L'Assemblée législative indiqua le Luxembourg ; le Luxembourg, palais florentin de Marie de Médicis, avec sa solitude, ses jardins rivaux de ceux des Tuileries, était une résidence non moins convenable que Chambord pour un roi déchu.
On objecta les caves du palais, donnant sur les catacombes : peut-être n'était-ce qu'un prétexte de la Commune, qui voulait tenir le roi sous sa main ; mais c'était un prétexte plausible.
La Commune vota donc pour le Temple. Par là, elle entendait, non pas la tour du Temple, mais le palais du Temple, l'ancienne commanderie des chefs de l'ordre, une des maisons de plaisance du comte d'Artois.
Au moment de la translation, plus tard même, quand Pétion a amené la famille royale au palais, quand elle y est installée, quand Louis XVI fait ses dispositions d'emménagement, une dénonciation arrive à la Commune, et Manuel est expédié pour changer une dernière fois la détermination municipale, et substituer le donjon au château.
Manuel arrive, examine le local destiné au logement de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et redescend tout honteux.
Le donjon était inhabitable, occupé seulement par une espèce de portier, n'offrant qu'une place insuffisante, que des chambres étroites, que des lits immondes et infestés de vermine.
Il y a là dedans plus de cette fatalité qui pèse sur les races mourantes, que d'infâme préméditation de la part des juges.
L'Assemblée nationale n'avait point, de son côté, marchandé sur la dépense de bouche du roi. Le roi mangeait beaucoup ; ce n'est point un reproche que nous lui faisons : il est dans le tempérament des Bourbons d'être grands mangeurs ; mais le roi mangeait mal à propos. Il mangea, et de grand appétit, tandis qu'aux Tuileries on s'égorgeait. Non seulement, dans son procès, ses juges lui reprochèrent ce repas intempestif, mais encore, ce qui est plus grave, l'histoire, l'implacable histoire, l'a enregistré dans ses archives.
L'Assemblée nationale avait donc accordé cinq cent mille livres pour les dépenses de bouche du roi.
Pendant les quatre mois que le roi resta au Temple, la dépense fut de quarante mille livres ; dix mille francs par mois ; trois cent trente-trois francs par jour ; en assignats, c'est vrai, mais, à cette époque, les assignats perdaient à peine six ou huit pour cent.
Louis XVI avait, au Temple, trois domestiques et treize officiers de bouche. Son dîner se composait, chaque jour, de quatre entrées, de deux rôtis chacun de trois pièces, de quatre entremets, de trois compotes, de trois assiettes de fruits, d'un carafon de bordeaux, d'un carafon de malvoisie, d'un carafon de madère.
Seul, avec son fils, il buvait du vin ; la reine et les princesses ne buvaient que de l'eau.
De ce côté, matériellement, le roi n'était donc pas à plaindre.
Mais ce qui lui manquait essentiellement, c'étaient l'air, l'exercice, le soleil et l'ombre.
Habitué aux chasses de Compiègne et de Rambouillet, aux parcs de Versailles et du grand Trianon, Louis XVI se trouvait tout à coup réduit, non pas à une cour, non pas à un jardin, non pas à une promenade, mais à un terrain sec et nu, avec quatre compartiments de gazon flétri, quelques arbres chétifs, rabougris, effeuillés au vent d'automne.
Là, tous les jours, à deux heures, le roi et sa famille se promenaient ; nous nous trompons : là, tous les jours, à deux heures, on promenait le roi et sa famille.
C'était inouï, cruel, féroce, mais moins féroce, moins cruel que les caves de l'Inquisition à Madrid, que les plombs du Conseil des Dix à Venise, que les cachots du Spielberg.
Remarquez bien ceci, nous n'excusons pas plus la Commune que nous n'excusons les rois ; nous disons seulement : le Temple n'était qu'une représaille, représaille terrible, fatale, maladroite, car, d'un jugement, on faisait une persécution ; d'un coupable, un martyr.
Maintenant, quel était l'aspect des différents personnages que nous avons entrepris de suivre dans les phases principales de leur vie ?
Le roi, avec son oeil myope, ses joues flasques, ses lèvres pendantes, sa démarche lourde et balancée, semblait un bon fermier, frappé d'un malheur de fortune ; sa mélancolie était celle d'un agriculteur dont un orage a brûlé les granges, ou une grêle versé les blés.
L'attitude de la reine était, comme toujours, roide, altière, souverainement provoquante ; Marie-Antoinette avait inspiré de l'amour au temps de sa grandeur ; à l'heure de sa chute, elle inspira des dévouements, mais pas de pitié : la pitié naît de la sympathie, et la reine n'était aucunement sympathique.
Madame Elisabeth, avec sa robe blanche, symbole de la pureté de son corps et de son âme ; avec ses cheveux blonds, devenus plus beaux encore depuis qu'ils étaient forcés de flotter sans poudre ; Madame Elisabeth, avec un ruban d'azur à son bonnet et à sa taille, semblait l'ange gardien de toute la famille.
Madame Royale, malgré le charme de son âge, intéressait peu ; tout Autrichienne comme sa mère, toute Marie-Thérèse et Marie-Antoinette, elle avait déjà, dans le regard, le mépris et la fierté des races royales et des oiseaux de proie.
Le petit dauphin, avec ses cheveux d'or, son teint blanc et un peu maladif, était intéressant ; il avait néanmoins l'oeil d'un bleu cru et dur, et parfois d'une expression bien au-dessus de son âge ; il comprenait tout, suivait les indications que lui donnait sa mère par un seul regard, et il avait des roueries de politique enfantine qui parfois tiraient les larmes des yeux des bourreaux eux-mêmes. Il avait touché jusqu'à Chaumette, le pauvre enfant ! Chaumette, cette fouine au museau pointu, cette belette à bésicles.
- Je lui ferai donner de l'éducation, disait l'ex-clerc de procureur à M. Hue, valet de chambre du roi, mais il faudra bien l'éloigner de sa famille, afin qu'il perde l'idée de son rang.
La Commune était à la fois cruelle et imprudente : cruelle en entourant la famille royale de mauvais traitements, de vexations, d'injures même ; imprudente en la laissant voir faible, brisée, prisonnière.
Chaque jour, elle envoyait de nouveaux gardiens au Temple, sous le nom de municipaux ; ils entraient ennemis acharnés du roi, ils sortaient ennemis de Marie-Antoinette, mais presque tous plaignant le roi, plaignant les enfants, glorifiant Madame Elisabeth.
En effet, que voyaient-ils au Temple, en place du loup, de la louve, des louveteaux ? Une brave famille de bourgeois, une mère un peu fière, espèce d'Elmire qui ne souffrait point que l'on touchât même le bas de sa robe ; mais du tyran, point la trace !
Comment se passait la journée de toute la famille ?
Disons-le, d'après Cléry.
Mais, d'abord, jetons les yeux sur la prison ; nous les reporterons ensuite sur les prisonniers.
Le roi était enfermé dans la petite tour ; la petite tour était adossée à la grande, sans communication intérieure ; elle formait un carré long flanqué de deux tourelles : dans une de ces tourelles était un petit escalier qui partait du premier étage, et conduisait à une galerie, sur la plate-forme ; dans l'autre étaient des cabinets qui correspondaient à chaque étage de la tour.
Le corps de bâtiment avait quatre étages. Le premier était composé d'une antichambre, d'une salle à manger et d'un cabinet pris dans la tourelle ; le second étage était divisé de la même manière à peu près ; la pièce la plus grande servait de chambre à coucher à la reine et au dauphin ; la seconde, séparée de la première par une petite antichambre fort obscure, était occupée par Madame Royale et Madame Elisabeth ; il fallait traverser cette chambre pour entrer dans le cabinet de la tourelle, et ce cabinet, qui n'était autre que celui que les Anglais appellent water-closet était commun à la famille royale, aux officiers municipaux et aux soldats.
Le roi demeurait au troisième étage, qui comprenait le même nombre de pièces ; il couchait dans la grande chambre ; le cabinet pris dans la tourelle lui servait de cabinet de lecture ; à côté était une cuisine, précédée d'une pièce obscure qu'avaient, dans les premiers jours, et avant qu'ils eussent été séparés du roi, habitée MM. de Chamilly et Hue, et sur laquelle, depuis le départ de M. Hue, les scellés avaient été apposés.
Le quatrième étage était fermé ; le rez-de-chaussée était consacré à des cuisines dont on ne fit aucun usage.
Maintenant, comment la famille royale vivait-elle dans cet étroit espace, moitié prison, moitié appartement ?
Nous allons le dire.
Le roi se levait d'habitude à six heures du matin ; il se rasait lui-même ; Cléry le coiffait et l'habillait ; puis, aussitôt coiffé et habillé, il passait dans son cabinet de lecture, c'est-à-dire dans la bibliothèque des archives de l'ordre de Malte, qui contenait quinze ou seize cents volumes.
Un jour, le roi, en y cherchant des livres, montra du doigt à M. Hue les oeuvres de Voltaire et de Rousseau.
Puis, à voix basse.
- Tenez, dit-il, ce sont ces deux hommes qui ont perdu la France !
En entrant là, Louis XVI se mettait à genoux, et priait pendant cinq ou six minutes, puis lisait ou travaillait jusqu'à neuf heures ; pendant ce temps, Cléry faisait la chambre du roi, préparait le déjeuner, et descendait chez la reine.
Demeuré seul, le roi s'asseyait, s'amusait à traduire ou Virgile ou les odes d'Horace – pour continuer l'éducation du dauphin, il s'était remis au latin lui même.
Cette pièce était très petite ; la porte en restait toujours ouverte : le municipal se tenait dans la chambre à coucher, et, par la porte ouverte, voyait ce que faisait le roi.
La reine n'ouvrait sa porte qu'à l'arrivée de Cléry, afin que, la porte étant fermée, le municipal ne pût entrer chez elle.
Alors, Cléry faisait les cheveux du jeune prince, arrangeait la toilette de la reine, et passait dans la chambre de Madame Royale et de Madame Elisabeth pour leur rendre le même service. Ce moment de la toilette, rapide et précieux à la fois, était celui où Cléry pouvait instruire la reine et les princesses de ce qu'il avait appris ; un signe qu'il faisait indiquait qu'il avait quelque chose à dire : la reine ou une des princesses causait alors avec le municipal, et Cléry profitait de la distraction de celui-ci pour glisser rapidement ce qu'il avait à dire.
A neuf heures, la reine, les deux enfants et Madame Elisabeth montaient chez le roi, où le déjeuner était servi ; pendant le dessert, Cléry faisait les chambres de la reine et des princesses ; un nommé Tison et sa femme avaient été adjoints à Cléry sous prétexte de l'aider dans son service, mais, en réalité, pour espionner la famille royale et même les municipaux. Le mari, ancien commis aux barrières, était un vieillard dur et méchant, incapable d'aucun sentiment d'humanité ; la femme – femme par l'amour qu'elle avait pour sa fille – poussait cet amour à un tel point, que, séparée de sa fille, elle dénonça la reine dans l'espérance de revoir son enfant.
A dix heures du matin, le roi descendait dans la chambre de la reine, et y passait la journée ; là, il s'occupait presque exclusivement de l'éducation du dauphin, lui faisait répéter quelques passages de Corneille ou de Racine, lui donnait une leçon de géographie, et l'exerçait à tracer et à lever des plans. La France, depuis trois ans, était divisée en départements, et c'était particulièrement cette géographie du royaume que le roi montrait à son fils.
La reine, de son côté, s'occupait de l'éducation de Madame Royale, qu'elle interrompait quelquefois pour se plonger dans de sombres et profondes rêveries ; quand cela arrivait, Madame Royale, la laissant tout entière à cette douleur inconnue qui avait au moins le bénéfice des pleurs, Madame Royale s'éloignait sur la pointe du pied, en faisant signe à son frère de garder le silence ; la reine demeurait plus ou moins longtemps absorbée dans ses réflexions, puis une larme paraissait au coin de sa paupière, roulait le long de sa joue, tombait sur sa main jaunie et qui avait pris le ton de l'ivoire, et, alors, presque toujours, la pauvre prisonnière, libre un instant dans le domaine immense de la pensée, dans le champ illimité des souvenirs, la pauvre prisonnière s'élançait brusquement hors de son rêve, et, regardant autour d'elle, rentrait, la tête basse et le coeur brisé, dans sa prison.
A midi, les trois princesses entraient chez Madame Elisabeth pour quitter leurs robes du matin ; ce moment, la pudeur de la Commune l'avait réservé à la solitude : aucun municipal n'était là.
A une heure, lorsque le temps le permettait, on faisait descendre la famille royale dans le jardin ; quatre officiers municipaux et un chef de légion de la garde nationale l'accompagnaient ou plutôt la surveillaient. Comme il y avait dans le Temple quantité d'ouvriers employés aux démolitions des maisons et aux constructions des nouveaux murs, les prisonniers ne pouvaient user que d'une partie de l'allée des marronniers.
Cléry était de ces promenades ; il y donnait un peu d'exercice au jeune prince en le faisant jouer soit au ballon, soit au petit palet.
A deux heures, on remontait dans la cour. Cléry servait le dîner ; et, tous les jours, à cette heure, Santerre venait au Temple, accompagné de deux aides de camp ; il visitait scrupuleusement les deux appartements du roi et de la reine
Quelquefois le roi lui adressait la parole ; la reine jamais ; elle avait oublié le 20 juin, et ce qu'elle devait à cet homme.
Après le repas, on redescendait au premier étage ; le roi faisait une partie de piquet ou de trictrac avec la reine ou sa soeur.
Cléry dînait à son tour.
A quatre heures, le roi s'accommodait, pour faire sa sieste, sur une causeuse ou dans quelque grand fauteuil ; alors, le plus profond silence s'établissait : les princesses prenaient ou un livre ou leur ouvrage, et chacun restait immobile, même le petit dauphin.
Louis XVI, presque sans transition, passait de la veille au sommeil. Les besoins physiques étaient, nous l'avons dit, tyranniques chez lui. Le roi dormait régulièrement ainsi une heure et demie ou deux heures. A son réveil, on reprenait la conversation ; on appelait Cléry, qui n'était jamais bien loin, et Cléry donnait au petit dauphin sa leçon d'écriture ; cette leçon donnée, il conduisait le jeune prince dans la chambre de Madame Elisabeth et le faisait jouer à la balle et au volant.
Le soir venu, toute la famille royale se plaçait autour d'une table : la reine faisait, à haute voix, une lecture propre à amuser ou à instruire les enfants ; Madame Elisabeth relayait la reine quand celle-ci était fatiguée. La lecture durait jusqu'à huit heures ; à huit heures, le jeune prince soupait dans la chambre de Madame Elisabeth : la famille royale assistait à ce souper, pendant lequel le roi prenait une collection du Mercure de France qu'il avait trouvée dans la bibliothèque, et donnait aux enfants des énigmes et des charades à deviner.
Après le souper du dauphin, la reine faisait dire à son fils cette prière :
« Dieu tout-puissant, qui m'avez créé et racheté, je vous adore ! Conservez les jours du roi, mon père, et ceux de ma famille ! Protégez-nous contre nos ennemis ! Donnez à Mme de Tourzel les forces dont elle a besoin pour supporter ce qu'elle endure à cause de nous ! »
Puis Cléry déshabillait et couchait le dauphin, près duquel restait une des deux princesses jusqu'à ce qu'il fût endormi.
Tous les soirs, à cette heure, un colporteur de journaux passait en criant les nouvelles du jour : Cléry se mettait à l'affût, et transmettait au roi les paroles du crieur.
A neuf heures, le roi soupait à son tour.
Cléry apportait sur un plateau le souper de la princesse qui veillait le petit dauphin.
Son repas fini, le roi rentrait dans la chambre de la reine, lui donnait, ainsi qu'à sa soeur, la main en signe d'adieu, embrassait les enfants, rentrait dans sa chambre, se retirait dans la bibliothèque, et y lisait jusqu'à minuit.
De leur côté, les princesses se renfermaient chez elles ; un des municipaux restait dans la petite pièce qui séparait leurs deux chambres ; l'autre suivait le roi.
Cléry plaçait alors son lit près de celui du roi ; mais, pour se coucher, Louis XVI attendait que le nouveau municipal fût monté, afin de savoir qui il était, et s'il l'avait déjà vu. Les municipaux étaient relevés à onze heures du matin, à cinq heures du soir, et à minuit.
Ce genre de vie, sans changement aucun, dura tant que le roi resta dans la petite tour, c'est-à-dire jusqu'au 30 septembre.
On le voit, la situation était triste, et d'autant plus digne de pitié qu'elle était supportée dignement ; aussi les plus hostiles s'adoucissaient-ils à cette vue. Ils venaient pour veiller sur un abominable tyran qui avait ruiné la France, massacré les Français, appelé l'étranger ; sur une reine qui avait réuni les lubricités de Messaline aux débordements de Catherine II ; ils trouvaient un bonhomme vêtu de gris, qu'ils confondaient avec son valet de chambre, qui mangeait bien, buvait bien, dormait bien, jouait au trictrac et au piquet, montrait le latin et la géographie à son fils, et faisait deviner des charades à ses enfants ; une femme fière et dédaigneuse sans doute, mais digne, calme, résignée, encore belle, apprenant à sa fille à faire de la tapisserie, à son fils à dire des prières, parlant doucement aux domestiques, et appelant un valet de chambre « mon ami. »
Les premiers moments étaient à la haine : chacun de ces hommes, venu avec des sentiments d'animosité et de vengeance commençait par donner cours à ces sentiments ; puis, peu à peu, il s'apitoyait ; parti le matin de chez lui, menaçant et la tête haute, il rentrait le soir, attristé, la tête basse ; sa femme l'attendait curieuse.
- Ah ! c'est toi ! s'écriait-elle.
- Oui, répondait-il laconiquement.
- Eh bien, as-tu vu le tyran ?
- Je l'ai vu.
- A-t-il l'air bien féroce ?
- Il ressemble à un rentier du Marais.
- Que fait-il ? Il enrage ! Il maudit la République ! Il...
- Il passe le temps à étudier avec ses enfants, à leur apprendre le latin, à jouer au piquet avec sa soeur, à deviner des charades pour amuser sa femme.
- Il n'a donc pas de remords, le malheureux ?
- Je l'ai vu manger, et il mange comme un homme qui a la conscience tranquille ; je l'ai vu dormir, et je réponds qu'il n'a pas le cauchemar.
Et la femme devenait pensive à son tour.
- Mais, alors, disait-elle, il n'est donc pas si cruel et si coupable qu'on le dit ?
- Coupable, je ne sais pas, cruel, je répondrais bien que non ; malheureux, à coup sûr !
- Pauvre homme ! disait la femme.
Voilà ce qui arrivait ; plus la Commune abaissait son prisonnier, et plus elle montrait que ce n'était, à tout prendre, qu'un homme comme un autre, plus les autres hommes avaient pitié de celui qu'ils reconnaissaient pour leur semblable.
Cette pitié se manifestait parfois directement, au roi lui-même, au dauphin, à Cléry.
Un jour, un tailleur de pierre était occupé à faire des trous à la muraille de l'antichambre pour y placer d'énormes verrous. Pendant que l'ouvrier déjeunait, le dauphin s'amusait à jouer avec ses outils ; alors, le roi prit des mains de l'enfant le marteau et le ciseau, lui montrant, lui serrurier habile, de quelle façon il fallait s'en servir.
Le maçon, du coin où il était assis, et où il mangeait son morceau de pain et de fromage, regardait avec étonnement ce qui se passait.
Il ne s'était pas levé devant le roi et devant le prince : il se leva devant l'homme et devant l'enfant ; puis, s'approchant, la bouche encore pleine, mais le chapeau à la main :
- Eh bien, dit-il au roi, quand vous sortirez de cette tour, vous pourrez vous vanter d'avoir travaillé à votre propre prison !
- Ah ! répondit le roi, quand et comment en sortirai-je ?
Le dauphin se mit à pleurer ; l'ouvrier essuya une larme ; le roi laissa tomber marteau et ciseau, et rentra dans sa chambre, où il se promena longtemps à grands pas.
Un autre jour, un factionnaire montait, comme d'habitude, la garde à la porte de la reine ; c'était un faubourien, vêtu grossièrement, mais cependant avec propreté.
Cléry était seul dans la chambre, occupé à lire. Le factionnaire le regardait avec une profonde attention.
Au bout d'un instant, Cléry, appelé ailleurs par son service se lève et veut sortir ; mais, le factionnaire, tout en lui présentant les armes, d'une voix basse, timide, presque tremblante :
- On ne passe pas, dit-il.
- Pourquoi cela ? demande Cléry.
- Parce que la consigne m'ordonne d'avoir les yeux sur vous.
- Sur moi ? dit Cléry. A coup sûr, vous vous trompez.
- N'êtes-vous pas le roi ?
- Vous ne connaissez donc pas le roi ?
- Jamais je ne l'ai vu, monsieur ; et, s'il faut le dire, pour le voir, j'aimerais mieux le voir ailleurs qu'ici.
- Parlez bas ! dit Cléry.
Puis, désignant une porte :
- Je vais entrer dans cette chambre, et vous verrez le roi : il est assis près d'une table, et lit.
Cléry entra et dit au roi ce qui venait de se passer ; alors le roi se leva et se promena d'une chambre à l'autre, afin que le brave homme le vît tout à son aise.
Aussi ne doutant point que ce ne fût pour lui que le roi se dérangeait ainsi :
- Ah ! monsieur, dit le faubourien à Cléry, que le roi est bon ! Quant à moi, je ne puis croire qu'il nous ait fait tout le mal que l'on dit.
Un autre factionnaire, placé au bout de cette allée qui servait de promenade à la famille royale, fit, un jour, comprendre aux illustres prisonniers qu'il avait quelques renseignements à leur donner. Au premier tour de promenade, personne n'eut l'air de faire attention à ses signes ; mais, au second tour, Madame Elisabeth s'approcha du factionnaire, pour voir s'il lui parlerait. Malheureusement, soit crainte, soit respect, ce jeune homme, qui était d'une figure distinguée, resta muet : seulement, deux larmes coulèrent dans ses yeux, et du doigt, il indiqua un tas de décombres où, probablement, une lettre était cachée. Cléry, sous prétexte de chercher, au milieu des pierres, des palets pour le petit prince, se mit à fouiller dans les décombres ; mais les municipaux devinant sans doute ce qu'il y cherchait, lui ordonnèrent de se retirer, et lui défendirent sous peine d'être séparé du roi, de jamais parler aux sentinelles.
Cependant, tous ceux qui approchaient les prisonniers du Temple ne montraient pas les mêmes sentiments de respect et de pitié : chez beaucoup, la haine et la vengeance étaient si profondément enracinées, que ce spectacle du malheur royal supporté avec des vertus bourgeoises ne pouvait les en arracher, et parfois le roi et la reine avaient à supporter des grossièretés, des injures, des insultes même.
Un jour, le municipal de service près du roi était un nommé James, professeur de langue anglaise ; cet homme s'était attaché au roi comme son ombre, et ne le quittait pas. Le roi entra dans son cabinet de lecture : le municipal y entra sur ses pas, et s'assit auprès de lui.
- Monsieur, dit alors le roi avec sa douceur habituelle, vos collègues ont l'habitude de me laisser seul dans cette pièce, attendu que, la porte restant toujours ouverte, je ne puis échapper à leurs regards.
- Mes collègues, répondit James, font à leur guise, et, moi, je fais à la mienne.
- Remarquez, s'il vous plaît, monsieur, reprit le roi, que la chambre est si petite, qu'il est impossible d'y rester deux.
- Alors, passez dans une plus grande, répliqua brutalement le municipal.
Le roi se leva sans rien dire, et rentra dans sa chambre à coucher, où le maître d'anglais le suivit et continua de l'obséder jusqu'au moment où il fut relevé.
Un matin, le roi prit le municipal qui était de garde pour celui qu'il avait vu la veille – nous avons dit qu'à minuit on avait l'habitude de changer les municipaux.
Il alla à lui, et, d'un air d'intérêt :
- Ah ! monsieur, dit-il, je regrette bien qu'on ait oublié de vous relever !
- Que voulez-vous dire ? demanda brutalement le municipal.
- Je veux dire que vous devez être fatigué.
- Monsieur, répondit cet homme, qui s'appelait Meunier, je viens ici pour surveiller ce que vous faites, et non pour que vous vous occupiez de ce que je fais.
Puis, enfonçant son chapeau sur sa tête, et s'approchant du roi :
- Personne, et vous moins qu'un autre, ajouta-t-il, n'a le droit de s'en mêler !
Une fois, à son tour, la reine se hasarda d'adresser la parole à un municipal.
- Quel quartier habitez-vous, monsieur ? demanda-t-elle à un de ces hommes qui assistait à son dîner.
- La patrie ! répondit fièrement celui-ci.
- Mais il me semble, reprit la reine, que la patrie, c'est la France ?
- Moins la portion occupée par l'ennemi que vous y avez appelé.
Quelques-uns des commissaires ne parlaient jamais du roi, de la reine, des princesses ou du jeune prince, sans ajouter quelque épithète obscène ou quelque juron grossier.
Un jour, un municipal nommé Turlot dit à Cléry, assez haut pour que le roi ne perdît pas un mot de la menace :
- Si le bourreau ne guillotinait pas cette sacrée famille, je la guillotinerais moi-même !
En sortant pour la promenade, le roi et la famille royale devaient passer devant un grand nombre de sentinelles dont plusieurs même étaient placées dans l'intérieur de la petite tour. Quand les chefs de légion et les municipaux passaient, les factionnaires leur présentaient les armes ; mais, quand le roi passait à son tour, ils posaient l'arme au pied, ou tournaient le dos.
Il en était de même des gardes du service extérieur placés au bas de la tour : quand le roi passait, ils affectaient de se couvrir et de s'asseoir ; mais, à peine les prisonniers étaient-ils passés, qu'ils se levaient et se découvraient.
Les insulteurs allaient plus loin ; un jour, le factionnaire, non content de porter les armes aux municipaux et aux officiers, et de ne les point porter au roi, écrivit sur le côté intérieur de la porte de la prison :

« La guillotine est permanente, et attend le tyran Louis XVI ! »

C'était une invention nouvelle, qui obtint un grand succès ; aussi le factionnaire eut-il des imitateurs : bientôt tous les murs du Temple, et particulièrement celui de l'escalier que montait et descendait la famille royale furent couverts d'inscriptions dans le genre de celles-ci :

« Madame Veto la dansera ! »
« Nous saurons mettre le gros cochon au régime. »
« A bas le cordon rouge ! Il faut étrangler les petits louveteaux ! »

D'autres inscriptions, comme une légende au-dessous d'une gravure, expliquaient quelque dessin menaçant.
Un de ces dessins représentait un homme à une potence ; au-dessous étaient écrits ces mots :

« Louis prenant un bain d'air. »

Mais les tourmenteurs les plus acharnés étaient deux commensaux du Temple : l'un, le cordonnier Simon ; l'autre, le sapeur Rocher.
Simon cumulait : il était non seulement cordonnier, mais encore municipal ; non seulement municipal, mais encore un des six commissaires chargés d'inspecter les travaux et les dépendances du Temple. A ce triple titre, il ne quittait point la tour.
Cet homme, que ses cruautés exercées sur l'enfant royal ont rendu célèbre, était l'insulte personnifiée ; chaque fois qu'il paraissait devant les prisonniers, c'était pour leur faire un nouvel outrage.
Si le valet de chambre réclamait quelque chose au nom du roi :
- Voyons, disait-il, que Capet demande d'un seul coup tout ce dont il a besoin ; je n'ai pas envie de prendre pour lui la peine de remonter une seconde fois.
Rocher lui faisait pendant ; ce n'était pourtant pas un méchant homme : au 10 août, il avait, à la porte de l'Assemblée nationale, pris le jeune dauphin dans ses bras, et l'avait été déposer sur le bureau du président. Rocher, de sellier qu'il était, passa officier dans l'armée de Santerre, puis portier de la tour du Temple ; il était ordinairement vêtu d'un costume de sapeur, avec une barbe et de longues moustaches, un bonnet à poil noir sur la tête, un large sabre au côté, et, autour de la taille, une ceinture où pendait un trousseau de clefs.
Il avait été placé là par Manuel, plutôt pour veiller sur le roi et sur la reine, plutôt pour empêcher qu'on ne leur fît du mal, que pour qu'il leur fît du mal lui-même ; il ressemblait à un enfant auquel on donne à garder une cage avec des oiseaux, en lui recommandant de veiller à ce qu'on ne les tourmente point, et qui, pour se distraire, leur arrache les plumes.
Lorsque le roi demandait à sortir, c'était Rocher qui se présentait à la porte ; mais il n'ouvrait que quand le roi avait bien attendu, remuant, tandis que le roi attendait, un gros trousseau de clefs ; puis tirant les verrous avec fracas ; puis, les verrous tirés, la porte ouverte, descendant précipitamment, et se plaçant près du dernier guichet, une pipe à la bouche ; puis, à chaque personne de la famille royale qui sortait, mais particulièrement aux femmes, soufflant une bouffée de tabac dans le nez.
Ces misérables lâchetés avaient pour témoins les gardes nationaux, qui, au lieu de s'opposer à ces vexations, souvent prenaient des chaises, et s'asseyaient comme des spectateurs devant un spectacle.
Cela encourageait Rocher, qui allait disant partout :
- Marie-Antoinette faisait la fière ; mais je l'ai bien forcée de s'humilier, moi ! Elisabeth et la petite me font, malgré elles, la révérence ; le guichet est si bas, qu'il faut bien qu'elles se baissent devant moi !
Puis il ajoutait :
- Chaque jour, je vous leur flanque au nez, à l'une ou à l'autre, une bouffée de ma pipe. La soeur ne demandait-elle pas dernièrement à nos commissaires : « Pourquoi donc Rocher fume-t-il toujours ? – Apparemment que cela lui plaît ! » ont-ils répondu.
Il y a, dans toutes les grandes expiations, outre le supplice infligé aux patients, l'homme qui fait boire au condamné la lie et le fiel : pour Louis XVI, il s'appelle Rocher ou Simon ; pour Napoléon, il s'appelle Hudson Lowe. Mais aussi, quand le condamné a subi sa peine, quand le patient en a fini avec la vie, ce sont ces hommes-là qui poétisent son supplice, qui sanctifient sa mort ! Sainte-Hélène serait-elle Sainte-Hélène sans le geôlier à l'habit rouge ? Le Temple serait-il le Temple sans son sapeur et son cordonnier ? Voilà les véritables personnages de la légende ; aussi appartiennent-ils de droit aux longs et sombres récits populaires.
Mais, si malheureux que fussent les prisonniers, il leur restait une immense consolation : ils étaient réunis.
La Commune résolut de séparer le roi de sa famille.
Le 26 septembre, cinq jours après la proclamation de la République, Cléry apprit, par un municipal, que l'appartement qu'on destinait au roi dans la grande tour serait bientôt prêt.
Cléry, pénétré de douleur, transmit cette triste nouvelle à son maître ; mais celui-ci, avec son courage ordinaire :
- Tâchez, dit-il, de savoir d'avance le jour de cette pénible séparation, et de m'en instruire.
Malheureusement, Cléry ne sut rien, et ne put rien dire de plus au roi.
Le 29, à dix heures du matin, six municipaux entrèrent dans la chambre de la reine au moment où toute la famille était réunie : ils venaient, porteurs d'un arrêté de la Commune, enlever aux prisonniers papier, encre, plumes, crayons. Perquisition fut faite non seulement dans les chambres, mais sur les personnes mêmes des prisonniers.
- Quand vous aurez besoin de quelque chose, dit celui qui portait la parole, et que l'on appelait Charbonnier, votre valet de chambre descendra et écrira vos demandes sur un registre qui restera dans la chambre du conseil.
Le roi ni la reine ne firent aucune observation ; ils se fouillèrent, et donnèrent tout ce qu'ils avaient sur eux ; les princesses et les domestiques suivirent leur exemple.
Ce fut alors seulement que Cléry, par quelques paroles surprises à un municipal, sut que le roi serait, le soir même, transféré dans la grande tour ; il le dit à Madame Elisabeth qui le reporta au roi.
Rien de nouveau ne se passa jusqu'au soir. A chaque bruit, à chaque porte ouverte, les coeurs des prisonniers bondissaient, et leurs mains étendues se joignaient dans une anxieuse étreinte.
Le roi resta plus tard que de coutume dans la chambre de la reine ; mais, cependant, il fallut se quitter.
Enfin, la porte s'ouvrit : les six municipaux qui étaient venus le matin rentrèrent avec un nouvel arrêté de la Commune dont ils firent lecture au roi : c'était l'ordre officiel de sa translation dans la grande tour.
Cette fois, l'impassibilité du roi lui fit défaut. Où devait le mener ce nouveau pas dans la voie terrible et sombre ? C'était le mystérieux et l'inconnu que l'on abordait ; aussi, l'abordait-on avec des frissonnements et des larmes.
Les adieux furent longs et douloureux. Force fut enfin au roi de suivre les municipaux. Jamais la porte, en se refermant derrière lui, n'avait paru rendre un son si funèbre.
On s'était tant pressé d'imposer aux prisonniers cette nouvelle douleur que l'appartement où l'on conduisait le roi n'était pas fini : il n'y avait encore qu'un lit et deux chaises ; la peinture et le collage, tout frais, donnaient à l'appartement une odeur insupportable.
Le roi se coucha sans se plaindre. Cléry passa la nuit, sur une chaise, près de lui.
Cléry leva et habilla le roi, selon sa coutume ; puis il voulu se rendre dans la petite tour pour habiller le dauphin : on s'y opposa, et l'un des municipaux, nommé Véron, lui dit :
- Vous n'aurez plus de communication avec les autres prisonniers ; le roi ne verra plus ses enfants.
Cléry, cette fois, n'eut pas le courage de transmettre la fatale nouvelle à son maître.
A neuf heures, le roi, qui ignorait la rigueur de la décision demanda à être conduit près de sa famille.
- Nous n'avons point d'ordre à cet endroit, dirent les commissaires.
Le roi insista ; mais ils ne répondirent point, et se retirèrent.
Le roi resta seul avec Cléry, le roi assis, Cléry appuyé contre la muraille ; tous deux étaient accablés.
Une demi-heure après, deux municipaux entrèrent, un garçon de café les suivait, apportant au roi un morceau de pain et une limonade.
- Messieurs, demanda le roi, ne pourrai-je donc pas dîner avec ma famille ?
- Nous prendront les ordres de la Commune, répondit l'un d'eux.
- Mais, si je ne puis descendre, mon valet de chambre peut descendre, lui ? Il a soin de mon fils et rien n'empêche, j'espère, qu'il ne continue à le servir ?
Le roi demandait la chose si simplement, et avec si peu d'animosité, que ces hommes, étonnés, ne savaient que répondre ; ce ton, ces manières, cette douleur résignée étaient si loin de ce qu'ils attendaient, qu'il y avait en eux comme un éblouissement.
Ils se contentèrent de répondre que cela ne dépendait pas d'eux, et sortirent.
Cléry était resté immobile près de la porte, regardant son maître avec une profonde angoisse ; il vit le roi prendre le pain qu'on venait de lui apporter, et le briser en deux ; puis, lui en offrant la moitié :
- Mon pauvre Cléry, dit-il, il paraît qu'ils ont oublié votre déjeuner. Prenez cette moitié de mon pain ; j'aurai, moi, assez de l'autre.
Cléry refusa ; mais, le roi insistant, il prit le pain : seulement en le prenant, il ne put s'empêcher d'éclater en sanglots. Le roi lui-même pleura.
A dix heures, un municipal amena les ouvriers qui travaillaient à l'appartement ; alors, ce municipal, s'approchant du roi avec une certaine pitié :
- Monsieur, lui dit-il, je viens d'assister au déjeuner de votre famille, et je suis chargé de vous dire que tout le monde est en bonne santé.
Le roi sentit son coeur se desserrer ; la pitié de cet homme lui faisait du bien.
- Je vous remercie, répondit-il, et vous prie de donner, en échange, de mes nouvelles à ma famille, et de lui dire que, moi aussi, je me porte bien. Maintenant, monsieur, ne pourrais-je pas avoir quelques livres que j'ai laissés dans la chambre de la reine ? En ce cas, vous me feriez plaisir de me les envoyer.
Le municipal ne demandait pas mieux ; mais il était très embarrassé, ne sachant pas lire. Enfin, il avoua son embarras à Cléry, le priant de l'accompagner pour reconnaître lui-même les livres que le roi désirait.
Cléry était trop heureux : c'était pour lui un moyen de porter à la reine des nouvelles de son mari.
Louis XVI lui fit un signe des yeux ; ce signe contenait tout un monde de recommandations.
Cléry trouva la reine dans sa chambre avec Madame Elisabeth et ses enfants.
Les femmes pleuraient ; le petit dauphin avait commencé par pleurer aussi ; mais les larmes tarissent vite aux yeux des enfants.
En voyant entrer Cléry, la reine, Madame Elisabeth et Madame Royale se levèrent, l'interrogeant, non pas de la voix, mais du geste.
Le petit dauphin courut à lui en disant :
- C'est mon bon Cléry !
Malheureusement, Cléry ne pouvait rien dire que quelques paroles réservées : deux municipaux qui l'avaient accompagné étaient avec lui dans la chambre.
Mais la reine n'y put tenir, et s'adressant directement à eux :
- Oh ! messieurs, dit-elle, par grâce, que nous puissions demeurer avec le roi, ne fût-ce que quelques instants dans la journée et à l'heure des repas !
Les autres femmes ne parlaient point, mais joignaient les mains.
- Messieurs, disait le dauphin, laissez, s'il vous plaît, revenir mon père avec nous, et je prierai le bon Dieu pour vous !
Les municipaux se regardaient sans répondre ; ce silence tirait des sanglots et des cris de douleur de la poitrine des femmes.
- Ah ! ma foi, tant pis ! dit celui qui avait parlé au roi ; ils dîneront encore aujourd'hui ensemble !
- Mais demain ? dit la reine.
- Madame, répondit le municipal, notre conduite est subordonnée aux arrêtés de la Commune ; demain, nous ferons ce que la Commune ordonnera. Est-ce votre avis, citoyen ? demanda le municipal à son collègue.
Celui-ci fit de la tête un signe d'adhésion.
La reine et les princesses, qui attendaient ce signe avec anxiété, poussèrent un cri de joie. Marie-Antoinette prit ses deux enfants entre ses bras, les serrant contre son coeur ; Madame Elisabeth, les mains au ciel, remerciait Dieu. Cette joie si inattendue, qu'elle leur arrachait des cris et des larmes, avait presque l'aspect d'une douleur.
Un des municipaux ne put retenir ses larmes, et Simon, qui était présent, s'écria :
- Je crois que ces bougresses de femmes vont me faire pleurer !
Puis, s'adressant à la reine :
- Vous ne pleuriez pas ainsi, dit-il, quand vous assassiniez le peuple au 10 août !
- Ah ! monsieur ; dit la reine, le peuple est bien trompé sur nos sentiments ! S'il nous connaissait mieux, il ferait comme monsieur, il pleurerait sur nous !
Cléry prit les livres demandés par le roi, et remonta ; il avait hâte d'annoncer à son maître la bonne nouvelle ; mais les municipaux avaient presque aussi grande hâte que lui ; c'est si bon d'être bon !
on servit le dîner chez le roi ; toute la famille y fut amenée : on eût dit un dîner de fête ; on croyait avoir tout gagné en gagnant un jour !
on avait tout gagné, en effet, car on n'entendit plus parler de l'arrêté de la Commune, et le roi continua, comme par le passé, à voir sa famille dans la journée, et à prendre ses repas avec elle.

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