Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXXI
La jalousie du cardinal

Cependant le cardinal avait vu se succéder trois nuits bien différentes de celles que son imagination faisait revivre sans cesse.

Pas de nouvelles de personne, pas l'espoir d'une visite ! Ce silence mortel après l'agitation de la passion, c'était l'obscurité d'une cave après la joyeuse lumière du soleil.

Le cardinal s'était bercé d'abord de l'espoir que son amante, femme avant d'être reine, voudrait connaître de quelle nature était l'amour qu'on lui témoignait, et si elle plaisait après l'épreuve comme avant. Sentiment tout à fait masculin, dont la matérialité devint une arme à deux tranchants qui blessa bien douloureusement le cardinal lorsqu'elle se retourna contre lui.

En effet, ne voyant rien venir, et n'entendant que le silence, comme dit monsieur Delille, il craignit, l'infortuné, que cette épreuve ne lui eût été défavorable à lui-même. De là, une angoisse, une terreur, une inquiétude dont on ne peut avoir d'idée, si l'on n'a souffert de ces névralgies générales qui font de chaque fibre aboutissant au cerveau un serpent de feu, qui se tord ou se détend par sa propre volonté.

Ce malaise devint insupportable au cardinal ; il envoya dix fois en une demi-journée au domicile de madame de La Motte, dix fois à Versailles.

Le dixième courrier lui ramena enfin Jeanne, qui surveillait là-bas Charny et la reine, et s'applaudissait intérieurement de cette impatience du cardinal, à laquelle bientôt elle devrait le succès de son entreprise.

Le cardinal, en la voyant, éclata.

– Comment, dit-il, vous vivez avec cette tranquillité ! Comment ! vous me savez au supplice, et vous, qui vous dites mon amie, vous laissez ce supplice aller jusqu'à la mort !

– Eh ! monseigneur, répliqua Jeanne, patience, s'il vous plaît. Ce que je faisais à Versailles, loin de vous, est bien plus utile que ce que vous faisiez ici en me désirant.

– On n'est pas cruelle à ce point, dit Son Excellence, radoucie par l'espoir d'obtenir des nouvelles. Voyons, que dit-on, que fait-on là-bas ?

– L'absence est un mal douloureux, soit qu'on en souffre à Paris, soit qu'on la subisse à Versailles.

– Voilà ce qui me charme et je vous en remercie ; mais...

– Mais ?

– Des preuves !

– Ah ! bon Dieu ! s'écria Jeanne, que dites-vous là, monseigneur ! des preuves ! Qu'est-ce que ce mot ? Des preuves !... êtes-vous dans votre bon sens, monseigneur, pour aller demander à une femme des preuves de ses fautes ?

– Je ne demande pas une pièce pour un procès, comtesse ; je demande un gage d'amour.

– Il me semble, fit-elle après avoir regardé Son Excellence d'une certaine façon, que vous devenez bien exigeant, sinon bien oublieux.

– Oh ! je sais ce que vous allez me dire, je sais que je devrais me tenir fort satisfait, fort honoré ; mais prenez mon cœur par le vôtre, comtesse. Comment accepteriez-vous d'être ainsi jeté de côté après avoir eu les apparences de la faveur ?

– Vous avez dit les apparences, je crois ? répliqua Jeanne du même ton railleur.

– Oh ! il est certain que vous pouvez me battre avec impunité, comtesse ; il est certain que rien ne m'autorise à me plaindre ; mais je me plains...

– Alors, monseigneur, je ne puis être responsable de votre mécontentement, s'il n'a que des causes frivoles ou s'il n'a pas de cause du tout.

– Comtesse, vous me traitez mal.

– Monseigneur, je répète vos paroles. Je suis votre discussion.

– Inspirez-vous de vous, au lieu de me reprocher mes folies ; aidez-moi au lieu de me tourmenter.

– Je ne puis vous aider là où je ne vois rien à faire.

– Vous ne voyez rien à faire ? dit le cardinal en appuyant sur chaque mot.

– Rien.

– Eh bien ! madame, dit monsieur de Rohan avec véhémence, tout le monde ne dit peut-être pas la même chose que vous.

– Hélas ! monseigneur, nous voici arrivés à la colère, et nous ne nous comprenons plus. Votre Excellence me pardonnera de le lui faire observer.

– En colère ! oui... Votre mauvaise volonté m'y pousse, comtesse.

– Et vous ne calculez pas si c'est de l'injustice ?

– Oh ! non pas ! Si vous ne me servez plus, c'est parce que vous ne pouvez faire autrement, je le vois bien.

– Vous me jugez bien ; pourquoi alors m'accuser ?

– Parce que vous devriez me dire toute la vérité, madame.

– La vérité ! je vous ai dit celle que je sais.

– Vous ne me dites pas que la reine est une perfide, qu'elle est une coquette, qu'elle pousse les gens à l'adorer, et qu'elle les désespère après.

Jeanne le regarda d'un air surpris.

– Expliquez-vous, dit-elle en tremblant, non de peur, mais de joie.

En effet, elle venait d'entrevoir dans la jalousie du cardinal une issue que la circonstance ne lui eût peut-être pas donnée pour sortir d'une aussi difficile position.

– Avouez-moi, continua le cardinal, qui ne calculait plus avec sa passion, avouez, je vous en supplie, que la reine refuse de me voir.

– Je ne dis pas cela, monseigneur.

– Avouez que si elle ne me repousse pas de son plein gré, ce que j'espère encore, elle m'évince pour ne pas alarmer quelque autre amant, à qui mes assiduités auront donné l'éveil.

– Ah ! monseigneur, s'écria Jeanne d'un ton si merveilleusement mielleux qu'elle laissait soupçonner bien plus encore qu'elle ne voulait déguiser.

– écoutez-moi, reprit monsieur de Rohan, la dernière fois que j'ai vu Sa Majesté, je crois avoir entendu marcher dans le massif.

– Folie.

– Et je dirai tout ce que je soupçonne.

– Ne dites pas un mot de plus, monseigneur, vous offensez la reine ; et, d'ailleurs, s'il était vrai qu'elle fût assez malheureuse pour craindre la surveillance d'un amant, ce que je ne crois pas, seriez-vous assez injuste pour lui faire un crime du passé qu'elle vous sacrifie ?

– Le passé ! le passé ! Voilà un grand mot, mais qui tombe, comtesse, si ce passé est encore le présent et doit être le futur.

– Fi ! monseigneur ; vous me parlez comme à un courtier qu'on accuserait d'avoir procuré une mauvaise affaire. Vos soupçons, monseigneur, sont tellement blessants pour la reine, qu'ils finissent par l'être pour moi.

– Alors, comtesse, prouvez-moi...

– Ah ! monseigneur, si vous répétez ce mot-là, je prendrai l'injure pour mon compte.

– Enfin !... m'aime-t-elle un peu ?

– Mais il y a une chose bien simple, monseigneur, répliqua Jeanne, en montrant au cardinal sa table et tout ce qu'il fallait pour écrire. Mettez-vous là et demandez-le-lui à elle-même.

Le cardinal saisit avec transport la main de Jeanne :

– Vous lui remettrez ce billet ? dit-il.

– Si je ne lui remettais, qui donc s'en chargerait ?

– Et... vous me promettez une réponse ?

– Si vous n'aviez pas de réponse, comment sauriez-vous à quoi vous en tenir ?

– Oh ! à la bonne heure, voilà comme je vous aime, comtesse.

– N'est-ce pas, fit-elle avec son fin sourire.

Il s'assit, prit la plume et commença un billet. Il avait la plume éloquente, monsieur de Rohan, la lettre facile ; cependant il déchira dix feuilles avant de se plaire à lui-même.

– Si vous allez toujours de ce train, dit Jeanne, vous n'arriverez jamais.

– C'est que, voyez-vous, comtesse, je me défie de ma tendresse ; elle déborde malgré moi ; elle fatiguerait peut-être la reine.

– Ah ! fit Jeanne avec ironie, si vous lui écrivez en homme politique, elle vous répondra un billet de diplomate. Cela vous regarde.

– Vous avez raison, et vous êtes une vraie femme, cœur et esprit. Tenez, comtesse, pourquoi aurions-nous un secret pour vous qui avez le nôtre ?

Elle sourit.

– Le fait est, dit-elle, que vous n'avez que peu de chose à me cacher.

– Lisez par-dessus mon épaule, lisez aussi vite que j'écrirai, si c'est possible ; car mon cœur est brûlant, ma plume va dévorer le papier.

Il écrivit, en effet ; il écrivit une lettre tellement ardente, tellement folle, tellement pleine de reproches amoureux et de compromettantes protestations, que lorsqu'il eut fini, Jeanne, qui suivait sa pensée jusqu'à sa signature, se dit à elle-même :

« Il vient d'écrire ce que je n'eusse osé lui dicter. »

Le cardinal relut et dit à Jeanne :

– Est-ce bien ainsi ?

– Si elle vous aime, répliqua la traîtresse, vous le verrez demain ; maintenant tenez-vous en repos.

– Jusqu'à demain, oui.

– Je n'en demande pas plus, monseigneur.

Elle prit le billet cacheté, se laissa embrasser sur les yeux par monseigneur, et rentra chez elle vers le soir.

Là, déshabillée, rafraîchie, elle se mit à songer.

La situation était telle que depuis le début elle se l'était promise à elle-même.

Encore deux pas, elle touchait le but.

Lequel des deux valait-il mieux choisir pour bouclier : de la reine ou du cardinal ?

Cette lettre du cardinal le mettait dans l'impossibilité d'accuser jamais madame de La Motte, le jour où elle le forcerait de rembourser les sommes dues pour le collier.

En admettant que le cardinal et la reine se vissent pour s'entendre, comment oseraient-ils perdre madame de La Motte dépositaire d'un secret aussi scandaleux.

La reine ne ferait pas d'éclat, et croirait à la haine du cardinal ; le cardinal croirait à la coquetterie de la reine ; mais le débat, s'il yen avait, aurait lieu à huis clos, et madame de La Motte seulement soupçonnée prendrait ce prétexte pour s'expatrier en réalisant la belle somme d'un million et demi.

Le cardinal saurait bien que Jeanne avait pris ces diamants, la reine le devinerait bien ; mais à quoi leur servirait d'ébruiter une alerte si étroitement liée à celle du parc et des bains d'Apollon ?

Seulement, ce n'était pas assez d'une lettre pour établir tout ce système de défense. Le cardinal avait de bonnes plumes, il écrirait sept à huit fois encore.

Quant à la reine, qui sait si dans ce moment même elle ne forgeait pas, avec monsieur de Charny, des armes pour Jeanne de La Motte !

Tant de trouble et de détours aboutissaient, comme pis-aller, à une fuite, et Jeanne échafaudait d'avance ses degrés.

D'abord l'échéance, dénonciation des joailliers. La reine allait droit à monsieur de Rohan.

Comment ?

Par l'entremise de Jeanne, cela était inévitable. Jeanne prévenait le cardinal et l'invitait à payer. S'il s'y refusait, menace de publier les lettres ; il payait.

Le paiement fait, plus de péril. Quant à l'éclat public, restait à vider la question d'intrigue. Sur ce point, satisfaction absolue. L'honneur d'une reine et d'un prince de l'église, au prix d'un million et demi, c'était trop bon marché, Jeanne croyait être sûre d'en avoir trois millions quand elle voudrait.

Et pourquoi Jeanne était-elle sûre de son fait quant à la question d'intrigue ?

C'est que le cardinal avait la conviction d'avoir vu trois nuits de suite la reine dans les bosquets de Versailles, et que nulle puissance au monde ne prouverait au cardinal qu'il s'était trompé. C'est qu'une seule preuve existait de la supercherie, une preuve vivante, irrécusable, et que cette preuve, Jeanne allait la faire disparaître du débat.

Arrivée à ce point de sa méditation, elle s'approcha de la fenêtre, elle vit Oliva tout inquiète, toute curieuse à son balcon.

« à nous deux », pensa Jeanne, en saluant tendrement sa complice.

La comtesse fit à Oliva le signe convenu pour qu'elle descendît le soir.

Toute joyeuse après avoir reçu cette communication officielle, Oliva rentra dans sa chambre ; Jeanne reprit ses méditations.

Briser l'instrument quand il ne peut plus servir, c'est l'habitude de tous les gens d'intrigue ; seulement, la plupart échouent, soit en brisant cet instrument de manière à lui faire pousser un gémissement qui trahit le secret, soit en le brisant assez incomplètement pour qu'il puisse servir à d'autres.

Jeanne pensa que la petite Oliva, toute au plaisir de vivre, ne se laisserait pas briser comme il le faudrait sans pousser une plainte.

Il était nécessaire d'imaginer pour elle une fable qui la décidât à fuir ; une autre qui lui permît de fuir très volontiers.

Les difficultés surgissaient à chaque pas ; mais certains esprits trouvent à résoudre les difficultés autant de plaisir que certains autres à fouler des roses.

Oliva, si fort charmée qu'elle fût de la société de sa nouvelle amie, n'était charmée que relativement, c'est-à-dire qu'entrevoyant cette liaison au travers des vitres de sa prison, elle la trouvait délicieuse. Mais la sincère Nicole ne dissimulait pas à son amie qu'elle eût mieux aimé le grand jour, les promenades au soleil, toutes les réalités enfin de la vie, que ces promenades nocturnes et cette fictive royauté.

Les à-peu-près de la vie, c'étaient Jeanne, ses caresses et son intimité ; la réalité de la vie, c'était de l'argent et Beausire.

Jeanne, qui avait étudié à fond cette théorie, se promit de l'appliquer à la première occasion.

En se résumant, elle donna pour thème à son entretien avec Nicole la nécessité de faire disparaître absolument la preuve des supercheries criminelles commises dans le parc de Versailles.

La nuit vint, Oliva descendit. Jeanne l'attendait à la porte.

Toutes deux remontant la rue Saint-Claude jusqu'au boulevard désert, allèrent gagner leur voiture, qui, pour mieux les laisse causer, marchait au pas dans le chemin qui va circulairement à Vincennes.

Nicole, bien déguisée dans une robe simple et sous une ample calèche, Jeanne vêtue en grisette, nul ne les pouvait reconnaître. Il eût fallu d'ailleurs pour cela plonger dans le carrosse, et la police seule avait ce droit. Rien n'avait encore donné l'éveil à la police.

En outre, cette voiture, au lieu d'être un carrosse uni, portait sur ses panneaux les armes de Valois, respectables sentinelles dont aucune violence d'agent n'aurait osé forcer la consigne.

Oliva commença par couvrir de baisers Jeanne, qui les lui rendit avec usure.

– Oh ! que je me suis ennuyée, s'écria Oliva ; je vous cherchais, je vous invoquais.

– Impossible, mon amie, de vous venir voir, j'eusse couru alors et vous eusse fait courir un trop grand danger.

– Comment cela ? dit Nicole étonnée.

– Un danger terrible, chère petite, et dont je frémis encore.

– Oh ! contez cela bien vite !

– Vous savez que vous avez ici beaucoup d'ennui.

– Oui, hélas !

– Et que pour vous distraire vous aviez désiré sortir.

– Ce à quoi vous m'avez aidée si amicalement.

– Vous savez aussi que je vous avais parlé de cet officier du gobelet, un peu fou, mais très aimable, qui est amoureux de la reine, à qui vous ressemblez un peu.

– Oui, je le sais.

– J'ai eu la faiblesse de vous proposer un divertissement innocent qui consistait à nous amuser du pauvre garçon, et à le mystifier en lui faisant croire à un caprice de la reine pour lui.

– Hélas ! soupira Oliva.

– Je ne vous rappellerai pas les deux premières promenades que nous fîmes la nuit, dans le jardin de Versailles, en compagnie de ce pauvre garçon.

Oliva soupira encore.

– De ces deux nuits pendant lesquelles vous avez si bien joué votre petit rôle que notre amant a pris la chose au sérieux.

– C'était peut-être mal, dit Oliva bien bas ; car, en effet, nous le trompions, et il ne le mérite pas ; c'est un bien charmant cavalier.

– N'est-ce pas ?

– Oh ! oui.

– Mais attendez, le mal n'est pas encore là. Lui avoir donné une rose, vous être laissé appeler majesté, avoir donné vos mains à baiser, ce sont là des espiègleries... Mais... ma petite Oliva, il paraît que ce n'est pas tout.

Oliva rougit si fort que, sans la nuit profonde, Jeanne eût été forcée de s'en apercevoir. Il est vrai qu'en femme d'esprit elle regardait le chemin et non pas sa compagne.

– Comment... balbutia Nicole. En quoi... n'est-ce pas tout ?

– Il y a eu une troisième entrevue, dit Jeanne.

– Oui, fit Oliva en hésitant ; vous le savez, puisque vous y étiez.

– Pardon, chère amie, j'étais, comme toujours, à distance, guettant ou faisant semblant de guetter pour donner plus de vérité à votre rôle. Je n'ai donc pas vu ni entendu ce qui s'est passé dans cette grotte. Je ne sais que ce que vous m'en avez raconté. Or, vous m'avez raconté, en revenant, que vous vous étiez promenée, que vous aviez causé, que les roses et les mains baisées avaient continué leur jeu. Moi, je crois tout ce qu'on me dit, chère petite.

– Eh bien !... mais... fit en tremblant Oliva.

– Eh bien ! ma toute aimable, il paraît que notre fou en dit plus que la prétendue reine ne lui en a accordé.

– Quoi ?

– Il paraît qu'enivré, étourdi, éperdu, il s'est vanté d'avoir obtenu de la reine une preuve irrécusable d'amour partagé. Ce pauvre diable est fou, décidément.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Oliva.

– Il est fou, d'abord parce qu'il ment, n'est-ce pas ? dit Jeanne.

– Certes... balbutia Oliva.

– Vous n'eussiez pas, ma chère petite, voulu vous exposer à un danger aussi terrible sans me le dire.

Oliva frissonna de la tête aux pieds.

– Quelle apparence, continua la terrible amie, que vous, qui aimez monsieur Beausire, et qui m'avez pour compagne ; que vous, qui êtes courtisée par monsieur le comte de Cagliostro, et qui refusez ses soins, vous ayez été, par caprice, donner à ce fou le droit... de... dire ?... Non, il a perdu la tête, je n'en démords pas.

– Enfin, s'écria Nicole, quel danger ? Voyons !

– Le voici. Nous avons affaire à un fou, c'est-à-dire à un homme qui ne craint rien et qui ne ménage rien. Tant qu'il ne s'agissait que d'une rose donnée, que d'une main baisée, rien à dire ; une reine a des roses dans son parc, elle a des mains à la disposition de tous ses sujets ; mais, s'il était vrai qu'à la troisième entrevue... Ah ! ma chère enfant, je ne ris plus depuis que j'ai cette idée-là.

Oliva sentit ses dents se serrer de peur.

– Qu'arrivera-t-il donc, ma bonne amie ? demanda-t-elle.

– Il arrivera d'abord que vous n'êtes pas la reine, pas que je sache, du moins.

– Non.

– Et que, ayant usurpé la qualité de Sa Majesté pour commettre une... légèreté de ce genre...

– Eh bien ?

– Eh bien, cela s'appelle lèse-majesté. On mène les gens bien loin avec ce mot-là.

Oliva cacha son visage dans ses mains.

– Après tout, continua Jeanne, comme vous n'avez pas fait ce dont il se vante, vous en serez quitte pour le prouver. Les deux légèretés précédentes seront punies de deux à quatre années de prison, et du bannissement.

– Prison ! bannissement ! s'écria Oliva effarée.

– Ce n'est pas irréparable ; mais moi je vais toujours prendre mes précautions et me mettre à l'abri.

– Vous seriez inquiétée aussi ?

– Parbleu ! Est-ce qu'il ne me dénoncera pas tout de suite, cet insensé ? Ah ! ma pauvre Oliva ! c'est une mystification qui nous aura coûté cher.

Oliva se mit à fondre en larmes.

– Et moi, moi, dit-elle, qui ne puis jamais rester un moment tranquille ! Oh ! esprit enragé ! Oh ! démon ! Je suis possédée, voyez-vous. Après ce malheur, j'en irai encore chercher un autre.

– Ne vous désespérez pas, tâchez seulement d'éviter l'éclat.

– Oh ! comme je vais me renfermer chez mon protecteur. Si j'allais tout lui avouer ?

– Jolie idée ! Un homme qui vous élève à la brochette, en vous dissimulant son amour ; un homme qui n'attend qu'un mot de vous pour vous adorer, et auquel vous irez dire que vous avez commis cette imprudence avec un autre. Je dis imprudence, notez bien cela ; sans compter ce qu'il soupçonnera.

– Mon Dieu ! vous avez raison.

– Il y a plus : le bruit de cela va se répandre, la recherche des magistrats éveillera les scrupules de votre protecteur. Qui sait si, pour se mettre bien en cour, il ne vous livrera pas ?

– Oh !

– Admettons qu'il vous chasse purement et simplement, que deviendrez-vous ?

– Je sais que je suis perdue.

– Et monsieur de Beausire, quand il apprendra cela, dit lentement Jeanne, en étudiant l'effet de ce dernier coup.

Oliva bondit. D'un coup violent elle démolit tout l'édifice de sa coiffure.

– Il me tuera. Oh ! non, murmura-t-elle, je me tuerai moi-même.

Puis se tournant vers Jeanne.

– Vous ne pouvez pas me sauver, dit-elle avec désespoir, non, puisque vous êtes perdue vous-même.

– J'ai, répliqua Jeanne, au fond de la Picardie, un petit coin de terre, une ferme. Si l'on pouvait sans être vue gagner ce refuge avant l'éclat, peut-être resterait-il une chance ?

– Mais ce fou, il vous connaît, il vous trouvera toujours bien.

– Oh ! vous partie, vous cachée, vous introuvable, je ne craindrais plus le fou. Je lui dirais tout haut : Vous êtes un insensé d'avancer de pareilles choses, prouvez-les : ce qui lui serait impossible ; tout bas je lui dirais : Vous êtes un lâche !

– Je partirai quand et comme il vous plaira, dit Oliva.

– Je crois que c'est sage, répliqua Jeanne.

– Faut-il partir tout de suite ?

– Non, attendez que j'aie préparé toutes choses pour le succès. Cachez-vous, ne vous montrez pas, même à moi. Déguisez-vous même en regardant dans votre miroir.

– Oui, oui, comptez sur moi, chère amie.

– Et pour commencer, rentrons ; nous n'avons plus rien à nous dire.

– Rentrons. Combien vous faut-il de temps pour vos préparatifs ?

– Je ne sais ; mais faites attention à une chose : d'ici au jour de votre départ, je ne me montrerai pas à ma fenêtre. Si vous m'y voyez, comptez que ce sera pour le jour même, et tenez-vous prête.

– Oui, merci, ma bonne amie.

Elles retournèrent lentement vers la rue Saint-Claude, Oliva n'osant plus parler à Jeanne, Jeanne songeant trop profondément pour parler à Oliva.

En arrivant, elles s'embrassèrent ; Oliva demanda humblement pardon à son amie de tout ce qu'elle avait causé de malheurs avec son étourderie.

– Je suis femme, répliqua madame de La Motte, en parodiant le poète latin, et toute faiblesse de femme m'est familière.

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