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Chapitre CLXX
Maillard

L'homme du 14 juillet, l'homme des 5 et 6 octobre, l'homme du 20 juin, l'homme du 10 août, devait être aussi l'homme du 2 septembre.
Seulement, l'ancien huissier au Châtelet devait vouloir appliquer une forme, une allure solennelle, une apparence de légalité au massacre : il voulait que les aristocrates fussent tués, mais il voulait qu'ils fussent tués légalement, tués sur un arrêt prononcé par le peuple, qu'il regardait comme le seul juge infaillible, et qui seul aussi avait le droit d'acquitter.
Avant que Maillard installât son tribunal, deux cents personnes, à peu près, avaient déjà été massacrées.
Une seule avait été sauvée : l'abbé Sicard.
Deux autres personnes, franchissant une fenêtre à la faveur du tumulte, s'étaient trouvées au milieu du comité de la section qui tenait sa séance à l'Abbaye : c'étaient le journaliste Parisot et l'intendant de la maison du roi La Chapelle. Les membres du comité avaient fait asseoir les fuyards à côté d'eux, et les avaient sauvés de cette façon ; mais il ne fallait pas savoir gré aux massacreurs si ces deux derniers leur avaient échappé : ce n'était pas leur faute.
Nous avons dit qu'une des pièces curieuses à visiter aux archives de la police était la nomination de Marat au comité de surveillance ; une autre, non moins curieuse, est le registre de l'Abbaye, encore tout taché aujourd'hui du sang qui rejaillissait jusque sur les membres du tribunal.
Faites-vous montrer ce registre, vous qui êtes à la recherche des émouvants souvenirs, et vous verrez, à chaque instant, sur les marges, au-dessous de l'une ou l'autre de ces deux notes, écrites d'une écriture grande, belle, pesée, parfaitement lisible, parfaitement calme, parfaitement exempte de trouble, de peur ou de remords, et vous verrez, disons-nous, au-dessous de l'une ou l'autre de ces deux notes : « Tué par le jugement du peuple », ou : « Absous par le peuple », ce nom : Maillard.
La dernière note est répétée quarante-trois fois.
Maillard a donc sauvé, à l'Abbaye, la vie de quarante-trois personnes.
Au reste, pendant qu'il entre en fonctions, vers neuf ou dix heures du soir, suivons deux hommes qui sortent des Jacobins, et qui s'acheminent vers la rue Sainte-Anne.
C'est le grand prêtre et l'adepte, c'est le maître et le disciple : c'est Saint-Just et Robespierre.
Saint-Just, qui nous est apparu le soir de la réception de trois nouveaux maçons à la loge de la rue Plâtrière ; Saint-Just, au teint blafard et douteux, trop blanc pour un teint d'homme, trop pâle pour un teint de femme, à la cravate empesée et roide, élève d'un maître froid, sec et dur, plus dur, plus sec, plus froid que son maître !
Pour le maître, il y a encore quelque émotion dans ces combats de la politique où l'homme heurte l'homme : la passion, la passion.
Pour l'élève, ce qui se passe n'est qu'une partie d'échecs sur une grande échelle, et où l'enjeu est la vie.
Prenez garde qu'il ne gagne, vous qui jouez contre lui ; car il sera inflexible, et ne fera point grâce aux perdants !
Sans doute Robespierre avait ses raisons pour ne pas rentrer, ce soir-là, chez les Duplay.
Il avait dit, le matin, qu'il irait probablement à la campagne.
La petite chambre de l'hôtel garni de Saint-Just, jeune homme, nous pourrions même dire enfant encore inconnu, lui semblait peut-être, pour cette nuit terrible du 2 au 3 septembre, plus sûre que la sienne.
Tous deux y entrèrent vers onze heures, à peu près.
Il est inutile de demander de quoi parlaient ces deux hommes : ils parlaient du massacre ; seulement, l'un en parlait avec la sensiblerie d'un philosophe de l'école de Rousseau ; l'autre avec la sécheresse d'un mathématicien de l'école de Condillac.
Robespierre, comme le crocodile de la fable, pleurait parfois ceux qu'il condamnait.
En entrant dans sa chambre, Saint-Just posa son chapeau sur une chaise, ôta sa cravate, mit bas son habit.
- Que fais-tu ? lui demanda Robespierre.
Saint-Just le regarda d'un oeil tellement étonné, que Robespierre répéta :
- Je te demande ce que tu fais.
- Je me couche, pardieu ! répondit le jeune homme.
- Et pourquoi faire te couches-tu ?
- Mais pour faire ce que l'on fait dans un lit, pour dormir.
- Comment ! s'écria Robespierre, tu songes à dormir dans une pareille nuit ?
- Pourquoi pas ?
- Quand des milliers de victimes tombent ou vont tomber, quand cette nuit va être la dernière pour tant d'hommes qui respirent encore ce soir, et qui auront cessé de vivre demain, tu songes à dormir !
Saint-Just demeura un instant pensif
Puis, comme si, pendant ce court moment de silence, il avait puisé au fond de son coeur une nouvelle conviction :
- Oui, c'est vrai, dit-il, je sais cela ; mais je sais aussi que c'est un mal nécessaire, puisque toi-même l'as autorisé. Suppose une fièvre jaune, suppose une peste, suppose un tremblement de terre, et il mourra autant d'hommes, plus même qu'il n'en va mourir, et il n'en résultera aucun bien pour la société ; tandis que, de la mort de nos ennemis, résulte une sécurité pour nous. Je te conseille donc de rentrer chez toi, de te coucher comme je me couche, et de tâcher de dormir comme je vais dormir.
Et, en disant ces mots, l'impassible et froid politique se mit au lit.
- Adieu, dit-il, à demain !
Et il s'endormit.
Son sommeil fut aussi long, aussi calme, aussi paisible que si rien d'extraordinaire ne se fût passé dans Paris ; il s'était endormi vers onze heures et demie du soir, il se réveilla vers six heures du matin.
Saint-Just vit comme une ombre entre le jour et lui ; il se retourna du côté de sa fenêtre, et reconnut Robespierre.
Il crut que, parti la veille au soir, Robespierre était déjà revenu.
- Qui te ramène si matin ? demanda-t-il.
- Rien, dit Robespierre : je ne suis pas sorti.
- Comment ! tu n'es pas sorti ?
- Non.
- Tu ne t'es pas couché ?
- Non.
- Tu n'as pas dormi ?
- Non.
- Et où as-tu passé la nuit ?
- Debout, là, le front collé à la vitre, et écoutant les bruits de la rue.
Robespierre ne mentait pas : soit doute, soit crainte, soit remords, il n'avait pas dormi une seconde !
Quant à Saint-Just, le sommeil n'avait pas fait de différence pour lui entre cette nuit-là et les autres nuits.
Au reste, il y avait de l'autre côté de la Seine, dans la cour même de l'Abbaye, un homme qui n'avait pas plus dormi que Robespierre.
Cet homme était appuyé à l'angle du dernier guichet donnant sur la cour, et presque perdu dans la pénombre.
Voici le spectacle que présentait l'intérieur de ce dernier guichet transformé en tribunal.
Autour d'une vaste table chargée de sabres, d'épées, de pistolets, et éclairée par deux lampes de cuivre dont la lumière était nécessaire même en plein jour, douze hommes étaient assis.
A leurs figures ternes, à leurs formes robustes, aux bonnets rouges qui les coiffaient, aux carmagnoles qui couvraient leurs épaules, on reconnaissait des hommes du peuple.
Un treizième, au milieu d'eux, avec l'habit noir râpé, le gilet blanc, la culotte courte, la figure solennelle et lugubre, la tête nue, les présidait.
Celui-là, le seul peut-être qui sût lire et écrire, avait devant lui un livre d'écrou, du papier, des plumes et de l'encre.
Ces hommes, c'étaient les juges de l'Abbaye, juges terribles rendant des jugements sans appel, qui à l'instant même étaient mis à exécution par une cinquantaine de bourreaux armés de sabres, de couteaux, de piques, et qui attendaient dans la cour ruisselants de sang.
Leur président, c'était l'huissier Maillard.
Etait-il venu là de lui-même ? Y avait-il été envoyé par Danton, qui eût voulu faire aux autres prisons, c'est-à-dire aux Carmes, au Châtelet, à la Force, ce que l'on fit à l'Abbaye : sauver quelques personnes ?
Nul ne le sait.
Au 4 septembre, Maillard disparaît ; on ne le voit plus, on n'entend plus parler de lui ; il est comme noyé, comme englouti dans le sang.
En attendant, depuis la veille à dix heures, il présidait le tribunal. Il était arrivé, il avait dressé cette table, il s'était fait apporter le livre d'écrou, il avait, au hasard, et parmi les premiers venus, désigné douze juges ; puis il s'était assis au milieu de la table ; six de ses assesseurs s'étaient assis à sa droite, six à sa gauche, et le massacre avait continué, mais, cette fois, avec une espèce de régularité.
On lisait le nom porté sur l'écrou ; les guichetiers allaient chercher le prisonnier ; Maillard faisait l'historique des causes de son emprisonnement ; le prisonnier paraissait : le président consultait de l'oeil ses collègues ; si le prisonnier était condamné, Maillard se contentait de dire.
- A la Force !
Alors, la porte extérieure s'ouvrait, et le condamné tombait sous les coups des massacreurs.
Si, au contraire, le prisonnier était absous, le noir fantôme se levait, lui posait la main sur la tête, et disait :
- Qu'on l'élargisse !
Et le prisonnier était sauvé.
Au moment où Maillard s'était présenté à la porte de la prison, un homme s'était détaché de la muraille, et avait été au-devant de lui.
Aux premiers mots échangés entre eux, Maillard avait reconnu cet homme et avait, en signe, non pas peut-être de soumission, mais au moins de condescendance, incliné sa haute taille devant lui.
Puis il l'avait fait entrer dans la prison, et, la table dressée, le tribunal établi, il lui avait dit :
- Tenez-vous là, et, quand ce sera la personne à laquelle vous vous intéressez, faites-moi un signe.
L'homme s'était accoudé dans l'angle, et, depuis la veille, il était là, muet, immobile, attendant.
Cet homme, c'était Gilbert
Il avait juré à Andrée de ne point la laisser mourir ; et il essayait de tenir son serment.
De quatre heures à six heures du matin, les massacreurs et les juges avaient pris un instant de repos : à six heures, ils avaient mangé.
Pendant les trois heures qu'avaient duré le sommeil et le repos, des tombereaux envoyés par la Commune étaient venus et avaient enlevé les morts.
Puis, comme il y avait trois pouces de sang caillé dans la cour, comme les pieds glissaient dans le sang, comme c'eût été bien long de le laver, on avait apporté une centaine de bottes de paille, qu'on avait éparpillées sur le pavé, et que l'on avait recouvertes des habits des victimes, et particulièrement de ceux des Suisses.
Les vêtements et la paille absorbaient le sang.
Mais, tandis que juges et massacreurs dormaient, les prisonniers veillaient, secoués par la terreur.
Cependant, quand les cris cessèrent, quand l'appel cessa, il reprirent quelque espoir : peut-être n'y avait-il qu'un certain nombre de condamnés désignés aux égorgeurs ; peut-être le massacre se bornerait-il aux Suisses et aux gardes du roi. Cet espoir fut de courte durée.
Vers six heures et demie du matin, les cris et les appels recommencèrent.
Alors, un geôlier descendit et dit à Maillard que les prisonniers étaient prêts à mourir, mais demandaient à entendre la messe.
Maillard haussa les épaules ; néanmoins, il accorda la demande.
Il était, d'ailleurs, occupé à écouter les félicitations que lui adressait, au nom de la Commune, un envoyé de la commune, un homme mince de taille, à la figure douce, en habit puce, en petite perruque.
Cet homme, c'était Billaud-Varenne.
- Braves citoyens ! dit-il aux massacreurs, vous venez de purger la société de grands coupables ! La municipalité ne sait comment s'acquitter envers vous. Sans doute, les dépouilles des morts devraient vous appartenir ; mais cela ressemblerait à un vol. Comme indemnité de cette perte, je suis chargé d'offrir à chacun de vous vingt-quatre livres qui vont être payées sur-le champ.
Et, en effet, Billaud-Varenne fit à l'instant même distribuer aux massacreurs le salaire de leur sanglante besogne.
Voici ce qui était arrivé, et ce qui expliquait cette gratification de la Commune.
Pendant la soirée du 2 septembre, quelques-uns de ceux qui tuaient – c'était le petit nombre, la majorité des massacreurs appartenant au petit commerce des environs, – quelques-uns de ceux qui tuaient étaient sans bas et sans souliers ; aussi regardaient-ils avec envie les chaussures des aristocrates. Il en résulta qu'ils firent demander à la section la permission de mettre à leurs pieds les souliers des morts. La section y consentit.
Dès lors, Maillard s'aperçut qu'on se croyait dispensé de demander, et qu'en conséquence on prenait, non plus seulement les souliers et les bas, mais tout ce qu'il y avait de bon à prendre.
Maillard trouva qu'on lui gâtait son massacre, et il en référa à la Commune
De là l'ambassade de Billaud-Varenne, et le religieux silence avec lequel il était écouté.
Pendant ce temps, les prisonniers entendaient la messe ; celui qui la disait était l'abbé Lenfant, prédicateur du roi ; celui qui la servait était l'abbé de Rastignac, écrivain religieux.
C'étaient deux vieillards à cheveux blancs, à figure vénérable, et dont la parole, prêchant, d'une espèce de tribune, la résignation et la foi, eut une suprême et bienfaisante influence sur ces malheureux.
Au moment où tous étaient à genoux, recevant la bénédiction de l'abbé Lenfant, l'appel recommença.
Le premier nom prononcé fut celui du consolateur.
Il fit un signe, acheva sa prière, et suivit ceux qui étaient venus le chercher.
Le second prêtre resta et continua la funèbre exhortation.
Puis il fut appelé à son tour, et, à son tour, suivit ceux qui l'appelaient.
Les prisonniers restèrent entre eux.
Alors, la conversation devint sombre, terrible, étrange.
Ils discutaient sur la manière de recevoir la mort, et sur les chances d'un supplice plus ou moins long.
Les uns voulaient tendre la tête, pour qu'elle tombât d'un seul coup ; les autres, lever les bras, pour que la mort pût pénétrer de tous côtés dans leur poitrine ; les autres, enfin, tenir leurs mains derrière le dos, afin de n'opposer aucune résistance.
Un jeune homme se détacha en disant :
- Je vais savoir ce qui vaut le mieux.
Il monta à une petite tourelle dont la fenêtre grillée donnait sur la cour du massacre, et, de là, il étudia la mort.
Puis il revint en disant :
- Ceux qui meurent le plus vite sont ceux qui ont le bonheur d'être frappés à la poitrine.
En ce moment, on entendit ces mots : « Mon Dieu, je vais à vous ! » suivis d'un soupir.
Un homme venait de tomber à terre, et se débattait sur les dalles.
C'était M. de Chantereine, colonel de la garde constitutionnelle du roi.
Il s'était frappé de trois coups de couteau dans la poitrine.
Les prisonniers héritèrent du couteau ; mais ils se frappaient avec hésitation, et un seul parvint à se tuer.
Il y avait là trois femmes : deux jeunes filles effarées, se pressant aux côtés de deux vieillards, une femme en deuil, calme, agenouillée, priant, et souriant dans sa prière.
Les deux jeunes filles étaient Mlles de Cazotte et de Sombreuil.
Les deux vieillards étaient leurs pères.
La jeune femme en deuil, c'était Andrée.
On appela M. de Montmorin.
M. de Montmorin, on se le rappelle, c'était l'ancien ministre qui avait délivré les passeports à l'aide desquels le roi avait essayé de fuir ; ce personnage si impopulaire, que déjà, la veille un jeune homme qui portait son nom avait manqué d'être tué, à cause de ce nom.
M. de Montmorin n'était point venu écouter les exhortations des deux prêtres ; il était resté dans sa chambre, furieux, désespéré, appelant ses ennemis, demandant des armes, ébranlant les barreaux de fer de sa prison, et brisant une table de chêne dont les planches avaient deux pouces d'épaisseur.
Il fallut l'entraîner de force devant le tribunal ; il entra dans le guichet, pâle, l'oeil enflammé, les poings levés.
- A la Force ! dit Maillard.
L'ancien ministre prit le mot pour ce qu'il paraissait être, et crut à un simple transfèrement.
- Président, dit-il à Maillard, puisqu'il te plaît de t'appeler ainsi, j'espère que tu me feras conduire en voiture, afin de m'épargner les insultes de tes assassins.
- Faites avancer une voiture pour M. le comte de Montmorin, dit Maillard avec une exquise politesse.
Puis, à M. de Montmorin :
- Donnez-vous la peine de vous asseoir en attendant la voiture, monsieur le comte.
Le comte s'assit en grommelant.
Cinq minutes après, on annonça que la voiture attendait. Un comparse quelconque avait compris la part qu'il avait à jouer dans ce drame, et il donnait la réplique.
On ouvrit la porte fatale, celle qui donnait sur la mort, et M. de Montmorin sortit.
Il n'avait pas fait trois pas, qu'il tombait, frappé de vingt coups de pique.
Puis vinrent d'autres prisonniers dont les noms inconnus sont restés ensevelis dans l'oubli.
Au milieu de tous ces noms obscurs, un nom prononcé brilla comme une flamme : c'était celui de Jacques Cazotte ; de Cazotte, l'illuminé, qui avait, dix ans avant la révolution, prédit à chacun le sort qui l'attendait ; de Cazotte, l'auteur du Diable amoureux, d'Olivier, des Mille et Une Fadaises ; imagination folle, âme extatique, coeur ardent, qui avait embrassé avec fureur la cause de la contre-révolution, et qui, dans des lettres adressées à son ami Pouteau, employé à l'intendance de la liste civile, avait exprimé des opinions qu'à l'heure où nous sommes arrivés on punissait de mort.
Sa fille lui avait servi de secrétaire pour ces lettres ; et, son père arrêté, Elisabeth Cazotte était venue réclamer sa part de prison.
Si l'opinion royaliste était permise à quelqu'un, c'était, certes, à ce vieillard de soixante-quinze ans, dont les pieds étaient enracinés dans la monarchie de Louis XIV, et qui, pour bercer le sommeil du duc de Bourgogne, avait fait les deux chansons devenues populaires de : Tout au beau milieu des Ardennes , et Commère, il faut chauffer le lit ! Mais c'étaient là des raisons à donner à des philosophes, et non aux massacreurs de l'Abbaye ; aussi Cazotte était-il condamné d'avance.
En apercevant le beau vieillard aux cheveux blancs, aux yeux de flamme, à la tête inspirée, Gilbert se détacha de la muraille, et fit un mouvement pour aller au-devant de lui. Maillard vit ce mouvement. Cazotte s'avançait, appuyé sur sa fille ; mais, en entrant par le guichet, celle-ci comprit qu'elle était devant des juges.
Alors, elle quitta son père, et, les mains jointes, vint prier ce tribunal de sang avec de si douces paroles, que les assesseurs de Maillard commencèrent à hésiter ; la pauvre enfant vit que, sous ces rudes enveloppes, il y avait des coeurs, mais qu'il fallait descendre, pour les trouver, jusque dans les abîmes ; elle s'y jeta tête baissée, avec la compassion pour guide. Ces hommes qui ne savaient pas ce que c'était que des larmes, ces hommes pleurèrent ! Maillard essuya du revers de sa main cet oeil sec et dur qui, depuis vingt heures, sans s'être baissé une seule fois avait contemplé le massacre.
Il étendit le bras, et, posant la main sur la tête de Cazotte :
- Qu'on l'élargisse ! dit-il.
La jeune fille ne savait que penser.
- N'ayez pas peur, dit Gilbert : votre père est sauvé, mademoiselle !
Deux des juges se levèrent et accompagnèrent Cazotte jusque dans la rue, de peur que quelque fatale erreur ne rendît à la mort la victime qu'on venait de lui enlever.
Cazotte – pour cette fois du moins – Cazotte était sauvé.
Les heures s'écoulèrent ; on continua de massacrer.
On avait apporté dans la cour des bancs pour les spectateurs ; les femmes et les enfants des meurtriers avaient droit d'assister au spectacle : d'ailleurs, acteurs de conscience, ce n'était point assez pour ces hommes d'être payés, ils voulaient encore être applaudis.
Vers cinq heures du soir, on appela M. de Sombreuil.
Celui-là c'était, comme Cazotte, un royaliste bien connu, et qu'il était d'autant plus impossible à sauver, qu'on se rappelait que, gouverneur des Invalides au 14 juillet, il avait tiré sur le peuple. Ses fils étaient à l'étranger, dans l'armée ennemie : l'un d'eux avait si bien fait au siège de Longwy, qu'il avait été décoré par le roi de Prusse.
M. de Sombreuil parut, lui aussi, noble et résigné, portant haut sa tête à cheveux blancs, qui retombaient en boucles jusque sur son uniforme ; lui aussi appuyé sur sa fille.
Cette fois, Maillard n'osa ordonner l'élargissement du prisonnier : seulement, faisant un effort sur lui-même, il dit :
- Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.
Mlle de Sombreuil entendit cette noble parole, qui pèsera son poids dans la balance divine : elle prit son père, et l'entraîna par la porte de vie, en criant :
- Sauvé ! sauvé !
Aucun jugement n'avait été prononcé, ni pour condamner ni pour absoudre.
Deux ou trois des assassins passèrent leurs têtes par la porte du guichet, pour demander ce qu'il fallait faire.
Le tribunal resta muet.
- Faites ce que vous voudrez, dit un seul membre.
- Eh bien, crièrent les meurtriers, que la jeune fille boive à la santé de la nation.
Ce fut alors qu'un homme rouge de sang, aux manches retroussées, au visage féroce, présenta à Mlle de Sombreuil un verre, les uns disent de sang, les autres disent simplement de vin.
Mlle de Sombreuil cria : « Vive la nation ! », trempa ses lèvres dans la liqueur, quelle qu'elle fût, et M. de Sombreuil fut sauvé.
Deux heures s'écoulèrent encore.
Puis la voix de Maillard, aussi impassible en évoquant les vivants que l'était celle de Minos en évoquant les morts, la voix de Maillard prononça ces mots :
- Le citoyenne Andrée de Taverney, comtesse de Charny.
A ce nom, Gilbert sentit ses jambes lui faillir, et le coeur lui manquer.
Une vie, plus importante à ses yeux que sa propre vie, allait être débattue et jugée, condamnée ou sauvée.
- Citoyens, dit Maillard aux membres du tribunal terrible, celle qui va comparaître devant vous est une pauvre femme qui a été dévouée autrefois à l'Autrichienne, mais dont l'Autrichienne, ingrate comme une reine, a payé le dévouement par de l'ingratitude ; elle a tout perdu à cette amitié : sa fortune et son mari. Vous allez la voir entrer, vêtue de noir, et, ce deuil, à qui le doit-elle ? A la prisonnière du Temple ! Citoyens, je vous demande la vie de cette femme.
Les membres du tribunal firent un signe d'assentiment.
Un seul dit :
- Il faudra voir
- Alors, reprit Maillard, regardez.
La porte s'ouvrait, en effet, et l'on apercevait, dans les profondeurs du corridor, une femme toute vêtue de noir, le front couvert d'un voile noir, qui s'avançait seule, sans soutien, d'un pas ferme.
On eût dit une apparition de ce monde funèbre – d'où, comme dit Hamlet, nul voyageur n'est revenu encore.
A cette vue, ce furent les juges qui frissonnèrent.
Elle arriva jusqu'à la table, et leva son voile.
Jamais plus incontestable, mais plus pâle beauté n'apparut aux regards des hommes : c'était une divinité de marbre.
Tous les regards se fixèrent sur elle ; Gilbert demeura haletant.
Elle s'adressa à Maillard, et, d'une voix à la fois suave et ferme :
- Citoyen, dit-elle, c'est vous qui êtes le président ?
- Oui, citoyenne, répondit Maillard, étonné, lui, l'interrogateur, d'être interrogé à son tour.
- Je suis la comtesse de Charny, femme du comte de Charny, tué dans l'infâme journée du 10 août ; une aristocrate, une amie de la reine ; j'ai mérité la mort, et je viens la chercher.
Les juges poussèrent un cri de surprise.
Gilbert pâlit, et s'enfonça le plus qu'il lui fut possible dans l'angle du guichet, essayant d'échapper au regard d'Andrée.
- Citoyens, dit Maillard, qui vit l'épouvante de Gilbert, cette femme est folle : la mort de son mari lui a fait perdre la raison ; plaignons-la, et veillons sur sa vie. La justice du peuple ne punit pas les insensés.
Et il se leva, et voulut lui poser la main sur la tête, comme il faisait pour ceux qu'il proclamait innocents.
Mais Andrée écarta la main de Maillard.
- J'ai toute ma raison, dit-elle ; et, si vous avez à faire grâce à quelqu'un, faites cette grâce à quelqu'un qui la demande et qui la mérite, mais non pas à moi, qui ne la mérite pas et qui la refuse.
Maillard se retourna du côté de Gilbert, et vit celui-ci les mains jointes.
- Cette femme est folle, répéta-t-il ; qu'on l'élargisse !
Et il fit signe à un membre du tribunal de la pousser dehors par la porte de la vie.
- Innocente ! cria l'homme ; laissez passer !
On s'écarta devant Andrée ; les sabres, les piques, les pistolets, s'abaissèrent devant cette statue du deuil.
Mais, après avoir fait dix pas, et tandis que, penché à la fenêtre, Gilbert, à travers les barreaux, la regardait s'éloigner, elle s'arrêta.
- Vive le roi ! cria-t-elle, vive la reine ! opprobre sur le 10 août !
Gilbert jeta un cri, et s'élança dans la cour.
Il avait vu briller la lame d'un sabre ; mais, rapide comme un éclair, la lame avait disparu dans la poitrine d'Andrée !
Il arriva à temps pour recevoir la pauvre femme dans ses bras.
Andrée tourna vers lui son regard éteint, et le reconnut.
- Je vous avais bien dit que je mourrais malgré vous, murmura-t-elle.
Puis, d'une voix à peine intelligible :
- Aimez Sébastien pour nous deux ! dit-elle.
Puis, plus faiblement encore :
- Près de lui, n'est-ce pas ? près de mon Olivier, près de mon époux... pour l'éternité.
Et elle expira.
Gilbert la prit entre ses bras et l'enleva de terre.
Cinquante bras nus et rougis de sang le menacèrent à la fois.
Mais Maillard parut derrière lui, étendit la main au-dessus de sa tête, et dit :
- Laissez passer le citoyen Gilbert, qui emporte le cadavre d'une pauvre folle tuée par mégarde.
Chacun s'écarta, et Gilbert, emportant le cadavre d'Andrée, passa au milieu des massacreurs sans qu'un seul songeât à lui barrer le chemin, tant cette parole de Maillard était souveraine sur la multitude.

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