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Chapitre CLXVIII
Pendant la nuit du 1er au 2 septembre

Voilà donc où en étaient les choses lorsque, le Ier septembre, à neuf heures du soir, l' officieux de Gilbert – le nom de domestique avait été aboli comme antirépublicain, – l'officieux de Gilbert entra dans la chambre du docteur en disant :
- Citoyen Gilbert, le fiacre attend à la porte.
Gilbert enfonça son chapeau sur ses yeux, boutonna sa redingote jusqu'au cou, et s'apprêta à sortir ; mais sur le seuil de l'appartement se tenait un homme enveloppé d'un manteau, et le front ombragé d'un chapeau à larges bords.
Gilbert recula d'un pas : dans l'obscurité, et dans un tel moment, tout est ennemi.
- C'est moi, Gilbert, dit une voix bienveillante.
- Cagliostro ! s'écria le docteur.
- Bon ! voilà que vous oubliez que je ne m'appelle plus Cagliostro, et que je me nomme le baron ­annone ! Il est vrai que, pour vous, cher Gilbert, je ne change ni de nom ni de coeur, et suis toujours, je l'espère du moins, Joseph Balsamo ?
- Oh ! oui, dit Gilbert, et la preuve, c'est que j'allais chez vous.
- Je m'en doutais, dit Cagliostro, et c'est pour cela que je viens ici ; car vous deviez bien vous douter que, dans des jours pareils, je ne fais point ce que vient de faire M. de Robespierre : je ne pars point pour la campagne.
- Aussi craignais-je de ne point vous rencontrer, et suis-je bien heureux de vous voir... Entrez donc, je vous prie, entrez !
- Eh bien, me voici. Dites ; que désirez-vous ? demanda Cagliostro suivant Gilbert jusque dans la chambre la plus retirée de l'appartement du docteur.
- Asseyez-vous, maître.
Cagliostro s'assit.
- Vous savez ce qui se passe, reprit Gilbert.
- Vous voulez dire ce qui va se passer, répondit Cagliostro ; car, pour le moment, il ne se passe rien.
- Non, vous avez raison ; mais quelque chose de terrible se prépare, n'est ce pas ?
- De terrible, en effet... C'est qu'aussi parfois le terrible devient nécessaire.
- Maître, dit Gilbert, quand vous prononcez de telles paroles avec votre inexorable sang-froid, vous me faites frémir !
- Que voulez-vous ? Je ne suis qu'un écho : l'écho de la fatalité !
Gilbert baissa la tête.
- Vous rappelez-vous, Gilbert, ce que je vous disais le jour où je vous vis à Bellevue, le 6 octobre, quand je vous prédis la mort du marquis de Favras ?
Gilbert tressaillit.
Lui, si fort en face des hommes, et même des événements, il se sentait, devant ce personnage mystérieux, faible comme un enfant.
- Je vous disais, continua Cagliostro, que, si le roi avait dans sa pauvre cervelle un grain de cet esprit de conservation que j'espérais, moi, qu'il n'avait pas, il fuirait.
- Eh bien, répondit Gilbert, il a fui.
- Oui ; mais, moi, j'entendais pendant qu'il serait temps encore ; et quand il a fui... dame ! vous le savez, il n'était plus temps ! J'ajoutais, vous ne l'avez pas oublié, que si le roi résistait, que si la reine résistait, que si les nobles résistaient, nous ferions une révolution.
- Oui, vous avez raison, cette fois encore : la révolution est faite, dit Gilbert avec un soupir.
- Pas complètement, reprit Cagliostro ; mais elle se fait comme vous le voyez, mon cher Gilbert. Vous rappelez-vous encore que je vous avais parlé d'un instrument qu'inventait un de mes amis, le docteur Guillotin ?... Avez- vous passé sur la place du Carrousel, là, en face des Tuileries ? Eh bien, cet instrument, le même que j'avais fait voir à la reine au château de Taverney, dans une carafe... Vous vous souvenez : vous étiez là, petit garçon, pas plus haut que cela, et déjà l'amant de Mlle Nicole... tenez, dont le mari, ce cher M. de Beausire, vient d'être condamné à être pendu, et ne l'a pas volé !... – eh bien, cet instrument fonctionne.
- Oui, dit Gilbert, et même trop lentement, à ce qu'il paraît puisqu'on veut y adjoindre les sabres, les piques et les poignards.
- Ecoutez, dit Cagliostro, il faut convenir d'une chose : c'est que nous avons affaire à de cruels entêtés ! on donne aux aristocrates, à la cour, au roi, à la reine, toutes sortes d'avertissements, et cela ne sert à rien ; on prend la Bastille : cela ne sert à rien ; on fait les 5 et 6 octobre : cela ne sert à rien ; on fait le 20 juin : cela ne sert à rien ; on fait le 10 août : cela ne sert à rien ; on met le roi au Temple ; on met les aristocrates à l'Abbaye, à la Force, à Bicêtre : cela ne sert à rien ! Le roi, au Temple, se réjouit de la prise de Longwy par les Prussiens ; les aristocrates, à l'Abbaye, crient : « Vive le roi ! Vivent les Prussiens ! » Ils boivent du vin de Champagne au nez du pauvre peuple, qui boit de l'eau ; ils mangent des pâtés de truffes à la barbe du pauvre peuple, qui manque de pain !
II n'est pas jusqu'au roi Guillaume de Prusse à qui l'on n'écrive : « Prenez garde ! Si vous dépassez Longwy ; si vous faites un pas de plus vers le coeur de la France, ce sera l'arrêt de mort du roi ! » et qui ne réponde : « Quelque affreuse que soit la situation de la famille royale, les armées ne doivent point rétrograder. Je désire de toute mon âme arriver à temps pour sauver le roi de France ; mais, avant tout, mon devoir est de sauver l'Europe ! » Et il marche sur Verdun... Il faut bien en finir.
- Mais en finir avec quoi ? s'écria Gilbert.
- Avec le roi, la reine, les aristocrates.
- Vous assassineriez le roi ? Vous assassineriez la reine ?
- Oh ! non, pas eux ! ce serait une grande maladresse : il faut les juger, eux, les condamner, les exécuter publiquement, comme on a fait de Charles Ier ; mais, de tout le reste, il faut s'en débarrasser, docteur, et le plus tôt sera le mieux.
- Et qui a décidé cela ? Voyons ! s'écria Gilbert ; est-ce l'intelligence ? est- ce l'honnêteté ? est-ce la conscience de ce peuple dont vous parlez ? Quand vous aviez Mirabeau pour génie, La Fayette pour loyauté, Vergniaud comme justice, si vous étiez venu me dire, au nom de ces trois hommes : « Il faut tuer ! » j'eusse frissonné comme je frissonne ; mais j'eusse douté. Voyons, aujourd'hui, au nom de qui venez-vous me dire cela ? Au nom d'un Hébert, marchand de contremarques ; d'un Collot-d'Herbois, histrion sifflé : d'un Marat, esprit malade, que son médecin est obligé de saigner toutes les fois qu'il demande cinquante mille, cent mille, deux cent mille têtes ! Laissez-moi, cher maître, récuser ces hommes médiocres, à qui il faut des crises rapides et pathétiques, des changements à vue ; ces mauvais dramaturges, ces rhéteurs impuissants qui se plaisent aux destructions subites, qui se croient d'habiles magiciens lorsque, simples mortels, ils ont défait l'oeuvre de Dieu ; qui trouvent beau, grand, sublime, de remonter ce fleuve de vie qui alimente le monde, en exterminant d'un mot, d'un signe, d'un clin d'oeil, en faisant disparaître d'un souffle l'obstacle vivant que la nature avait mis vingt, trente, quarante, cinquante ans à leur créer ! Ces hommes, cher maître, ce sont des misérables ! et vous, vous n'êtes pas de ces hommes.
- Mon cher Gilbert, dit Cagliostro, vous vous trompez encore : vous appelez ces hommes des hommes ; vous leur faites trop d'honneur : ils ne sont que des instruments.
- Des instruments de destruction !
- Oui, mais au bénéfice d'une idée. Cette idée, Gilbert, c'est l'affranchissement des peuples ; c'est la liberté ; c'est la république, non pas française, Dieu me garde d'une idée aussi égoïste ! mais la république universelle, la fraternité du monde ! Non, ces hommes n'ont pas de génie ; non, ils n'ont pas la loyauté ; non, ils n'ont pas la conscience ; mais ils ont ce qui est bien plus fort, bien plus inexorable, bien plus irrésistible que tout cela, ils ont l'instinct.
- L'instinct d'Attila !
- Justement, vous l'avez dit : d'Attila, qui s'intitulait le marteau de Dieu, et qui venait, avec le sang barbare des Huns, des Alains, des Suèves, retremper la civilisation romaine, corrompue par quatre cents ans de règne des Néron, des Vespasien et des Eliogabale.
- Mais, enfin, s'écria Gilbert, résumons, au lieu de généraliser. Où vous conduira le massacre ?
- Oh ! à une chose bien simple : à compromettre l'Assemblée, la Commune, le peuple, Paris tout entier. Il faut tacher Paris de sang, vous le comprenez bien, pour que Paris, ce cerveau de la France, cette pensée de l'Europe, cette âme du monde, pour que Paris, sentant qu'il n'y a plus pour lui de pardon possible, se lève comme un seul homme, pousse devant lui la France, et jette l'ennemi hors du sol sacré de la patrie.
- Mais vous n'êtes pas français, vous ! s'écria Gilbert ; que vous importe ?
Cagliostro sourit.
- Se peut-il que, vous, Gilbert ! vous, intelligence supérieure, vous, puissante organisation, vous disiez à un homme : « Ne te mêle pas des affaires de la France, car tu n'es pas français ? » Est-ce que les affaires de la France, Gilbert, ne sont pas les affaires du monde ? Est-ce que la France travaille pour elle seule, pauvre égoïste ? Est-ce que Jésus mourait pour les Juifs seuls ? De quel droit serais-tu venu dire à un apôtre : « Tu n'es pas nazaréen ! » Ecoute, écoute, Gilbert, j'ai discuté toutes ces choses avec un génie bien autrement fort que le mien, que le tien ; avec un homme ou un démon qu'on appelait Althotas, un jour qu'il me faisait le calcul du sang qu'il y aurait à verser avant que le soleil se levât sur la liberté du monde. Eh bien, les raisonnements de cet homme n'ont point ébranlé ma conviction ; j'ai marché, je marche, je marcherai, renversant tout ce que je trouverai devant moi, et disant d'une voix calme, et avec un regard serein : « Malheur à l'obstacle ! Je suis l'avenir ! » Maintenant, tu avais à me demander la grâce de quelqu'un, n'est-ce pas ? Cette grâce, je te l'accorde d'avance. Dis-moi le nom de celui ou de celle que tu veux sauver.
- Je veux sauver une femme que ni vous ni moi, maître, ne pouvons laisser mourir.
- Tu veux sauver la comtesse de Charny ?
- Je veux sauver la mère de Sébastien.
- Tu sais que c'est Danton qui, comme ministre de la Justice, tient les clefs de la prison.
- Oui ; mais, aussi, je sais que vous pouvez dire à Danton : « Ouvre ou ferme telle porte. »
Cagliostro se leva, s'approcha du secrétaire, traça sur un petit carré de papier une espèce de signe cabalistique, et, présentant ce papier à Gilbert :
- Tiens, mon fils, dit-il, va trouver Danton, et demande-lui ce que tu voudras.
Gilbert se leva.
- Mais, après, lui demanda Cagliostro, que comptes-tu faire ?
- Après quoi ?
- Après les jours qui vont s'écouler ; quand le tour du roi sera venu.
- Je compte, dit Gilbert, me faire nommer, si je puis, membre de la Convention, et m'opposer de tout mon pouvoir à la mort du roi.
- Oui, reprit Cagliostro, je comprends cela. Fais donc selon ta conscience, Gilbert ; mais promets-moi une chose.
- Laquelle ?
- Il fut un temps où tu eusses promis sans condition, Gilbert.
- Dans ce temps, vous ne veniez pas me dire qu'on guérissait un peuple par l'assassinat, une nation par le meurtre.
- Soit... Eh bien, promets-moi, Gilbert, que, le roi jugé, que, le roi exécuté, tu suivras le conseil que je te donnerai.
Gilbert lui tendit la main.
- Tout conseil qui viendra de vous, maître, me sera précieux, dit-il.
- Et sera-t-il suivi ? demanda Cagliostro.
- Je vous le jure, s'il ne blesse pas ma conscience.
- Gilbert, tu es injuste, dit Cagliostro : je t'ai beaucoup offert ; ai-je jamais rien exigé ?
- Non, maître, dit Gilbert ; et, maintenant encore, vous venez de me donner une vie qui m'est plus chère que la mienne.
- Va donc, dit Cagliostro, et que le génie de la France, dont tu es un des plus nobles fils, te conduise !
Cagliostro sortit ; Gilbert le suivit.
Le fiacre attendait toujours ; le docteur y monta et ordonna de toucher au ministère de la Justice : c'était là qu'était Danton.
Danton, comme ministre de la Justice, avait un spécieux prétexte de ne pas paraître à la Commune.
D'ailleurs, qu'avait-il besoin d'y paraître ? Marat et Robespierre n'y étaient- ils point ? Robespierre ne se laisserait pas dépasser par Marat : attelés au meurtre, ils marcheraient d'un même pas. De plus, Tallien les surveillait.
Deux choses attendaient Danton : en supposant qu'il se décidât pour la Commune, un triumvirat avec Marat et Robespierre ; en supposant que l'Assemblée se décidât pour lui, une dictature comme ministre de la Justice..
Il ne voulut pas de Robespierre et de Marat ; mais l'Assemblée ne voulut pas de lui.
Quand Gilbert lui fut annoncé, il était avec sa femme où, plutôt, sa femme était à ses pieds : le massacre était si connu d'avance, qu'elle le suppliait de ne point permettre le massacre.
Elle en mourut de douleur, la pauvre femme, lorsque le massacre eut eu lieu.
Danton ne pouvait lui faire comprendre une chose bien claire cependant : c'est qu'il ne pouvait rien contre les décisions de la Commune sans une autorité dictatoriale conférée par l'Assemblée ; avec l'Assemblée, il y avait chance de victoire ; sans l'Assemblée, il y avait défaite certaine.
- Meurs ! meurs ! meurs, s'il le faut ! criait la pauvre femme ; mais que le massacre n'ait pas lieu !
- Un homme comme moi ne meurt pas inutilement, répondait Danton. Je veux bien mourir, mais que ma mort soit utile à la patrie !
On annonça le docteur Gilbert.
- Je ne sortirai pas, dit Mme Danton, que tu ne m'aies promis de faire tout au monde pour empêcher cet abominable crime.
- Alors, reste, dit Danton.
Mme Danton fit trois pas en arrière, et laissa son mari aller au-devant du docteur, qu'il connaissait de vue et de réputation.
- Ah ! docteur, dit-il, vous arrivez bien ; et, si j'avais connu votre adresse, en vérité, je vous eusse envoyé chercher !
Gilbert salua Danton, et, voyant derrière lui une femme en larmes, s'inclina.
- Tenez, voici ma femme, la femme du citoyen Danton, ministre de la Justice, qui croit que je suis assez fort, à moi tout seul, pour empêcher M. Marat et M. Robespierre, poussés par toute la Commune, de faire ce qu'ils veulent, c'est-à-dire pour les empêcher de tuer, d'exterminer, d'égorger.
Gilbert regarda Mme Danton ; celle-ci pleurait, les mains jointes.
- Madame, dit Gilbert, voulez-vous me permettre de baiser ces mains miséricordieuses ?
- Bon ! reprit Danton, voilà du renfort qui t'arrive !
- Oh ! dites-lui donc, monsieur, s'écria la pauvre femme, que, s'il permet cela, c'est une tache de sang sur toute sa vie !
- Si ce n'était que cela encore, dit Gilbert ; si cette tache devait rester au front d'un homme, et que, croyant utile à son pays, nécessaire à la France, cette souillure qui s'attachera à son nom, cet homme se dévouât, jetât son honneur dans le gouffre, comme Décius y jeta son corps, ce ne serait rien ! Qu'importe, dans des circonstances comme celles où nous sommes, la vie, la réputation, l'honneur d'un citoyen ! Mais ce sera une tache au front de la France !
- Citoyen, dit Danton, quand le Vésuve déborde, dites-moi un homme assez puissant pour arrêter sa lave ; quand la marée monte, dites-moi un bras assez fort pour repousser l'océan.
- Lorsqu'on s'appelle Danton, on ne demande pas où est cet homme ; on dit : « Le voilà ! » on ne demande pas où est ce bras : on agit !
- Tenez, dit Danton, vous êtes tous insensés ! Il faut donc que ce soit moi qui vous dise ce que je ne me laisserais pas dire ? Eh bien, oui, j'ai la volonté ; eh bien, oui, j'ai le génie ; eh bien, oui, si l'Assemblée voulait, j'aurais la force ! Mais savez-vous ce qui va m'arriver ? Ce qui est arrivé à Mirabeau : son génie n'a pu triompher de sa mauvaise réputation. Je ne suis pas le frénétique Marat, pour inspirer la terreur à l'Assemblée. je ne suis pas l'incorruptible Robespierre, pour lui inspirer la confiance ; l'Assemblée me refusera les moyens de sauver l'Etat, je porterai la peine de ma mauvaise réputation ; elle ajournera, elle traînera en longueur ; on dira tout bas que je suis un homme sans moralité, un homme à qui l'on ne peut pas donner, même pour trois jours, un pouvoir absolu, entier, arbitraire ; on nommera quelque commission d'honnêtes gens, et, pendant ce temps-là, le massacre aura lieu, et, comme vous le dites, le sang d'un millier de coupables, le crime de trois ou quatre cents ivrognes tirera sur les scènes de la révolution un rideau rouge qui en cachera les sublimes hauteurs ! Eh bien, non, ajouta- t-il avec un geste magnifique, non, ce ne sera pas la France qu'on accusera : ce sera moi ; je détournerai d'elle la malédiction du monde, et je la ferai rouler sur ma tête !
- Et moi ? et tes enfants ? s'écria la malheureuse femme.
- Toi, dit Danton, tu en mourras, tu l'as dit ; et l'on ne t'accusera pas d'être ma complice, puisque mon crime t'aura tuée. Quant à mes enfants, ce sont des fils : ils seront un jour des hommes, et, sois tranquille, ils auront le coeur de leur père, et ils porteront le nom de Danton la tête haute, ou bien ils seront faibles, et me renieront. Tant mieux ! les faibles ne sont point de ma race, et c'est moi qui, dans ce cas-là, les renie d'avance.
- Mais, au moins, s'écria Gilbert, cette autorité, demandez-la à l'Assemblée.
- Croyez-vous que j'aie attendu votre conseil ? J'ai envoyé chercher Thuriot, j'ai envoyé chercher Tallien. Femme, vois s'ils sont là ; s'ils y sont, fais entrer Thuriot.
Mme Danton sortit vivement.
- Je vais tenter la fortune devant vous, monsieur Gilbert, dit Danton ; vous me serez témoin devant la postérité des efforts que j'aurai faits.
La porte se rouvrit.
- Voici le citoyen Thuriot, mon ami, annonça Mme Danton.
- Viens ici ! dit Danton en tendant sa large main à celui qui jouait à ses côtés le rôle qu'un aide de camp joue près d'un général. Tu as dit un mot sublime, l'autre jour, à la tribune : « La révolution française n'est pas seulement à nous ; elle est au monde, et nous en devons compte à l'humanité tout entière ! » Eh bien, cette révolution, nous allons tenter un dernier effort pour la garder pure.
- Parle, dit Thuriot.
- Demain, à l'ouverture de la séance, avant qu'aucune discussion soit engagée, voici ce que tu demanderas : qu'on porte à trois cents le nombre des membres du conseil général de la Commune, de manière à ce que, tout en maintenant les anciens, créés le 10 août, on annihile les anciens par les nouveaux. Nous constituons sur une base fixe la représentation de Paris ; nous agrandissons la Commune, mais nous la neutralisons : nous l'augmentons de nombre, mais nous en modifions l'esprit. Si cette proposition ne passe pas, si tu ne peux leur faire comprendre ma pensée, alors, entends-toi avec Lacroix : dis-lui d'entamer franchement la question : qu'il propose de punir de mort ceux qui, directement ou indirectement, refuseront d'exécuter ou entraveront de quelque manière que ce soit les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif. Si la proposition passe, c'est la dictature ; le pouvoir exécutif, c'est moi ; j'entre, je le réclame, et, si l'on hésite à me le donner, je le prends !
- Alors, que faites-vous ? demanda Gilbert.
- Alors, dit Danton, alors je saisis un drapeau ; au lieu du sanglant et hideux démon du massacre, que je renvoie à ses ténèbres, j'invoque le génie noble et serein des batailles, qui frappe sans peur ni colère, qui regarde en paix la mort ; je demande à toutes ces bandes si c'est pour égorger des hommes désarmés qu'elles se sont réunies ; je déclare infâme quiconque menace les prisons ! Peut-être beaucoup approuvent-ils le massacre ; mais les massacreurs sont peu nombreux. Je profite de l'élan militaire qui règne dans Paris ; j'enveloppe le petit nombre des meurtriers dans le tourbillon de volontaires vraiment soldats, qui n'attend qu'un ordre pour partir, et je lance à la frontière, c'est-à-dire contre l'ennemi, l'élément immonde, dominé par l'élément généreux !
- Faites cela ! faites cela ! s'écria Gilbert, et vous aurez fait une chose grande, magnifique, sublime !
- Eh ! mon Dieu, dit Danton en haussant les épaules avec un singulier mélange de force, d'insouciance et de doute, c'est la chose la plus facile ! Que l'on m'aide seulement, et vous verrez !
Mme Danton baisait les mains de son mari.
- On t'aidera, Danton, disait-elle. Qui ne serait pas de ton avis en t'entendant parler ainsi ?
- Oui, répondit Danton ; mais, malheureusement, je ne puis parler ainsi ; car, si j'échouais en parlant ainsi, c'est par moi que commencerait le massacre.
- Eh bien, dit vivement Mme Danton, ne vaudrait-il pas mieux finir comme cela ?
- Femme qui parles comme une femme ! Et, moi mort, que deviendrait la révolution, entre ce fou sanguinaire qu'on appelle Marat et ce faux utopiste qu'on appelle Robespierre ? Non, je ne dois pas, je ne veux pas mourir encore ; ce que je dois, c'est empêcher le massacre, si je puis ; c'est, si le massacre a lieu malgré moi, d'en décharger la France, et de le prendre pour mon compte. Je marcherai de même à mon but ; seulement, j'y marcherai plus terrible. Appelle Tallien.
Tallien entra.
- Tallien, lui dit Danton, il se peut que, demain, la Commune m'écrive pour m'inviter à me rendre à la municipalité ; vous êtes le secrétaire de la Commune : arrangez-vous de façon à ce que la lettre ne m'arrive pas, et à ce que je puisse prouver qu'elle ne m'est point arrivée.
- Diable ! dit Tallien ; et comment ferai-je ?
- Cela vous regarde. Je vous dis ce que je désire, ce que je veux, ce qui doit être ; c'est à vous de trouver les moyens. Venez, monsieur Gilbert ; vous avez quelque chose à me demander ?
Et, ouvrant la porte d'un petit cabinet, il y fit entrer Gilbert, et l'y suivit.
- Voyons, dit Danton, à quoi puis-je vous être utile ?
Gilbert tira de sa poche le papier que lui avait donné Cagliostro, et le présenta à Danton.
- Ah ! dit celui-ci, vous venez de sa part... Eh bien, que désirez-vous ?
- La liberté d'une femme enfermée à l'Abbaye.
- Son nom ?
- La comtesse de Charny.
Danton prit un papier, et écrivit l'ordre d'élargissement.
- Tenez, dit-il ; en avez-vous d'autres à sauver ? Parlez ! je voudrais pouvoir partiellement les sauver tous, les malheureux !
Gilbert s'inclina.
- J'ai ce que je désire, dit-il.
- Allez donc, monsieur Gilbert ; et, si vous avez jamais besoin de moi, venez me trouver directement, d'homme à homme, sans intermédiaire : je serai trop heureux de faire quelque chose pour vous.
Puis, le reconduisant :
- Ah ! murmura-t-il, si j'avais seulement pour vingt-quatre heures votre réputation d'honnête homme, monsieur Gilbert !
Et il referma la porte derrière le docteur en poussant un soupir, et en essuyant la sueur qui coulait sur son front.
Porteur du précieux papier qui lui rendait la vie d'Andrée, Gilbert se rendit à l'Abbaye.
Quoiqu'il fût près de minuit, des groupes menaçants stationnaient encore aux alentours de la prison.
Gilbert passa au milieu d'eux, et vint frapper à la porte.
La porte sombre, à la voûte basse, s'ouvrit.
Gilbert passa en frissonnant : cette voûte basse était, non pas celle d'une prison, mais celle d'un tombeau.
Il présenta son ordre au directeur.
L'ordre portait de mettre à l'instant même en liberté la personne que désignerait le docteur Gilbert. Gilbert désigna la comtesse de Charny, et le directeur ordonna à un porte-clefs de conduire le citoyen Gilbert à la chambre de la prisonnière.
Gilbert suivit le porte-clefs, monta derrière lui trois étages d'un petit escalier à vis, et entra dans une cellule éclairée par une lampe.
Une femme toute vêtue de noir, pâle comme un marbre sous ses habits de deuil, était assise près de la table sur laquelle était posée la lampe, et lisait dans un petit livre relié en chagrin et orné d'une croix d'argent.
Un reste de feu brûlait dans une cheminée à côté d'elle.
Malgré le bruit que fit la porte en s'ouvrant, elle ne leva point les yeux ; malgré le bruit que fit Gilbert en s'approchant, elle ne leva point les yeux ; elle paraissait absorbée dans sa lecture, ou plutôt dans sa pensée, car Gilbert resta deux ou trois minutes devant elle sans lui voir tourner la page.
Le porte-clefs avait tiré la porte derrière Gilbert, et se tenait en dehors.
- Madame la comtesse... dit enfin Gilbert.
Andrée leva les yeux, regarda un instant sans voir ; le voile de sa pensée était encore entre son regard et l'homme qui se tenait devant elle : il s'éclaircit peu à peu.
- Ah ! c'est vous, monsieur Gilbert ? demanda Andrée. Que me voulez vous ?
- Madame, répondit Gilbert, des bruits sinistres courent sur ce qui va se passer demain dans les prisons.
- Oui, dit Andrée, il paraît qu'on doit nous égorger ; mais vous savez, monsieur Gilbert, que je suis prête à mourir.
Gilbert s'inclina.
- Je viens vous chercher, madame, dit-il.
- Vous venez me chercher ? demanda Andrée avec surprise ; et pour me conduire où ?
- Où vous voudrez, madame : vous êtes libre.
Et il lui présenta l'ordre d'élargissement signé de Danton.
Elle lut cet ordre ; mais, au lieu de le rendre au docteur, elle le garda dans sa main.
- J'aurais dû m'en douter, docteur, dit-elle en essayant de sourire ; chose que son visage semblait avoir désapprise.
- De quoi, madame ?
- Que vous veniez pour m'empêcher de mourir.
- Madame, il y a une existence au monde qui m'est plus précieuse que ne m'eût jamais été celle de mon père ou de ma mère, si Dieu m'eût accordé un père ou une mère : c'est la vôtre !
- Oui, et voilà pourquoi, une première fois déjà, vous m'avez manqué de parole.
- Je ne vous ai point manqué de parole, madame : je vous ai envoyé le poison.
- Par mon fils !
- Je ne vous avais pas dit par qui je vous l'enverrais.
- De sorte que vous avez pensé à moi, monsieur Gilbert ? de sorte que vous êtes entré pour moi dans l'antre du lion ? de sorte que vous en êtes sorti avec le talisman qui ouvre les portes ?
- Je vous ai dit, madame, que, tant que je vivrais, vous ne pouviez pas mourir.
- Oh ! cette fois, cependant, monsieur Gilbert, dit Andrée avec un sourire mieux dessiné que le premier, je crois que je tiens bien la mort, allez !
- Madame, je vous déclare que, dussé-je employer la force pour vous arracher d'ici, vous ne mourrez pas.
Andrée, sans répondre, déchira l'ordre de sortie en quatre morceaux, et en jeta les morceaux au feu.
- Essayez ! dit-elle.
Gilbert poussa un cri.
- Monsieur Gilbert, reprit Andrée, j'ai renoncé à l'idée du suicide ; mais je n'ai point renoncé à celle de la mort.
- Oh ! madame ! madame ! dit Gilbert.
- Monsieur Gilbert, je veux mourir !
Gilbert laissa échapper un gémissement.
- Tout ce que je demande de vous, c'est que vous tâchiez de retrouver mon corps, de le sauver, mort, des outrages auxquels, vivant, il n'a point échappé... M. de Charny repose dans les caveaux de son château de Boursonne : c'est là que j'ai passé les seuls jours heureux de ma vie ; je désire reposer près de lui.
- Oh ! madame, au nom du ciel, je vous adjure...
- Eh, moi, monsieur, au nom de mon malheur, je vous prie !
- C'est bien, madame ; vous l'avez dit, je dois vous obéir en tous points. Je me retire, mais je ne suis pas vaincu.
- N'oubliez pas mon dernier désir, monsieur, dit Andrée.
- Si je ne vous sauve pas malgré vous, madame, dit Gilbert, il sera accompli.
Et, saluant encore une fois Andrée, Gilbert se retira.
La porte se referma derrière lui avec ce bruit lugubre particulier aux portes des prisons.

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