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Chapitre XLVII
Jeanne protectrice

Monsieur le cardinal de Rohan reçut, deux jours après sa visite à Bœhmer, un billet ainsi conçu :

« Son éminence, monsieur le cardinal de Rohan, sait sans doute où il soupera ce soir. »

– De la petite comtesse, dit-il en flairant le papier. J'irai.

Voici à quel propos madame de La Motte demandait cette entrevue au cardinal.

Des cinq laquais mis à son service par Son éminence, elle en avait distingué un, cheveux noirs, yeux bruns, le teint fleuri du sanguin mêlé à la solide carnation du bilieux. C'étaient, pour l'observatrice, tous les symptômes d'une organisation active, intelligente et opiniâtre.

Elle fit venir cet homme, et, en un quart d'heure, elle obtint de sa docilité, de sa perspicacité, tout ce qu'elle en voulait tirer.

Cet homme suivit le cardinal et rapporta qu'il avait vu Son éminence aller deux fois en deux jours chez messieurs Bœhmer et Bossange.

Jeanne en savait assez. Un homme tel que monsieur de Rohan ne marchande pas. D'habiles marchands comme Bœhmer ne laissent pas aller l'acheteur. Le collier devait être vendu.

Vendu par Bœhmer.

Acheté par monsieur de Rohan ! et ce dernier n'en aurait pas sonné un mot à sa confidente, à sa maîtresse !

Le symptôme était grave. Jeanne plissa son front, pinça ses lèvres fines, et adressa au cardinal le billet que nous avons lu.

Monsieur de Rohan vint le soir. Il s'était fait précéder d'un panier de Tokay et de quelques raretés, absolument comme s'il allait souper chez la Guimard ou chez mademoiselle Dangeville.

La nuance n'échappa pas plus à Jeanne que tant d'autres ne lui avaient échappé ; elle affecta de ne rien faire servir de ce qu'avait envoyé le cardinal ; puis, ouvrant avec lui la conversation avec une certaine tendresse, lorsqu'ils furent seuls :

– En vérité, monseigneur, dit-elle, une chose m'afflige considérablement.

– Oh ! laquelle, comtesse ? fit monsieur de Rohan avec cette affectation de contrariété qui n'est pas toujours signe que l'on est contrarié véritablement.

– Eh bien ! monseigneur, la cause de ma contrariété, c'est de voir, non pas que vous ne m'aimez plus, vous ne m'avez jamais aimée...

– Oh ! comtesse, que dites-vous là !

– Ne vous excusez pas, monseigneur, ce serait du temps perdu.

– Pour moi, dit galamment le cardinal.

– Non, pour moi, répondit nettement madame de La Motte. D'ailleurs...

– Oh ! comtesse, fit le cardinal.

– Ne vous désolez pas, monseigneur, cela m'est parfaitement indifférent.

– Que je vous aime ou que je ne vous aime pas ?

– Oui.

– Et pourquoi cela vous est-il indifférent ?

– Mais parce que je ne vous aime pas, moi.

– Comtesse, savez-vous que ce n'est point obligeant ce que vous me faites l'honneur de me dire là.

– En effet, il est vrai que nous ne débutons point par des douceurs ; c'est un fait, constatons le.

– Quel fait ?

– Que je ne vous ai jamais plus aimé, monseigneur, que vous ne m'avez aimée vous-même.

– Oh ! quant à moi, il ne faut pas dire cela, s'écria le prince avec un accent de presque vérité. J'ai eu pour vous beaucoup d'affection, comtesse. Ne me logez donc pas à la même enseigne que vous.

– Voyons, monseigneur, estimons-nous assez l'un et l'autre pour nous dire la vérité.

– Et la vérité, quelle est-elle ?

– Il y a entre nous un lien bien autrement fort que l'amour.

– Lequel ?

– L'intérêt.

– L'intérêt ? Fi ! comtesse.

– Monseigneur, je vous dirai, comme le paysan normand disait de la potence à son fils : si tu en es dégoûté, n'en dégoûte pas les autres. Fi ! de l'intérêt, monseigneur. Comme vous y allez !

– Eh bien ! donc, voyons, comtesse : supposons que nous soyons intéressés, en quoi puis-je servir vos intérêts et vous les miens ?

– D'abord, monseigneur, et avant toute chose, il me prend envie de vous faire une querelle.

– Faites, comtesse.

– Vous avez manqué de confiance envers moi, c'est-à-dire d'estime.

– Moi ! Et quand cela, je vous prie ?

– Quand ? Nierez-vous qu'après m'avoir tiré habilement de l'esprit des détails que je mourais d'envie de vous donner...

– Sur quoi, comtesse ?

– Sur le goût de certaine grande dame pour certaine chose ; vous vous êtes mis en mesure de satisfaire ce goût sans m'en parler.

– Tirer des détails, deviner le goût de certaine dame pour certaine chose, satisfaire ce goût ! Comtesse, en vérité vous êtes une énigme, un sphinx. Ah ! j'avais bien vu la tête et le cou de la femme, mais je n'avais pas encore vu les griffes du lion. Il paraît que vous allez me les montrer, soit.

– Eh ! non, je ne vous montrerai rien du tout, monseigneur, attendu que vous n'avez plus envie de rien voir. Je vous donnerai purement et simplement le mot de l'énigme : les détails, c'est ce qui s'était passé à Versailles ; le goût de certaine dame, c'est la reine ; et la satisfaction donnée à ce goût de la reine, c'est l'achat que vous avez fait hier à messieurs Bœhmer et Bossange de leur fameux collier.

– Comtesse ! murmura le cardinal, tout vacillant et tout pâle.

Jeanne attacha sur lui son plus clair regard.

– Voyons, dit-elle, pourquoi me regarder ainsi d'un air tout effaré, est-ce que vous n'avez point hier passé marché avec les joailliers du quai de l'école ?

Un Rohan ne ment pas, même avec une femme. Le cardinal se tut.

Et comme il allait rougir, sorte de déplaisir qu'un homme ne pardonne jamais à la femme qui le cause, Jeanne se hâta de lui prendre la main.

– Pardon, mon prince, dit-elle, j'ai hâte de vous dire en quoi vous vous trompiez sur moi. Vous m'avez crue sotte et méchante ?

– Oh ! oh ! comtesse.

– Enfin...

– Pas un mot de plus ; laissez-moi parler à mon tour. Je vous persuaderai peut-être, car, dès aujourd'hui, je vois clairement à qui j'ai affaire. Je m'attendais à trouver en vous une jolie femme, une femme d'esprit, une maîtresse charmante, vous êtes mieux que cela. écoutez.

Jeanne se rapprocha du cardinal, laissant sa main dans ses mains.

– Vous avez bien voulu être ma maîtresse, mon amie, sans m'aimer. Vous me l'avez dit vous-même, poursuivit monsieur de Rohan.

– Et je vous le redis encore, fit madame de La Motte.

– Vous avez un but, alors ?

– Assurément.

– Le but, comtesse ?

– Vous avez besoin que je vous l'explique ?

– Non, je le touche du doigt. Vous voulez faire ma fortune. N'est-il pas sûr qu'une fois ma fortune faite, mon premier soin sera d'assurer la vôtre ? Est-ce bien cela, et me suis-je trompé ?

– Vous ne vous êtes pas trompé, monseigneur, et c'est bien cela. Seulement, croyez-moi sans phrases, ce but-là je ne l'ai pas poursuivi au milieu des antipathies et des répugnances, la route a été agréable.

– Vous êtes une aimable femme, comtesse, et c'est tout plaisir que de causer affaires avec vous. Je disais donc que vous avez deviné juste. Vous savez que j'ai quelque part un respectueux attachement ?

– Je l'ai vu au bal de l'Opéra, mon prince.

– Cet attachement ne sera jamais partagé. Oh ! Dieu me garde de le croire !

– Eh ! fit la comtesse, une femme n'est pas toujours reine, et vous valez bien, que je sache, monsieur le cardinal Mazarin.

– C'était un fort bel homme aussi, dit en riant monsieur de Rohan.

– Et un excellent premier ministre, repartit Jeanne avec le plus grand calme.

– Comtesse, avec vous c'est peine perdue de penser, c'est vingt fois surabondant de dire. Vous pensez et vous parlez pour vos amis. Oui, je tends à devenir premier ministre. Tout m'y pousse : la naissance, l'habitude des affaires, certaine bienveillance que me témoignent les cours étrangères, beaucoup de sympathie qui m'est accordée par le peuple français.

– Tout enfin, dit Jeanne, excepté une chose.

– Excepté une répugnance, voulez-vous dire ?

– Oui, de la reine ; et cette répugnance, c'est le véritable obstacle. Ce qu'elle aime, la reine, il faut toujours que le roi finisse par l'aimer ; ce qu'elle hait, il le déteste d'avance.

– Et elle me hait ?

– Oh !

– Soyons francs. Je ne crois pas qu'il nous soit permis de rester en si beau chemin, comtesse.

– Eh bien ! monseigneur, la reine ne vous aime pas.

– Alors, je suis perdu ! Il n'y a pas de collier qui tienne.

– Voilà en quoi vous pouvez vous tromper, prince.

– Le collier est acheté !

– Au moins la reine verra-t-elle que si elle ne vous aime pas, vous l'aimez, vous.

– Oh ! comtesse !

– Vous savez, monseigneur, que nous sommes convenus d'appeler les choses par leur nom.

– Soit. Vous dites donc que vous ne désespérez pas de me voir un jour premier ministre ?

– J'en suis sûre.

– Je m'en voudrais de ne pas vous demander quelles sont vos ambitions.

– Je vous les dirai, prince, quand vous serez en état de les satisfaire.

– C'est parler, cela, je vous attends à ce jour.

– Merci ; maintenant, soupons.

Le cardinal prit la main de Jeanne, et la serra comme Jeanne avait tant désiré que sa main fût serrée quelques jours avant. Mais ce temps était passé.

Elle retira sa main.

– Eh bien ! comtesse ?

– Soupons, vous dis-je, monseigneur.

– Mais je n'ai plus faim.

– Alors, causons.

– Mais je n'ai plus rien à dire.

– Alors, quittons-nous.

– Voilà, dit-il, ce que vous appelez notre alliance. Vous me congédiez ?

– Pour être vraiment l'un à l'autre, dit-elle, monseigneur, soyons tout à fait l'un et l'autre à nous-mêmes.

– Vous avez raison, comtesse ; pardon de m'être encore trompé cette fois sur votre compte. Oh ! je vous jure bien que ce sera la dernière.

Il lui reprit la main et la baisa si respectueusement, qu'il ne vit pas le sourire narquois, diabolique, de la comtesse, au moment où ces mots avaient retenti : «Ce sera la dernière fois que je me tromperai sur votre compte. »

Jeanne se leva, reconduisit le prince jusqu'à l'antichambre. Là, il s'arrêta, et tout bas :

– La suite, comtesse ?

– C'est tout simple.

– Que ferai-je ?

– Rien. Attendez-moi.

– Et vous irez ?

– à Versailles.

– Quand ?

– Demain.

– Et j'aurai réponse ?

– Tout de suite.

– Allons, ma protectrice, je m'abandonne à vous.

– Laissez-moi faire.

Elle rentra sur ce mot chez elle, se mit au lit, et considérant vaguement le bel Endymion de marbre qui attendait Diane :

– Décidément, la liberté vaut mieux, murmura-t-elle.

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